lundi 11 décembre 2023

Des tribunaux aux hôpitaux, les animaux nous font du lien


 


par Virginie Ballet   publié le 7 décembre 2023

Des chiens à l’école ou dans les palais de justice, des lapins dans les prisons… Ces dernières années, les recours à la médiation animale se multiplient et s’institutionnalisent en France, signe d’une évolution de notre rapport aux bêtes. 

Ce sont des convives aussi velus qu’inattendus. A la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis (Essonne), depuis six ans, un épagneul breton et un berger australien comptent parmi les visiteurs réguliers, pour des ateliers hebdomadaires. Au sein de la prison de Melun, deux cochons d’Inde et un lapin ont intégré il y a trois ans une animalerie, gérée par les détenus. En Bourgogne, l’association les Chouettes du cœur fait entrer faucons, hiboux et autres buses dans des Ehpad… Des hôpitaux au milieu carcéral, en passant par l’école ou l’armée, les recours à la médiation animale se multiplient en France ces dernières années. Dernier exemple en date : le ministère de la Justice, qui s’est engagé à doter chaque département d’un chien d’assistance judiciaire, d’ici à 2027. Des «doudous vivants» pour «aider les enfants à verbaliser, à se sentir moins mal», s’était emballé le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, en annonçant l’extension de ce dispositif en décembre 2022, lors d’un déplacement à Orléans, où exercent déjà deux golden retrievers.

Tandis que le premier chien d’assistance judiciaire, un labrador baptisé Lol, a mis les pattes au tribunal de Cahors en 2019, une centaine de ses congénères devraient l’imiter. A ce jour, explique la chancellerie, une quinzaine de chiens seulement sont opérationnels, des golden retrievers, une «race identifiée comme docile, rassurante, capable de bien se tenir et de rassurer les victimes, pour leur permettre de mettre des mots sur un vécu difficile». Si l’objectif est encore loin d’être atteint, c’est qu’il faut deux ans pour former les canidés, une tâche qui incombe à l’association Handi’chiens. Créée en 1989 pour éduquer et remettre des chiens à des personnes en situation de handicap, la structure a vu petit à petit «le spectre de ses missions s’élargir», à en croire son cofondateur, Jean-Luc Vuillemenot : si entre 120 et 140 animaux sont formés chaque année, pour un coût de 18 000 euros par tête, ce sont pas moins de 450 demandes qui parviennent aujourd’hui à Handi’chiens. Jean-Luc Vuillemenot y voit le signe de la fin d’un scepticisme très français : «La France est le pays de Pasteur. Nous avons longtemps nourri un lien hygiéniste à l’animal, teinté de la crainte de le voir transmettre virus et autres parasites

«Freud lui-même avait un chien dans son bureau»

Une étude menée en 2021 par la fondation privée et indépendante Adrienne et Pierre Sommer, qui vise à développer et financer la pratique en France, permet de mesurer cet essor. Sur la base d’un questionnaire adressé à des établissements de tous types, cette enquête a reçu 1 000 réponses, ce qui est déjà une «information capitale», pour la fondation, qui y voit un indicateur que la pratique «s’est imposée dans le monde médical et médico-social». Bilan ? 84 % de ces structures déclaraient avoir recours aux animaux. Et ce de manière récente, puisque 70 % des répondants s’y étaient convertis ces trois dernières années, faisant appel à des chiens dans la majorité des cas (51 %), ou à des chevaux (23 %). Cette donnée n’étonne pas Christophe Blanchard, sociologue, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université Sorbonne-Paris-Nord : «Le chien fut la première espèce domestiquée par Homo sapiens, il y a plus de vingt mille ans.» S’il rappelle que «l’animal aidant a existé de tout temps», Christophe Blanchard souligne que «les initiatives hospitalières ou dans le domaine de la psychologie remontent au début du XXe siècle : Freud lui-même avait un chien dans son bureau».

