samedi 18 novembre 2023

Le portrait Véronique Fournier et Francis Carrier, meilleurs vieux

par Eric Favereau    publié le 16 novembre 2023

Inséparable duo, la médecin et le militant gay de 69 ans sont les créateurs du premier «contre-salon» de la vieillesse. Ils se battent pour que l’on redonne la parole aux personnes âgées et luttent contre les clichés qui plombent les séniors.

«C’est quand même incroyable, tout le monde parle à notre place», tonne le militant gay Francis Carrier. «Mais où sont les droits des vieux ? Où est leur libre choix ?» analyse Véronique Fournier, médecin. Tous les deux ont 69 ans, tous les deux ont un itinéraire qui, a priori, ne les conduisait pas à ce combat. Et les voilà pourtant inséparables, comme un couple, l’un commence une phrase, l’autre la finit. Ils s’appellent plusieurs fois par jour, mettant au point tous les détails de leur Contre-salon des vieilles et des vieux, qui se tient ce week-end à Paris. Un événement unique, loin des clichés sur les personnes âgées et surtout loin de la «silver economy» qui cherche à transformer la vieillesse en bonne affaire à tout faire.

Ce duo est, par bien des aspects, improbable, un de ces miracles que provoque l’engagement. On les connaît bien tous les deux pour avoir travaillé avec eux à la création du Cnav (Conseil national autoproclamé de la vieillesse). L’idée de ce conseil était alors toute simple : que les personnes post retraitées parlent. Avec un slogan : «Rien sans les vieux pour les vieux». N’était-ce pas sidérant, en effet, que lors du scandale des Ehpad tout le monde ait pu donner son avis, sauf les premiers concernés ? Et que penser de cette ahurissante politique qui a consisté à fermer à double tour les établissements pendant le Covid pour, dit-on, protéger les résidents, mesures sur le moment acceptées par tous, sauf peut-être par ces mêmes résidents à qui on avait oublié de demander leur avis ?

Alors l’un comme l’autre ont décidé de prendre la parole en ces temps de jeunisme affiché. «Je suis un survivant», commence par dire Francis Carrier. Et c’est vrai que la vieillesse est pour lui une divine surprise. Gay, séropositif depuis 1986, militant à Aides depuis les toutes premières années du sida. «Je ne devais pas vieillir, lâche-t-il. Mon compagnon a été à deux doigts de mourir, et on est là, vivants, rescapés d’une histoire. Alors pas de quoi faire la fine bouche.» Informaticien, Francis Carrier a toujours été dans l’action. Rien ne l’agace plus que les mots qui n’ont pas d’écho dans la réalité. Il adore aussi les comédies musicales, au point que, dans les années 80, il est à l’origine du groupe des Caramels fous qui fera un triomphe dans toute l’Europe. Mais avec le VIH, tout s’est fracassé, et la troupe a été décimée. Plus tard, approchant de la soixantaine et son entreprise d’informatique ayant des difficultés, il décide d’anticiper sa retraite. Il a 59 ans. Que faire ? «Je suis allé aux Petits Frères des pauvres. J’ai découvert ce qu’était la vie, les vieux, l’exclusion et la pauvreté. Et je me demandais où sont les personnes qui ont mon âge, et qui me ressemblent – gays, séropos ? J’ai compris que, nous les vieux, on nous enfermait dans une case : “Tais-toi, tu es fini, bon à jeter”.» Alors ? «Le seul modèle que j’avais était celui de la lutte contre le sida, je retrouvais les mêmes mécanismes de mises à l’écart. D’où ma création de Grey Pride : vieux, gay, et tenter de faire évoluer le regard sur la vieillesse.» Et la bonne idée de Francis Carrier a été de mettre les pieds dans le plat et de parler de la sexualité des âgées. Ils auraient donc une sexualité ? «Il est temps de porter un message fort sur les besoins affectifs, la sexualité et la diversité des personnes âgées», martèle-t-il. Et cela a marché. Ainsi, il met en place depuis deux ans une sorte de label, avec formation à l’appui pour les Ehpad, afin que le personnel soit ouvert aux questions d’intimité, de sexe, etc.

