jeudi 28 décembre 2023

«Dans la famille connectée, je choisis… le partage des écrans», par Michaël Stora

par Michaël Stora, Psychanalyste expert des mondes numériques et Photo brodée de Clairéjo   publié le 27 décembre 2023

Le psychologue et psychanalyste, fondateur de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines, raconte une journée type d’une famille arrimée aux écrans.

SERIE «Ce qui nous lie et nous délie» (3/4)

SERIE «Ce qui nous lie et nous délie» (3/4) L’enfer ? C’est les autres ! L’amour et la liberté en famille ? A l’heure des fêtes, des repas houleux ou bienheureux nous rappellent combien certaines attaches nous nourrissent quand d’autres nous emprisonnent. Distance à réinventer constamment avec ses proches, hospitalité avec l’étranger, partage des écrans en famille, contact avec la nature… Pour négocier cette période au mieux jusqu’au nouvel an, «Libération» explore la complexité de ces liens qui nous émancipent et nous aident à changer le monde.

Il est 7 h 30. Un doux son de vagues résonne dans la chambre. Frédéric se lève le premier grâce à sa sonnerie bord de mer sur son appli. De l’autre côté du lit, Cécile émet un «pffff !» de ras-le-bol. A 7 h 32, retentit sa propre alarme, Toxic de Britney Spears, qu’elle a téléchargée sur son smartphone. Frédéric ne comprend pas ce choix, qu’il trouve peu adapté à un réveil serein.

Jessica, 13 ans, et Louis, 16 ans, eux ne sont toujours pas réveillés. Normal, Jessica a abusé jusqu’à pas d’heure de son Snap pour faire des vocaux avec sa copine Julie.

Le psy : «Les adolescents ont toujours eu besoin de communiquer au-delà du cercle de leurs pairs, et, avec le portable, il est possible d’établir une communication duelle pour évoquer des choses plus intimes à l’abri du regard du groupe.»

Et Louis s’est couché vers 2 heures du mat, après un long raid dans World of Warcraft avec sa ligue d’élite où il a conquis le grade de sous-officier : «Columnium». Il est très impliqué dans ce jeu vidéo qui est un «MMORPG» (Massively Multiplayer Online Role Playing Games).

Le psy : «Ce jeu, créé en 2004, est un monde persistant à savoir que, depuis sa création, il ne s’est jamais arrêté. Après avoir envoyé un CV dans cette guilde d’élite, il a eu la chance d’y entrer et d’y gagner, à force de présence, le grade de sous-officier. Mais sa guilde exige de lui qu’il soit présent au moins trois fois par semaine de 20 heures à 1 heure du mat. Compliqué quand on a lycée le lendemain.»

Deux alarmes résonnent en même temps dans leurs chambres respectives : Nike les clones, Part 2 de Nekfeu, et TQG de Shakira et Karol G. Les deux ados ont appuyé fébrilement deux fois de suite sur dix minutes de rab.

Une fois autour de la table du petit déjeuner, chacun checke ses mails, son fil Insta, ses derniers snap ou messages sur Discord. Frédéric lève les yeux de son écran pour leur annoncer que sur le groupe WhatsApp familial, le cousin accro aux infos sur X(anciennement Twitter) et gauchiste énervé, vient de poster la vidéo d’un gros chien qui fait un câlin à un petit chaton, trop mignon. «Tiens, ça ne lui ressemble pas !» Cécile pense que c’est mauvais signe, qu’il va mal, et que Frédéric devrait l’appeler pour prendre de ses nouvelles.

Le psy : «Les chatons, chiots ou animaux de compagnie sont un incontournable des réseaux sociaux. Ils agissent comme un antidépresseur. Un nouveau Prozac interactif, qui a son propre adjectif au Japon : “kawaii” : “trop mignon”.»

Jessica explose de rire en regardant son fil sur TikTok. Chacun lève soudain les yeux de son écran. «Qu’est-ce qui te fait rire ? lui demande son père. ― Non, non, c’est bon, tu ne comprendrais pas !» Frédéric, dépité, ne sait quoi répondre. Cécile tend son écran à sa fille pour lui montrer une fringue trop sympa sur Vinted. Jessy acquiesce. Louis, son casque sur les oreilles, répond sur Discord, à «LowerStone», son chef de la guilde.

Ce dernier est mécontent du comportement d’un autre joueur sur son DPS («dégâts par seconde») lors de la dernière session et lui demande de l’exclure temporairement de la guilde. «Putain de merde !» lâche Louis. Frédéric lui demande de faire attention à son langage. Louis le regarde dédaigneusement et se lève, dégoûté. «Tu es trop dur avec lui», lâche Cécile à son mari.