Le véritable tournant remonte aux années 60, aux Etats-Unis, lorsque le pédopsychiatre Boris M. Levinson publie un article qui fera date (1). Maître d’un chien baptisé Jingles, il voit débarquer des parents accompagnés de leur enfant autiste avec une heure d’avance sur leur rendez-vous. Pas le temps de confiner son chien : Levinson reçoit la famille avec Jingles à ses pieds. Le canidé va vers l’enfant, qui à force de le câliner demande à ses parents quand il pourra revenir. Renouvelant le procédé, Boris Levinson observe des progrès chez son jeune patient, donnant lieu à la «psychothérapie infantile assistée par l’animal», fondée sur l’idée que cette présence peut contribuer à établir un lien, voire un transfert, entre l’enfant et le thérapeute. Ces travaux précurseurs donneront naissance à un domaine de recherche dédié, baptisé «human animal interactions»«Levinson a théorisé une pratique présente chez certains de ses confrères de manière anecdotique sans qu’ils l’aient érigée en technique de soin», éclaire Jérôme Michalon, sociologue, chargé de recherche au CNRS et auteur d’une thèse sur le soin par le contact animalier (2). Mais gare à la confusion des genres et aux éventuelles dérives. Comme le rappelle Jérôme Michalon, «aux Etats-Unis, on a assez tôt employé le terme de “thérapie” sans exiger de formation des soignants.» Mais aujourd’hui, en France comme ailleurs, la profession s’accorde sur la nécessité d’être reconnu comme spécialiste du soin pour les humains (infirmiers, psychothérapeute, etc.) avant de pouvoir revendiquer le titre de thérapeute avec les animaux.

«On a réenvisagé la place de l’humain dans un écosystème plus large»

En réalité, des expériences attribuant un bénéfice à la présence animale ont été recensées dès le XVIIIe siècle, comme le rappelle Laurence Paoli, ancienne collaboratrice du Muséum national d’histoire naturelle et autrice d’un ouvrage récent sur le sujet (3). Elle y relate l’initiative du philanthrope anglais William Tuke qui, «atterré par l’état des asiles psychiatriques», ouvre en 1792 un centre dans lequel les patients se voient notamment confier le soin d’animaux «afin de retrouver dans le plaisir la capacité à se concentrer sur des choses simples». Il faudra pourtant plusieurs siècles pour que les bénéfices du lien avec les bêtes soient documentés. «Au-delà de l’empirique, les effets sont relativement difficiles à prouver. Ce qu’on peut quantifier de manière objective en revanche, c’est l’impact sur certaines hormones ou sur le rythme cardiaque», explique Laurence Paoli.

En France, c’est dans les années 70 qu’apparaissent les premières initiatives de médiation animale, à travers les travaux d’Ange Condoret, un vétérinaire intervenant auprès de jeunes enfants atteints de troubles du langage. Ces dix dernières années, alors que la société réenvisageait le statut et la place des animaux de compagnie, le secteur a connu un tel essor que le sociologue Christophe Blanchard a entamé il y a un an des travaux pour questionner la cohérence et l’homogénéité des pratiques au sein des institutions de l’Etat. Pour lui, il y a dans cet engouement une «dimension quasi politique : on a réenvisagé la place de l’humain dans un écosystème plus large». Dans son livre, Laurence Paoli relate qu’à force d’être au contact d’émotions négatives, Lol, le chien d’assistance judiciaire, a fini par développer des pellicules. Ce qui fait dire à Christophe Blanchard qu’il convient de «conserver une approche éthique et responsable, prenant en compte les deux côtés de la laisse».

(1) Boris Levinson, The Dog as Co-Therapist, Mental Hygiene, 1962.
(2) Jérôme Michalon, Panser avec les animaux : sociologie du soin par le contact animalier,Presses de l’Ecole des mines, 2014.
(3) Laurence Paoli, Quand les animaux nous font du bien, Enquête sur ces compagnons qui rendent nos vies meilleures, Buchet-Chastel, 2022.

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