vendredi 22 décembre 2023

Devenir un diamant après sa mort : l’alchimie du XXIe siècle

Octave Larmagnac-Matheron publié le 

De plus en plus d’entreprises de la « death tech » proposent à leurs clients de transformer leurs cendres post-mortem en diamant. Une manière de « vivre éternellement » qui renoue avec certains fantasmes anciens de l’alchimie orientale décrits par Carl Jung.

« Je dis chantez le diamant qui naît des cendres de la mort »

Léopold Sédar Senghor, « L’Absente »

Devenir un diamant après sa mort ? L’idée séduit de plus en plus, en Allemagne et au Japon notamment, comme le souligne un article récemment paru sur le site Korii. La technique, mise au point en 2001 par la société américaine LifeGem, est relativement simple. Les diamants sont essentiellement composés de carbone ; or, le carbone est un élément omniprésent dans le corps humain ; il est alors possible de récupérer les cendres riches en carbone d’un défunt pour les transfigurer en un petit cristal, en utilisant les techniques bien rodées utilisées dans la production de diamants synthétiques.

La technologie rejoint en fait ici de très anciens fantasmes archétypiques liés au désir d’immortalité. Qu’est-ce après tout que le diamant, sinon une substance qui, caractérisée par son extrême « dureté et son incorruptibilité », « symbolise la persistance éternelle », la victoire ultime sur la mort, comme le dit Carl Jung dans sa série de lectures prononcées entre 1938 et 1940 et regroupées sous le titre Psychology of Yoga and Meditation (Princeton University Press, 2021) ? Transformé en diamant, quelque chose de moi pourra continuer indéfiniment sans subir les affres du temps.

D’une éternité l’autre

Cette éternité se distingue de celle de la matière en général. Rendue à la terre, ma chair subsiste sans doute : mangée par d’autres, elle se dissémine dans un processus toujours plus poussé de décomposition, jusqu’à ce que n’en restent plus que des atomes éparpillés. Difficile de dire alors que ces particules sont encore « moi », ou au moins « miennes ». L’étaient-elles vraiment de mon vivant, alors que, dans son dynamisme permanent, le métabolisme ne cesse d’emprunter à l’extérieur ce qu’il lui fait pour croître et se réparer, tout en se purgeant des substances qui ne lui servent plus ?

Au modèle de la dissémination post-mortem qui contamine jusqu’à la vie elle-même, la transfiguration sous la forme du diamant offre un contre-modèle : celui de la concentration. Comme le dit Jung, le diamant est « la suprême valeur, la plus grande beauté concentrée en une pierre ». Le cristal n’est pas un magma indistinct de matière amorphe. Il possède au contraire, comme le vivant, une forme déterminée. Il est individué, comme le remarque Gilbert Simondon dans L’Individuation à la lumière des notions de formes et d’information(2005) au sujet des cristaux en général.

“Si l’on se représente un corps amorphe comme un corps dans lequel les particules constitutives sont disposées de façon désordonnée, on pourra supposer que le cristal est, au contraire, un corps dans lequel les particules élémentaires, atomes ou groupes d’atomes, sont disposées selon des arrangements ordonnés”

Gilbert Simondon, op. cit.

Le cristal est « l’image la plus simple de […] l’individuation en progrès. » Certains, comme Ernst Haeckel dans L’Âme des cristaux(1917), n’hésiteront pas à considérer les cristaux comme des « corps naturels doués de vie », quoique très primitifs, capables de croissance, de multiplication, d’autoréparation, etc.

L’inorganique, plus parfait que le vivant ?

Simondon rejettera cette identification, et maintiendra la distinction entre « individuation vivante » et « individuation physico-chimique ». Le cristal croît sur un mode « pelliculaire » : par adjonction de couches identiques de matière sur ces différentes facettes extérieures – « itération d’une adjonction de couches ordonnées »Le vivant, au contraire, se développe par un processus d’« assimilation », d’incorporation qui met en jeu et remodèle sans cesse son intériorité organique. Tel est, pour Simondon, le signe de la supériorité du vivant, capable de s’adapter aux changements de son environnement là où le cristal se déploie comme reproduction indéfinie du même. Ne pourrait-on y voir, pourtant, un état supérieur d’individuation : un état de pureté et d’intégrité parfaite, de possession complète de soi ? Le cristal, au contraire du vivant intrinsèquement insuffisant, toujours dépossédé de lui-même par des besoins sans cesse renaissants, n’a pas besoin d’échanger avec le monde extérieur. Il peut croître, mais cette croissance n’est pas nécessaire.

