samedi 23 décembre 2023

En Ukraine, un projet pilote permet de réduire le nombre d’amputations des blessés de guerre

Par  (Vinnytsia (Ukraine) envoyé spécial)  

Publié le 22 décembre 2023

Grâce à des opérations effectuées en visioconférence avec un hôpital américain, des médecins de Vinnytsia apprennent en temps réel à effectuer des greffes osseuses et des transplantations de tissus.

Viatcheslav Maïko, directeur du service de traumatologie auprès de ses patients, à Vinnytsia, en Ukraine, le 14 décembre 2023. 

La tâche de réparer les membres déchiquetés par les obus, les bombes, les missiles et les mines russes est immense. Débordé au début de l’invasion russe par l’afflux de soldats, mais aussi de civils grièvement blessés par des explosions, l’hôpital de Vinnytsia, dans l’ouest de l’Ukraine, a mis en place une solution innovante qui a permis à une centaine de blessés d’échapper à l’amputation. « Nous opérons en visioconférence avec des collègues américains de l’hôpital de l’université de Pennsylvanie », explique Viatcheslav Maïko, 70 ans, directeur du centre d’orthopédie, d’arthroscopie et de traumatologie.

« Nous chaussons des lunettes équipées de caméra pendant l’opération, précise-t-il. Pendant ce temps, un ou une collègue à Philadelphie, qui s’est levé très tôt le matin, regarde l’opération sur son téléphone portable et partage avec nous ses conseils, de la salle d’opération de son hôpital. Parfois, un troisième collègue rejoint la visioconférence pour la traduction, si notre chirurgien n’est pas anglophone. »

L’idée d’utiliser la télémédecine est née dans l’esprit de Maisie Savchenko-Fullerton, une auxiliaire médicale en radiologie, américaine, âgée de 31 ans. « Mon mari est un officier ukrainien combattant sur le front depuis le premier jour de la guerre, dit-elle au téléphone, à Philadelphie. Au début de l’invasion, j’étais en Ukraine et je me suis engagée comme volontaire secouriste sur le front. J’ai rapidement réalisé l’ampleur immense des besoins de l’Ukraine en matière de médecine militaire, et il m’est apparu que des améliorations très importantes pouvaient être réalisées pour la survie et la guérison des soldats. Pendant les premiers mois de la guerre, les blessés graves étaient massivement envoyés en Europe de l’Ouest pour se faire soigner. » Or, ces transferts posent d’importants problèmes logistiques, sanitaires et financiers.

« L’Ukraine compte d’excellents chirurgiens tout aussi qualifiés que les Européens, mais qui manquent de moyens, de soutien et de capacité », explique Mme Savchenko-Fullerton. Elle souligne aussi que le moral des blessés souffre de l’éloignement de leurs proches, ce qui peut compromettre leur convalescence.

Expérience en médecine militaire

Quant à la collaboration avec des chirurgiens américains, elle ne doit rien au hasard. « Nous, Américains, n’avons cessé de guerroyer à travers le monde, et c’est pourquoi nous avons acquis une expérience en médecine militaire que vos nations européennes, plus pacifiques, n’ont certainement pas », avance-t-elle. Les blessures dont souffrent les soldats ukrainiens n’ont rien à voir avec celles qui résultent d’un accident de voiture, par exemple, ou plus généralement avec celles rencontrées dans les services de traumatologie de pays en paix.

Un kit de lunettes connectées utilisé par les chirurgiens ukrainiens dans le cadre d’un programme de télé-médecine avec des chirurgiens américains. Cette méthode de coloration à distance de microchirurgie permet d'éviter une centaine d'amputations de soldats ukrainiens gravement blessés sur le front. 

« Les explosions et les ondes de choc endommagent les tissus mous bien plus gravement et profondément que les blessures auxquelles nous devions faire face jusque-là », confirme le docteur Maïko. Lui et les sept autres chirurgiens de son service ont reçu de courtes formations sur les dernières techniques de microchirurgie et de transplantation osseuse, dispensées par des chirurgiens militaires américains dans un hôpital proche de la frontière hongroise.