Chacun reste penché sur son smartphone

Il est 15 heures, et Frédéric est dans son open space. Il s’ennuie. Depuis son arrivée dans ce nouveau service, il est déçu. Son N + 1 ne semble pas le trouver à la hauteur, et son occupation principale est de produire à la chaîne des Powerpoint. Il sort son smartphone et envoie un SMS à Cécile : «Salut ma chérie, tu me manques, et je pense à toi.»

Trois petits points apparaissent et sautillent joyeusement sur son écran, signe qu’elle est en train de lui répondre. Cela ne va pas très bien dans leur couple. Ils ne sont pas toujours d’accord sur les méthodes éducatives, surtout concernant les écrans. Mais les trois petits points disparaissent et aucun message ne s’affiche. Dix minutes passent, vingt, une heure. Toujours rien. Frédéric se sent de plus en plus seul, abandonné.

Le psy : «Les écrans sont devenus un problème de santé publique. Au point que sur le carnet de santé, il est écrit : “Pas d’écrans avant 3 ans”. Pour appliquer cette recommandation, les parents doivent faire preuve d’autorité, mais ils sont souvent dépassés. Difficile de condamner quand on est soi-même coupable : selon la revue Wired, les plus connectés sont les 35-49 ans.»

Cécile est en pleine réunion, où elle présente enfin son projet de team building à ses collègues. Cela fait plusieurs mois qu’elle bosse sur une expérience inédite afin que son équipe de millennials puisse enfin donner du sens à ce qu’ils font dans cette boîte de com. Elle leur propose de concevoir une escape game sur le thème de la famille. Excepté Chang, son préféré, personne ne réagit et chacun reste penché sur son smartphone.

Depuis une heure, Frédéric scrolle sur TikTok. L’algorithme lui propose des vidéos de survivalistes constructeurs de cabanes en pleine Sibérie, et des femmes sexy aux seins qui rebondissent.

Le psy : «Les algorithmes sont devenus des doudous qui nous proposent uniquement les vidéos que l’on aime. Ils nous font du bien mais surtout captent notre attention pour répondre aux besoins du nouveau marché des Gafam et de TikTok, à savoir l’économie de l’attention. A chaque vidéo vue, des décharges de dopamine, hormone de la récompense, sont activées. Nous en devenons accros. Et nos données permettent un ciblage publicitaire personnalisé.»

Il tape un nouveau message pour Cécile : «Je ne comprends pas pourquoi tu ne me réponds pas. M’aimes-tu encore ? Je commence sérieusement à douter.» Mais il l’efface sans l’envoyer. Au même moment, il reçoit un message dans lequel elle lui écrit que sa réunion de présentation était une cata. Frédéric est soulagé et s’en veut d’avoir oublié que c’était ce matin qu’elle présentait son projet. Peut-être est-il trop dur avec ses enfants sur leurs temps d’écran ?

Le psy : «L’effet de contraction espace-temps propre à la communication instantanée nous confronte à notre capacité à supporter la frustration et au sentiment de solitude que nous pouvons tous traverser. Frédéric en est l’illustration.»

Affalés chacun dans un coin du canapé, ils scrollent

A cette heure-là, Jessy et Louis sont déconnectés. Normal, les portables sont interdits en cours. Jessica a du mal à se concentrer, car sa prof de géo est vraiment nulle, et les reliefs en Europe, ça la gave. Louis a de la chance, son prof d’art vient de leur demander de créer un moodboard sur leurs projets perso. Et ils peuvent aller sur Internet pour trouver des infos. Il travaille sur la création d’un jeu vidéo.

Le psy : «L’introduction d’Internet dans l’éducation est un enjeu important car apprendre de manière interactive fait de l’élève un interacteur de son savoir. De plus, dans le jeu vidéo, c’est en perdant que l’on apprend à gagner. C’est en se trompant que l’on apprend. Malheureusement, l’Education nationale est prisonnière d’un rapport vertical à l’élève qu’elle n’envisage la plupart du temps qu’en fonction de ses notes.»

Il est 18 heures, enfin, la fin des cours. Tous les élèves sortent avec avidité leurs écrans. Chacun tend son portable au copain d’à-côté pour partager la vidéo qui les a fait trop marrer ou bien celle qui leur fout les jetons. Jessica partage, avec sa copine Namia, une vidéo de leur influenceuse préférée : Nabilla. «Elle est trop belle !» lâchent-elles avant de se scanner chacune de haut en bas avec leurs courbes en pleine mutation : «Trop deg !» explosent-elles de rire.

Le psy : «Nabilla et Jessica font preuve d’humour, voire de l’autodérision face à ces influenceuses qui leur renvoient une image défaillante de soi. Face à la tyrannie des idéaux que véhicule Instagram, le second degré devient un pied de nez nécessaire. Malheureusement, toutes n’ont pas cet humour, et des études montrent que ces images idéalisées ont un impact nocif sur la santé mentale des adolescents.»

