mardi 14 novembre 2023

Fin de vie Pierre Jova : «L’humanisme ne peut pas résider dans l’administration de la mort»

par Adrien Naselli    publié le 12 novembre 2023 

Dans une enquête menée en Belgique et en Suisse, le journaliste souligne les souffrances des personnes confrontées au «droit à mourir» qui pourrait bientôt être légalisé en France.

Les choses s’accélèrent. Emmanuel Macron réunit mardi les ministres concernés par le projet de loi sur la fin de vie, qui devrait être présenté en décembre au Conseil des ministres. Comme prévu depuis le vote massif en faveur de l’ouverture d’une «aide active à mourir» en avril par la Convention citoyenne, un avant-projet de loi a été remis au Président, qui a promis une «loi de liberté et de respect». La ministre déléguée à l’Organisation territoriale et aux professions de santé, Agnès Firmin Le Bodo, dévoilait en octobre les volets du projet de loi : développer les soins palliatifs, renforcer le droit des patients et l’accompagnement du deuil, étendre l’aide à mourir aux majeurs condamnés à court ou moyen terme. Le gouvernement, qui veut arbitrer sur les critères fixés pour le recours au suicide assisté devra faire face à un débat vif entre les partisans d’une loi «ouverte», comme le neurochirurgien Stéphane Velut, et les opposants, comme le journaliste Pierre Jova qui s’appuie sur l’expérience belge pour montrer les dérives possibles.

En France, les partisans du projet de loi sur la fin de vie se réfèrent souvent au modèle belge, où l’euthanasie a été votée en 2002. C’est là que le journaliste de l’hebdomadaire chrétien la Vie Pierre Jova a enquêté auprès de proches de personnes euthanasiées ainsi que des professionnels pour défaire l’idée d’un consensus sur la question. En 2022, 2 966 personnes avaient recours à l’euthanasie en Belgique, soit 2,5 % des décès. Si Pierre Jova dément le fantasme d’une «ruée française vers la Belgique» (53 Français y ont eu recours l’an dernier), il montre dans Peut-on programmer la mort ? (1), que l’euthanasie et le suicide assisté n’ont pas apporté l’apaisement attendu, et invite à s’interroger sur le futur modèle français.

Que retenir de l’expérience belge où l’euthanasie a été votée il y a plus de vingt ans ?

En 2002, la Belgique était le deuxième pays à autoriser l’euthanasie après les Pays-Bas. Cette expérience offre un bon recul sur les effets de la loi. J’ai découvert une société dans laquelle les drames sont nombreux quand les gens y sont confrontés : souffrance psychologique des proches et des soignants, décisions prises sans chercher d’alternative, parfois dans une rapidité qui heurte l’entourage. Puisque la loi consacre l’autonomie absolue du patient, il n’est pas obligatoire de consulter la famille. Ainsi certaines familles apprennent par un appel des maisons de repos, les Ehpad belges, que leur parent a été euthanasié. C’est tout à fait légal. De plus, une fois dépénalisée, l’euthanasie élargit d’elle-même ses conditions. Je me suis intéressé au cas belge dès 2014, quand la loi d’euthanasie pour les mineurs a été votée. Le symbole me semblait indigne d’une démocratie moderne.

Le débat public existe-t-il encore sur la question ?

Il revient par effraction comme avec l’histoire de Shanti de Corte, survivante des attentats de Bruxelles, euthanasiée à 23 ans pour souffrance psychologique. Certains praticiens s’insurgent que ce type de souffrance puisse être considéré comme incurable par la loi. Mais la société belge s’étant fondée sur un compromis entre catholiques et «libéraux» (laïques), il y a un souci de cohésion sociale très éloigné de notre culture du débat, qui conduit à accorder une confiance bien plus grande aux experts qu’aux intellectuels. Le problème, à mon sens, est que la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie (CFCEE) est composée de personnes qui ont écrit la loi, qui en sont des militants, ou de médecins qui la pratiquent. Il faut savoir que la CFCEE juge a posteriori si les déclarations des médecins sont conformes à la loi. En 2018, le neurologue Ludo Vanopdenbosch a démissionné car la commission avait validé une euthanasie perpétrée sans le consentement d’un patient. En France, une instance avec autant de conflits d’intérêt serait violemment contestée.

Quelles sont les différences avec le modèle suisse ?

Il n’y a pas d’euthanasie mais un suicide assisté, c’est-à-dire que ce sont les patients eux-mêmes qui se donnent la mort avec l’aide d’une perfusion ou d’une «potion». Un acte qui donne systématiquement lieu à une enquête de police car contrairement en Belgique où elle est déclarée «naturelle», la mort est toujours déclarée «suspecte». C’est pourquoi les associations dans lesquelles les gens peuvent aller se tuer, et qui portent toutes des noms cocasses – Dignitas, Exit, Life Circle – filment la scène pour donner l’enregistrement aux policiers. Les enquêtes dépendent ensuite du sérieux des procureurs. La différence fondamentale, c’est que ce ne sont jamais les soignants qui font l’acte.

Vous estimez que «la mort programmée est éminemment spirituelle».

Même si je respecte l’engagement de ces personnes, il faut voir qu’il est de nature quasi religieuse ! Pour l’association Exit, le suicide assisté est une «autodélivrance» : cela revient à dire qu’en mourant, l’âme sera libérée du corps. C’est pourquoi je conteste que la mort programmée soit une manière athée de mourir. Qui serait, au contraire, vivre chaque seconde la seule existence dont on dispose.

Vers quel modèle devrions-nous aller selon vous ?

En Europe, seuls les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et l’Espagne autorisent l’euthanasie. C’est le suicide assisté qui est en vogue actuellement : il a été récemment adopté par l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche et le Portugal, où l’euthanasie existe aussi pour les gens qui ne peuvent pas se tuer. Pour ma part, je ne crois pas que la France soit en retard ; elle a construit son propre modèle axé sur les soins palliatifs. Depuis 2016, la loi Claeys-Leonetti généralise la possibilité de recourir à une «sédation profonde et continue» en phase terminale, mais elle est trop peu connue. Il y a une différence ténue mais fondamentale entre la sédation et l’euthanasie : ces produits soulagent le patient au risque de hâter son décès, mais ce n’est pas une dose mortelle, contrairement aux injections belges qui paralysent la respiration puis le cœur de la personne. L’intention de la sédation, c’est que la personne arrête de souffrir, mais ce n’est pas nous qui décidons quand elle meurt. Cela laisse la porte ouverte au mystère.

Le droit à mourir, c’est une idée de gauche ?

Cette demande brouille les pistes. Les sénateurs socialistes Roger Lallemand et Philippe Mahoux, pères des lois belges, disaient défendre les droits individuels. Pour ma part, je dirais plutôt que la mort programmée est une mégatendance de nos sociétés : l’individualisme qui fait peu de cas de l’entourage, la vieillesse vue comme une «maladie incurable», l’isolement des personnes âgées, et l’utilitarisme libéral. Toutes choses que la gauche devrait combattre ! Ceci dit, je ne jugerai jamais les personnes qui décident de recourir à cela. Je pense notamment au récent documentaire de Marina Carrère d’Encausse sur son compagnon atteint de la maladie de Charcot. C’est légitime, respectable, mais pour moi, l’humanisme réside dans l’accompagnement et le soulagement des souffrances, pas dans l’administration de la mort. Je me rappelle les mots de Robert Badinter lors d’une audition à l’Assemblée : «La vie, nul ne peut la retirer à autrui dans une démocratie.»

(1) Peut-on programmer la mort ? de Pierre Jova, «Libelle», Seuil, 60 pp.


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