Jusqu’ici, faute de maîtriser ces techniques, les praticiens considéraient les tissus mous voués à la gangrène et optaient pour une amputation au-dessus de l’articulation. « Nous étions dans cette situation au début de la guerre, car nous n’avions rien : ni instruments, ni antibiotiques, ni prothèses. Depuis, notre service a triplé le nombre de lits, aux dépens d’autres services, explique le docteur Maïko, marchant péniblement, le dos voûté, vers la chambre de deux de ses patients. Aujourd’hui, nous sommes beaucoup mieux équipés, et nous pouvons réparer nombre de membres gravement endommagés. Nous avons sauvé de l’amputation une centaine de blessés de guerre. »

« J’espère que je marcherai bientôt »

Sur le lit de gauche repose Denis, dont la jambe droite a été déchiquetée par un obus. A droite, Ivan, très pâle, montre de multiples blessures, à l’aine et au bras droit, au visage et à la jambe gauche. Le docteur Maïko demande que les noms de famille, celui de leurs unités et le nombre de militaires soignés dans son hôpital soient tus. « Les Russes ont déjà bombardé le centre-ville de Vinnytsia à plusieurs reprises. Ils n’ont aucun frein moral », dit-il d’un air sombre.

D’excellente humeur, Denis, 30 ans, raconte avoir été blessé le 27 octobre, à proximité de Robotyne, dans la région de Zaporijia, où l’armée ukrainienne a produit son principal effort de contre-offensive depuis le printemps. « J’avais reçu l’ordre d’aller chercher un opérateur de drone grièvement blessé. J’y suis allé avec un copain. Nous portions tous deux le blessé lorsque l’artillerie ennemie s’est déchaînée sur nous. Mon copain a été tué sur le coup. L’opérateur de drone et moi avons été secourus au bout d’une heure et demie. Je me suis installé moi-même un garrot et je n’ai même pas vu que j’étais blessé à la hanche droite. Je perdais beaucoup de sang. »

Yarloslav Radyoga, 35 ans, spécialiste de l’endoscopie chirurgicale à l’hôpital de Vinnytsia, en Ukraine, le 14 décembre 2023. 

Denis passe ensuite cinq jours à Zaporijia en réanimation, puis trois jours à l’hôpital de Dnipro, l’un des meilleurs du pays. Il est finalement transféré à Vinnytsia, le 1er novembre. « Quand on m’a mis sur la table d’opération à Dnipro, on m’a dit que c’était probablement une amputation. Mais, une fois en réanimation, j’ai compris que ma jambe était toujours là et je pouvais même bouger les doigts de pied. C’était une immense joie, j’en avais les larmes aux yeux ! », se remémore le soldat.

Il se met à décrire en détail la succession d’opérations subies, le drainage chirurgical, la transplantation de tissus pris sur son autre jambe. « Il sait tout. Il parle comme une infirmière », dit en riant le docteur Maïko. « J’espère que je marcherai bientôt », s’exclame le soldat, sous le regard approbateur du chirurgien.

Etendre le projet à d’autres hôpitaux

Son camarade de chambrée, Ivan, 31 ans, semble ailleurs. Il raconte sa tragédie personnelle d’une voix monocorde, le regard dans le lointain, comme figé sur le champ de bataille. En pleine offensive de Robotyne, il roulait au volant d’un 4 × 4 Hummer vers le front avec un stock de munitions.

« Soudain, deux drones-kamikazes ont fondu sur nous. J’ai fait demi-tour. L’un des drones s’est écrasé, et l’autre a explosé juste à côté de moi. Mon camarade a reçu des blessures terribles aux yeux et au crâne. » Il se traîne alors dans un fossé en attendant les secours. Un quad récupère les deux hommes après plusieurs heures de souffrances atroces. Ivan a perdu la vision d’un œil. Ses deux tympans sont perforés. « Ma main était dans un tel état, je la pensais perdue, mais mes doigts bougeaient encore. » Ivan sourit faiblement en écoutant les encouragements de son chirurgien, puis regarde le plafond.

Avec ses seize opérations par jour, l’hôpital de Vinnytsia ne traite qu’une infime partie des blessés de guerre. Entre 25 000 et 50 000 amputations auraient déjà été effectuées depuis le 24 février 2022, date du début de l’invasion russe. Aujourd’hui, Maisie Savchenko-Fullerton compte bien étendre ce projet pilote à d’autres hôpitaux du pays.


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