Louis est avec son pote Richard, ils regardent sur Twitch leur streamer préféré, Zerator, qui teste en avant-première Assassin’s Creed, Mirage. Ils traînent un peu tous les deux dans la rue le plus longtemps possible avant de devoir rentrer chez eux.

Cécile et Frédéric sont déjà rentrés. Affalés chacun dans un coin du canapé, ils scrollent. Chacun avec son univers sonore et un algorithme bien addictif. Puis, Cécile propose de lui montrer une vidéo d’une recette facile mais qui semble excellente. Tiens, c’est la première fois qu’elle partage avec lui une vidéo. Ils se rapprochent et ils regardent ensemble la recette d’un tartare de betteraves. Frédéric veut aussi lui montrer une vidéo d’une recette. Un coup d’œil dans l’historique, et elle voit qu’il y a beaucoup de femmes, aux seins généreux.

Elle se lève, et il s’attend au pire. Tout en le fixant avec défi, elle enlève son pull, bombe le torse et saute à pieds joints. Il la regarde, fasciné et amusé. Elle explose de rire pour lui avouer qu’elle regarde aussi ces vidéos avec ses copines de la compta. Elle minaude, et ils s’allongent sur le canapé pour un baiser fougueux alors que les notifications résonnent dans un tintement qui ne semble aucunement les déconcentrer.

L’écran bleu qui les transporte dans un monde féerique

18 h 30, Louis et Jessica arrivent ensemble et découvrent leurs parents les cheveux ébouriffés, aux manettes dans la cuisine pour préparer le tartare de betteraves. L’enceinte connectée diffuse Nekfeu. Heureux de voir leurs parents aussi décontractés, ils s’assoient sur les tabourets du bar. Persuadés que c’est leur mère qui a choisi cette playlist, ils la félicitent.

«Mais non, c’est votre père !» corrige-t-elle. «Je préfère Niño, mais ce morceau de Nekfeu est bon», leur dit-il. Il leur rappelle qu’il a aussi été un ado, et que le rap en était à ses débuts. Fan de NTM, il avait une préférence pour IAM. «Je faisais même du breakdance. — Nooon !» Les parents entonnent : «Quelle chance d’habiter la France/ Dommage qu’il y ait tant d’incompétences.» Les ados n’en reviennent pas.

Frédéric demande à Louis de lui montrer son jeu World of Warcraft. Toute la famille vient s’installer sagement derrière le gamer pour qu’il leur explique ce qui le passionne autant dans ce jeu en ligne. Leurs visages sont illuminés par l’écran bleu qui les transporte dans un monde féerique. Louis leur présente son avatar qui est pour lui comme son prolongement, son double : un Prêtre ombre Elfe de sang.

Frédéric lui demande s’il peut rejoindre sa guilde. Louis lui répond qu’il va devoir sérieusement améliorer son niveau avant de pouvoir imaginer intégrer une guilde d’élite comme la sienne. Pour consoler son père, il lui embrasse le front comme on le ferait à un enfant sage. «Nous aussi on veut !» le prient Jessica et Cécile. Louis est ravi et ne sait comment réagir à ces propositions inattendues. «Je vous aiderai à franchir certaines quêtes.»

De retour dans la cuisine, Cécile propose de sortir la vieille console et de faire une partie de Mario Kart. Il s’avère qu’elle est mauvaise perdante, que Frédéric est vraiment nul avec son joystick, et que Louis et Jessica ne craignent pas de gagner haut la main.

Le psy : «Comme vous l’avez saisi, sur l’isolement de la famille face aux écrans, diabolisés par les psychiatres qui, tels des prêtres, moralisent le débat, je prône le partage des écrans. Parler, échanger, jouer ensemble permet d’alimenter le réel de la dynamique familiale.»

23 heures. Chacun dans son lit retrouve son doudou sans fil. On a bien le droit d’avoir son espace à soi, sa bulle. D’ailleurs, Cécile vient de supprimer sa fille de ses amis sur Insta. Ses posts l’ont mise mal à l’aise. Frédéric, lui, est déjà sur Twitch pour préparer son arrivée dans World of Warcraft. Louis est en pleine session et veut donner une dernière chance au joueur que lui a signalé son supérieur avant de le bannir. Jessica, elle, vient de se désabonner de son influenceuse préférée, qui lui foutait trop de complexes et n’a jamais répondu à ses messages. Elle décide de suivre une influenceuse plus «body positive».

Etrange coïncidence, parents et enfants finissent leurs temps d’écran, en mode «night shift», en visionnant des vidéos virales de Naughty Kitty. Ces chats qui ne font que des bêtises.


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