jeudi 28 décembre 2023

Le portrait Emilie Deleuze, elle n’en démord pas

par Virginie Bloch-Lainé   publié le 27 décembre 2023

Gouailleuse et pétaradante, la réalisatrice, fille du philosophe Gilles Deleuze, a accompagné des proches dans la maladie et revendique avec force le droit à mourir dans la dignité.

Avant de la découvrir tout de jaune vêtue, comme une déclaration d’intention, en l’occurrence une déclaration de gaieté, on entend sa voix de fumeuse, guillerette, qui sort d’une pièce de la suite de l’hôtel parisien où est organisée la promotion de son film. Comme sa tenue, la voix d’Emilie Deleuze cherche à contrarier quelque chose, la solitude et le vide du silence, peut-être. Le quatrième long métrage de la réalisatrice raconte l’acquisition, par un couple de citadins, d’une ferme dans le Limousin. L’homme, joué par Lambert Wilson, a une crise, d’angoisse ou de la cinquantaine, et se lance dans la recherche obsessionnelle d’un tracteur pour entretenir ses cinq hectares. Comme l’engin ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval, il parcourt la région, en déniche un, enfin, et le rapporte sur son terrain, en surmontant des obstacles en chemin. Le modèle cinématographique revendiqué par Emilie Deleuze est le film de David Lynch, Une histoire vraie (1999).

Comme ses personnages dans le film, Emilie Deleuze fume cigarette sur cigarette dans le patio de l’hôtel. Elle a un ton gouailleur, les yeux pétillants, et elle tutoie d’emblée. Son film, charmant, singulier, loufoque mais pas trop, a partagé le public lorsqu’elle l’a présenté en avant-première dans la France entière : «L’intrigue est ténue, et ça, ça peut déplaire. Je m’inspire du cinéma américain des années 70 dans lequel des metteurs en scène de tous bords imaginaient des intrigues très simples.» Elle cite Bullitt et les Blues Brothers.

Ancienne élève de la Fémis, la réalisatrice est la fille de Gilles Deleuze, qui s’est suicidé à 70 ans pour mettre fin à une insuffisance respiratoire. Cinéphile, théoricien du mouvement et de l’image, le philosophe a transmis à sa fille une solide culture : «Il m’a habituée à trouver des réponses précises à mes problèmes dans la philosophie. Quand je bloquais, il disait : “Regarde Considérations inactuelles de Nietzsche.”» Coauteur avec Félix Guattari de l’Anti-Œdipe, Gilles Deleuze ne conseillait évidemment pas à sa fille de jeter un œil à Deuil et Mélancolie, de Freud. Plutôt mourir.

Le père de la psychanalyse écrit ce texte en quelques semaines, en 1915, tandis que ses deux fils sont au front. Il y réfléchit à l’articulation entre deuil, angoisse, narcissisme, mélancolie, intentions suicidaires et impulsions meurtrières. La réalisatrice Patricia Mazuy, amie de la fille de Deleuze, dit : «Emilie analyse les situations et les êtres avec des mots justes et précis. Elle arrive à dire les choses sans blesser.» On décrirait plutôt Emilie Deleuze comme étant sans filtre. Patricia Mazuy ajoute : «Elle est pleine de vie et d’une énergie colorée.»

Les vêtements comptent pour celle dont la mère fut une collaboratrice de la première heure de la styliste Agnès b. : «Ma mère venait d’une grande famille bourgeoise nantaise. Elle n’avait qu’une envie, se tirer. Très jeune, elle est allée travailler chez Balmain, parce qu’il était copain avec ses parents. Elle n’a pas passé son bac, elle est devenue son assistante. Elle aimait la littérature mais elle n’a jamais quitté la mode. Elle a rencontré Agnès b. elles ont travaillé ensemble. Ma mère s’occupait des commandes de tissus, de la réalisation des patrons.» Fanny Deleuze est très gracieuse sur les photos que l’on voit d’elle sur Internet : «Ma mère était anorexique mais elle adorait nourrir les autres. Et puis, c’était un ange. Elle était d’une douceur…»Les parents de Deleuze étaient bourgeois, et de droite. Son frère aîné, résistant, est mort lors de son transfert à Buchenwald.