Le diamant, dans la cristallité, peut alors apparaître comme l’image même de la substance, d’un quelque chose subsistant par soi dans une souveraine plénitude. A l’hétérogénéité de l’organisme vivant, il substitue une individualité parfaitement homogène, composée exclusivement d’atomes de carbone. On comprend mieux, alors, pourquoi l’idée d’une transfiguration du corps organique périssable en un « corps de diamant » éternel a pu marquer les fantasmes alchimiques, en Occident mais plus encore en Orient, comme le souligne Jung.

“Le but des différentes pratiques et méditations du yoga étant la production, à l’intérieur de soi, du corps de diamant, noyau immortel de la personnalité. Le bouddhisme tibétain, l’indien et, particulièrement aussi, le chinois, ont depuis des temps très reculés l’idée que la pratique de la méditation a pour but de produire dans le corps encore vivant et mortel le corps de diamant en lequel, en quelque sorte, l’individu se transforme”

Carl Jung, Psychology of Yoga and Meditation (lectures 1938-40, trad. personnelle), 2021

Ce corps de diamant est nommé vajrakāya. Le concept résonne avec un autre, biblique : le « corps glorieux » dans lequel l’âme, après le Jugement dernier et la résurrection, doit atteindre une vie supérieure. Ce corps est un corps « indestructible » et « impassible », sans besoin, comme le souligne le jésuite Paul de Barry dans ses Méditations pour tous les jours de l’année (1653). Le prêtre et écrivain, déjà, fait la comparaison avec le diamant. Il affirme certes la différence des deux substances – « le diamant semble être impassible » – mais ce n’est qu’une apparence. Son impassibilité est relative, au contraire de celle, absolue, du corps glorieux. Mais c’est bien le premier élément auquel le corps glorieux est comparé. Le rapprochement de l’un et l’autre est fréquent. Comme le dit Jung, « les alchimistes, depuis le début, se sont efforcés de produire ce corps glorieux ou de diamant ».

Être(s) de lumière

Le corps de diamant et le corps glorieux partagent un trait fondamental : le caractère lumineux, qui s’oppose à l’obscurité du corps organique. Ce dernier est comme un piège opaque. La matière retient l’âme et corrompt sa transparence à elle-même. C’est précisément cette transparence – celle du diamant – qu’il faut alors rejoindre : le corps diamantin est un corps évidé, dépouillé, à la limite extrême de la matérialité, tout entier perméable à la lumière du monde. Marpa, grande figure de la tradition tibétaine Kagyu, le décrit comme un « corps de félicité-vacuité ». Dans l’esprit des pensées asiatique, il s’agit dans cette transfiguration de percer le « voile de la Māyā » [voir le second paragraphe de cet article] : de réaliser que mon individualité est une illusion entretenue par les besoins, les désirs et les attachements du corps qui me place dans un rapport de distinction avec les autres êtres. Devenu corps de diamant, « je » ne suis plus qu’un aspect du même souffle lumineux du monde qui passe simplement à travers moi, comme en tous les êtres, sans rencontrer de résistance. La vision chrétienne du corps glorieux maintient davantage l’exigence d’individualité, mais cette individualité est entièrement libérée des chaînes de la nécessité dans son rapport aux autres êtres.

On le voit, le fantasme de la « diamantisation » n’est pas nouveau.Il accède simplement aujourd’hui, par l’entremise de la technique, à la possibilité d’une réalisation matérielle. À n’en pas douter, certains se laisseront séduire. Pourtant, ne s’agit-il pas là d’une mécompréhension de l’entreprise alchimique ? Comme le montre notamment Jung, le discours alchimique est très souvent allusif et symbolique. Le prenant par trop littéralement, on en perd immanquablement le sens : l’horizon du corps de diamant est en effet d’abord celui d’une transformation intérieure de l’homme dans son rapport à son propre corps. Cette transformation suppose une discipline qui, évidemment, n’est jamais possible que dans notre existence ici-bas. Réduire un tel horizon à une simple reconfiguration matérielle dépouillée de toute dimension spirituelle, c’est assurément dépouiller le fantasme de sa richesse et de sa profondeur.


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