Pendant ce temps-là, Véronique Fournier était, elle, à l’hôpital. Cardiologue à l’hôpital Cochin, à Paris, elle y a monté le Centre d’éthique clinique (CEC), une structure unique en France, lieu transversal où soignants, proches, mais aussi philosophes, juristes, débattent et rendent des avis sur des situations conflictuelles de soins. Faut-il ou non opérer d’urgence ce schizophrène qui ne le veut pas ? Faut-il suivre ou non l’avis de cette femme témoin de Jéhovah qui refuse, d’avance, une transfusion sanguine ? Et cette dame qui ne veut pas d’une énième chimiothérapie pour son cancer ? Véronique Fournier savait, alors, de quoi elle parlait. Elle avait été, au sein du cabinet de Bernard Kouchner, une des artisanes des Etats généraux de la santé, un des moments les plus intenses de démocratie sanitaire en 2000.

Véronique Fournier n’aime pas traîner. Quand elle atteint 65 ans, elle prend le jour même sa retraite des hôpitaux de Paris. «C’était clair, je laissais la place à Nicolas Foureur, au Centre. Mais pour autant, je n’allais pas ne rien faire, raconte-t-elle. Mon mari, avocat international, se lançait dans une grande activité d’exploitant forestier. Il fallait que j’invente quelque chose, je n’avais nulle envie de sortir de la vie sociale.» Mais pourquoi avoir choisi les vieux ? Réponse claire : «Je ne voulais pas vieillir comme la société le voulait. Et moi, médecin, je voyais l’impasse que constituait l’attitude de la médecine qui prenait la vieillesse pour une maladie. Non, il ne fallait pas les discriminer mais les traiter comme tout le monde.» Véronique Fournier monte en Gironde un drôle de lieu pour accueillir des vieux provinciaux. Et à Paris, elle se lance dans l’aventure du Cnav avec Francis Carrier. «Francis était méfiant quand il m’a vue, il ne fallait surtout pas que je ressemble à sa mère», s’amuse-t-elle. Réponse de celui-ci : «Peu à peu on s’est découvert. J’aime sa grande opiniâtreté, elle ne lâche pas. Quand tu es militant comme moi, tu as une vue limitée, Véronique regarde à 360°C.» Elle à propos de lui : «Je ne suis pas dans les revendications. Cela m’intéresse de faire, je suis plus dans les propositions. Pour moi, la cohérence, c’est le droit des personnes. Francis, lui, va le mettre dans le concret.» Paradoxalement, sur la vieillesse, ils ont une vue un peu différente. «Agé, oui je le suis et tant mieux ! Je n’ai pas peur de vieillir», insiste Carrier. Véronique Fourier est plus réticente : «La vieillesse n’est pas toujours très rigolote, il faut y travailler pour que cela devienne supportable.»

D’où le Cnav et maintenant le Contre-salon. «A travers des ateliers variés qui traiteront de la vie intime des vieilles et des vieux comme des habitats alternatifs, mais aussi des rencontres, des débats avec Michelle Perrot ou Annie Ernaux, le but c’est qu’au final se crée du lien, du collectif», analyse Véronique Fournier. Francis Carrier : «On ne se tait plus. La politique des petits pas, c’est fini. C’est un changement de pouvoir. Rien pour les vieux, sans les vieux ! On prend la parole et on ne la lâche pas.» Elle : «Oui, il s’agit d’une prise de pouvoir, mais pas sur la société, car nous ne sommes pas seuls. D’autant que notre génération n’a pas à se plaindre, on a été plutôt verni. Il faut faire des propositions.» Tous les deux, à l’unisson : «En même temps, ce n’est pas simple. Le vieux, c’est jamais soi, c’est toujours l’autre. Alors, on est un peu des empêcheurs de vieillir en rond.»

1954 Naissance des deux.

2021 Création du Cnav.

17 au 19 novembre Contre-salon des vieilles et des vieux, Halle des Blancs-Manteaux (75004).


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