mardi 26 décembre 2023

« La psychiatrie ne peut pas être l’unique réponse politique à la question de la radicalisation »

Publié le 20 décembre 2023

Laure Westphal, psychologue, analyse, dans une tribune au « Monde », les ressorts qui poussent des individus à se radicaliser et appelle à mieux articuler les services judiciaires et psychiatriques.

Mohammed Mogouchkov était fiché « S » et avait été contrôlé la veille de son assaut contre Dominique Bernard, le 13 octobre à Arras. Armand Rajabpour-Miyandoab avait « psychiquement décompensé » [subi une rupture de l’équilibre psychique] après la fin de son injonction de soins lorsqu’il a tué, le 2 décembre, un touriste près de la tour Eiffel à Paris.

Plutôt que d’évoquer les ratages des services de renseignement et de la psychiatrie, rappelons que les premiers ne prédisent pas plus les actions violentes que la seconde ne le fait pour les passages à l’acte. La prévention n’est pas la prédiction. Comme nous y conduit aussi le procès qui a condamné, le 8 décembre, les complices de l’assassin de Samuel Paty [assassiné le 16 octobre 2020 à Eragny-sur-Oise (Val-d’Oise)], c’est une réflexion sur la récidive et sur notre modèle de société que nous devons engager.

Qu’est-ce qui amène des individus à se radicaliser et à faire justice à l’oumma, la communauté musulmane mythique, ou au Prophète ? En proie à des affres affectives, des crises identitaires ou une panne d’idéal, certains sont portés par un désir d’appartenance. En se convertissant, beaucoup d’entre eux, comme Armand Rajabpour-Miyandoab, réparent un défaut d’affiliation. Ils conjurent des difficultés d’intégration avec une identité religieuse sans frontière. Le problème surgit lorsque, avec l’islam radical, ils reconnaissent en eux un sentiment de préjudice qui leur offre une solution : le djihad.

D’autres individus sont fragilisés par des carences familiales et éducatives, comme Mohammed Merah ou les frères Kouachi. D’abord livrés à eux-mêmes, ils entrent dans la délinquance et la psychopathie qu’ils requalifient ensuite de jahilya, leur « période pré-islamique ». Ils justifient, avec le sacré, leur rejet des institutions, et dissolvent, avec le concours de recruteurs, leur soif de violence dans l’application de la charia. La prison est pour d’autres, comme dans le cas d’Amedy Coulibaly, un lieu où idéologiser l’accentuation de la frustration.

Humiliation collective à venger

Armand Rajabpour-Miyandoab n’est pas le premier à se radicaliser sous l’effet de ressorts psychiatriques. Il y eut, par exemple, Mickaël Harpon à la Préfecture de police de Paris, le 3 octobre 2019. Des affections psychiques aiguës les amènent à identifier une menace externe dont ils pensent se défendre plus aisément que d’un danger interne difficile à cerner. Avec l’idéologie, ils structurent un délire ou s’emballent, comme Nathan Chiasson le 3 janvier 2020 à Villejuif (Val-de-Marne), se sentant psychiquement contraints de tuer et de se sacrifier.

Que se passe-t-il lorsque l’actualité, comme celle du conflit israélo-palestinien, résonne avec des problématiques personnelles ? Certains se galvanisent par la perception d’une humiliation collective à venger en perspective du salut ou de la rédemption. Ils sacralisent leur haine des kouffar, des mécréants, en prononçant la chahada, la profession de foi de l’islam. L’attaque au couteau à Annecy par un Syrien s’exaltant « au nom de Jésus-Christ », le 8 juin, montre toutefois que cette démarche n’est pas exclusive à l’islam radical.

Une action proprement meurtrière diffère d’un passage à l’acte auquel l’individu se livre sous l’effet d’enjeux psychiques qui le dépassent et s’actualisent sous l’effet de contingences. Les modes opératoires promus par les organisations terroristes – les attaques au couteau ou les véhicules-béliers – facilitent l’agissement d’individus non nécessairement affiliés à une organisation terroriste.

De quoi l’attention soudaine portée sur la psychiatrie est-elle le symptôme ? Depuis des années, plus encore depuis la pandémie de Covid-19, la psychiatrie soigne toujours plus de patients, avec une pénurie de moyens, de personnels, de lits d’hospitalisation et de centres ambulatoires.

Elle est laissée à l’abandon, comme le sont près de 40 000 malades mentaux privés du soutien de toute institution, des individus en marge de la société, des services publics et des politiques sociales.

D’aucuns lui attribuent désormais un rôle prédictif qu’elle ne peut avoir, ou répressif, comme si la récidive était de son ressort. La psychiatrie ne peut pas être l’unique réponse politique à la question de la radicalisation, elle qui a elle-même tant besoin d’un nouveau projet défini par les politiques.

Dispositifs de suivi adaptés

Parmi les options en matière de « désembrigadement », il est pertinent de donner des moyens pour articuler les services judiciaires et psychiatriques. Selon les chiffres du ministère de la justice, 391 personnes sont incarcérées dans les prisons françaises pour des faits de terrorisme.

A chaque sortie de prison de l’un de ces détenus, les services de renseignement intérieur évaluent le risque sécuritaire et mettent en place des dispositifs de suivi adaptés.

Il est nécessaire de développer des politiques publiques de prévention aux côtés d’initiatives locales déjà existantes d’accompagnement sur mesure d’individus sous main de justice : par exemple, en relançant sous une forme nouvelle le centre de prévention et d’insertion à la citoyenneté de Pontourny (Indre-et-Loire), premier établissement de déradicalisation en France axé sur l’idéologie, la citoyenneté, le médico-social et l’insertion, fermé en 2017.

Certains jeunes gens s’y étaient pourtant désembrigadés au profit d’une insertion professionnelle. Il est plus facile de ne pas « rater » ce moment de bascule, en amont, que d’œuvrer en prison avec un programme de désendoctrinement, ou en aval, en sortie d’incarcération où, là aussi, des leviers d’insertion sont à créer.

Nul doute que des oubliés du politique se font justice au nom de l’islam radical et que l’actualité internationale et de notre pays détermine certains à agir. La question, encore une fois, ne concerne pas que le terrorisme islamique. Depuis 2017, dix actions d’inspiration accélérationniste – consistant à précipiter une guerre raciale –, néonazie, raciste ou complotiste ont été déjouées, selon la Direction générale de la sécurité intérieure.

Si nous voulons éviter une escalade de la violence, nous avons à inventer de nouvelles modalités d’articulation des individus au collectif, un projet de société où chacun peut se sentir concerné. Construire les possibilités, effectives et pour chacun, de souscrire au contrat social doit être conjugué à une réelle réflexion sur la laïcité et sa mise en pratique.

Laure Westphal est psychologue au groupe hospitalier universitaire de Paris psychiatrie & neurosciences, et enseignante à Sciences Po.


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