dimanche 26 novembre 2023

Reportage En maraude avec le Samu social : «C’est frustrant de ne pas pouvoir faire plus»

par Lucie Lefebvre   publié le 24 novembre 2023

Fin novembre 1993, les premières unités mobiles du Samu social allaient à la rencontre des plus démunis dans les rues de Paris. Trente ans plus tard, le nombre de sans-abri a triplé, avec un nombre croissant de familles et de jeunes. Une situation qui inquiète les équipes à l’approche de l’hiver.

«Cette nuit, il n’y a que cinq places d’hébergement d’urgence pour tout Paris…» Azeddine Achbouny, chauffeur depuis trois ans au sein des équipes mobiles d’aide du Samu social de Paris, constate une nouvelle fois la saturation du 115, le numéro d’urgence pour les personnes sans abri, ce soir de novembre. Il est 22 heures lorsqu’il prend la route au départ des locaux de l’organisation, située dans le XIIIe arrondissement, avec Williane, travailleuse sociale, et Alleta Greenberg, infirmière diplômée d’Etat. Chaque nuit depuis trente ans presque jour pour jour, cinq camions partent sillonner les rues de la capitale jusqu’à 5 heures du matin, à la rencontre des plus démunis.

Les équipes se sont rejointes un peu plus tôt pour faire le point sur les rendez-vous fixés avec les personnes plus vulnérables. «On évoque l’état de santé de certaines personnes rencontrées lors des précédentes maraudes, si on a besoin de mettre en place, d’intensifier ou d’arrêter un suivi plus régulier, avec un passage une fois par semaine ou par mois», explique Williane, qui travaille depuis quatre ans avec le Samu social. La ville de Paris est découpée en quatre secteurs, ce qui permet à chaque camion de répondre aux signalements de sa zone. Ces derniers peuvent être transmis par la police, les pompiers, d’autres associations, les maraudes de jour ou par des citoyens et riverains qui passent par le 115 ou l’application en ligne. Un cinquième véhicule est particulièrement dédié aux signalements les plus urgents et les plus problématiques.

Une fois dans le camion, le trio a accès à une tablette où sont recensés les signalements dans le secteur, qui comprend quatre arrondissements : le IXe, Xe, XVIIIe et XIXe. Au bout de dix minutes de route, l’infirmière prévient ses coéquipiers : «On vient de recevoir un troisième signalement, pour un monsieur qui a des problèmes médicaux, on va aller le voir en premier.» L’équipe connaît bien Olivier (1), 61 ans, qui vit depuis des années à la rue. «Il a une blessure au pied depuis plus de huit mois. Les pieds sont souvent touchés en premier à cause de l’humidité, et les personnes à la rue marchent beaucoup et n’enlèvent jamais leurs chaussures, explique Alleta, qui s’inquiète de l’état dans lequel elle va retrouver Olivier. Le défi, c’est de les convaincre de se faire soigner. L’un des premiers mécanismes de défense, c’est d’oublier son corps et sa douleur et donc de refuser la prise en charge, même si elle est nécessaire.»

«Parfois, en une heure, on n’a plus rien à donner»

Trente minutes plus tard, le camion s’arrête dans une rue du Xe arrondissement. Olivier est assis par terre, à côté d’un autre homme. «Vous avez mangé aujourd’hui ?» leur demande Williane. C’est toujours l’une des premières questions qu’elle pose. «La rue, c’est le système D, le système débrouille. La journée, ils travaillent, ils font la manche, ils oublient de manger et la nuit, c’est trop tard.» Dans le coffre, le stock est alimenté chaque nuit mais n’est jamais suffisant pour répondre aux demandes, d’autant que le camion est régulièrement interpellé lors de sa tournée par des personnes dans le besoin. Au total, chaque véhicule dispose de neuf soupes, six sachets de pâtes chinoises, du café, cinq duvets, quatre paires de chaussettes et quatre slips. «C’est vraiment pour dépanner… Parfois, en une heure, on n’a plus rien à donner, alors on passe pour voir si ça va, mais c’est très frustrant de ne pas pouvoir faire plus», se désole Azeddine, tout en réchauffant la soupe du voisin d’Olivier.

Pendant ce temps, Williane pose des questions : «Vous avez un suivi social ? Avez-vous vos papiers ?» Elle lui explique les démarches et les structures vers lesquelles se tourner. Juste à côté, l’infirmière s’occupe d’Olivier. «Il faut vraiment changer votre pansement, et ce serait dangereux de le faire dehors avec les risques d’infections.» Elle se réjouit, car ce soir, le sexagénaire accepte d’être pris en charge. «J’ai réussi à le convaincre d’aller à l’hôpital. Je préfère car je ne sais pas si j’ai le matériel pour faire les soins nécessaires.» L’équipe reprend la route, mais à l’arrivée dans un hôpital de l’AP-HP, mauvaise surprise. Les urgences refusent de prendre Olivier en charge. «On ne fait pas les pansements la nuit», justifie l’équipe médicale. Alleta se révolte. «Il y a un manque de compréhension de ce type de public. Tu ne peux pas leur donner rendez-vous le lendemain, c’est déjà un succès d’arriver jusqu’ici.» Ce sera donc à l’infirmière de s’en charger, dans des conditions beaucoup plus sommaires.

«Des tentes avec des enfants en bas âge»

Direction le centre d’hébergement d’urgence Romain-Rolland, près de la porte d’Orléans, seul endroit où des places sont encore disponibles pour la nuit. Il est 00 h 44, et il n’en reste plus que deux. Olivier pourra dormir là ce soir, mais ne pourra rester qu’une nuit. Les places réservées à l’urgence sont redistribuées chaque jour.

Après avoir rendu visite aux personnes déjà signalées, la deuxième partie de la nuit est consacrée à la maraude. Le public rencontré a évolué ces derniers mois, Depuis un an, «il y a plus de jeunes à la rue», constate Azeddine Achbouny. «Dans le secteur de l’Hôtel de ville, on retrouve par exemple des tentes avec des enfants en bas âge, des nourrissons. Avec les Jeux olympiques qui arrivent, les familles perdent leur place d’hébergement plus pérenne, et nous n’avons pas d’autres solutions à leur proposer…» Selon plusieurs organisations dont l’Unicef, début octobre, près de 3 000 enfants étaient sans solution d’hébergement après avoir pourtant appelé le 115, des chiffres en hausse depuis l’été et sous-estimés, car ils ne comptent pas les mineurs non accompagnés ou les familles qui n’appellent pas le 115.

Cette nuit, le thermomètre affiche 5 °C. Ce n’est que le début des basses températures, et Williane craint l’hiver qui arrive. «Plus il fait froid, plus les signalements augmentent. Pendant les périodes hivernales, on peut parfois avoir quarante signalements dès le début de la maraude.» Quand Azeddine est arrivé, il y a trois ans et demi, «on avait trois camions de plus pour l’hiver et plus de vêtements, et ça fait déjà deux années que ce n’est plus le cas… Pourtant il n’y a pas moins de monde dans les rues». Début novembre, le ministre du Logement, Patrice Vergriete, a annoncé le recrutement de 500 personnes «pour le 115, les maraudes et l’accueil de jour», ainsi que le versement de primes à hauteur de 4,7 millions d’euros pour les employés du Samu social. En 2022, près de 27 000 personnes à la rue ont été assistées lors des maraudes de nuit.


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