Et Gilles Deleuze ? «Il faisait toujours le clown, il ne se plaignait jamais. Quand je suis née, mes parents n’avaient pas un flèche, et mon père assez vite est tombé malade. La convalescence longue et le manque d’argent les ont poussés à s’installer dans la maison familiale maternelle, dans le Limousin.» Aujourd’hui, Emilie Deleuze y vit la moitié du temps, l’autre moitié elle habite à Paris, dans le XXe arrondissement. Ensuite Deleuze a été muté à Paris, et Emilie et son frère furent scolarisés dans le public : «Il s’est fait virer parce qu’il était très politisé. Il avait repeint en blanc la petite cabine du concierge, à l’entrée. Il l’avait badigeonnée pour la rendre aveugle.» Qu’ont dit les parents ? «Bravo mon fils !»

Elle était aussi politisée, contre «les fachos, qui reviennent aujourd’hui. A l’époque, c’était le GUD». Après son bac, elle est partie un an à Rome. «Je donnais des cours de français pour gagner un peu de thunes, je marchais dans la ville, je me suis fait plein de copains et j’ai eu la chance de croiser de grands metteurs en scène.» En rentrant, elle a travaillé comme assistante de réalisation, puis elle est entrée à la Fémis : «J’ai réussi le concours au bout de trois tentatives. Ma bande était celle de Solveig Anspach. J’étais fascinée par le groupe qui s’était constitué autour de Noémie Lvovsky et de Sophie Fillières.» En sortant de la Fémis, Deleuze réalise l’Incruste, pour Arte, très remarqué.

Quelques années après, son père se défenestre : «Ce fut très, très dur. Je me suis construite en me croyant intellectuellement d’une puissance absolue, puisque j’avais sa pensée. Quand il est mort, je me suis dit que je ne pourrais plus penser.» La réalisatrice a cette formule qui nous fige, et qui attendrit : «Après, le suicide, c’était pas mal.» Elle était soulagée que «la maladie ne l’ait pas eu.» Il disait : «Tant que je pourrais faire ma toilette seul, je tiendrai.» Elle ajoute : «Il faut que les gens fassent l’expérience d’une fin de vie atroce pour changer leur façon de penser. Ils n’oseront plus dire ce que j’entends sur le contrôle de la fin de vie.»

Emilie Deleuze, qui a traversé beaucoup de deuils d’amies ou de parents, a entouré beaucoup de malades : son frère, sa mère, et le père de ses enfants, coauteur de ses scénarios. Ils ont eu une fille, chercheuse en sciences sociales, spécialiste du conflit tamoul au Sri Lanka, et un fils. Il est staffeur, il réalise des reproductions en plâtre ou en résine : «Il a fait les Compagnons du devoir.» Malade d’un cancer, leur père a été maintenu en vie parce qu’il était hospitalisé dans un établissement privé et catholique : «Les infirmiers qui n’appartiennent pas aux soins palliatifs n’ont pas le droit de distribuer des produits qui apaisent. J’avais envie de tuer ceux qui osent refuser l’accompagnement. J’ai du mal à accepter que ça ne s’arrange pas. C’est comme la Palestine ! Il y a eu le 7 octobre mais à Gaza ça fait trois mois que ça dure. Et le monde laisse faire ! Il faut que Nétanyahou dégage au plus vite.»

En 2022, Emilie Deleuze a voté «Mélenchon et Mélenchon.» Elle voterait de nouveau pour lui, «à mort. Absolument ! Ils me font rire, ceux qui lui reprochent un autoritarisme absolu. C’est quand même un mec qui brigue la présidence, donc qu’il soit autoritaire, ça oui. N’empêche qu’il me semble être le seul qui propose des choses salvatrices pour un retour au calme». S’inspirant de Hugo Chávez,Jean-Luc Mélenchon continue pourtant à vouloir «conflictualiser, tout conflictualiser».

7 mai 1964 Naissance à Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne).

1987-1991 Fémis.

1995 Suicide de Gilles Deleuze.

27 décembre 2023 5 hectares.


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