mercredi 8 novembre 2023

Danse Nach, du krump à volupté

par Ève Beauvalle    publié le 10 juin 2021

Au Festival d’Automne à Paris, la chorégraphe reprend son spectacle-conférence autour de cette danse communautaire née dans les banlieues de Los Angeles et désormais diffusée sur les scènes du monde entier. 
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En fait, de quoi parle le krump ? En 2005, la réponse était assez claire. Au moment où David La Chapelle sortait son documentaire Rize, les spectateurs du monde entier découvraient une danse cathartique, pétaradante et clownesque, née dans les banlieues pauvres de Watts, à Los Angeles, et qui semblait digérer des décennies d’oppression subies par les communautés afros déchirées dans les guerres de gangs, pour mieux les faire exploser en un feu d’artifice de torses mitraillettes, de bassins lance-flammes et de langues grimaçantes. Quinze ans plus tard, aujourd’hui que les krumpers s’affrontent en battles de Dakar à Berlin en passant par Moscou – la Russie étant devenue un autre empire de cette danse dite «communautaire» – aujourd’hui qu’une nouvelle génération téléporte ce vocabulaire épique et martial sur les plateaux des grandes scènes internationales, une danseuse comme Nach vous prie d’arrêter de réduire le krump à «une danse de banlieusards en colère. Non, faut être un peu plus curieux que ça…» Par exemple, son krump à elle raconte beaucoup d’autres histoires. Et notamment des histoires de cul. Au sens kinésique mais aussi rituel. Et qui veut bien accorder de la profondeur à ces histoires se connectera alors à un monde fantastique, pluriséculaire, où le krump de Los Angeles répond au butô japonais mais aussi au flamenco espagnol ou au sabar sénégalais.

«Gros tabou dans le hip-hop»

«Le krump est aussi un rituel érotique.» C’est une phrase qui arrive vite dans la discussion que l’on mène avec cette danseuse de 34 ans, alors qu’elle s’apprête à présenter plusieurs pièces à la Biennale de la danse de Lyon puis au Festival de Marseille. Et la phrase n’a pas l’air si évidente à défendre dans la communauté de danseurs urbains qui l’a vu émerger il y a une dizaine d’années. Une «meute» et non une «bande», précise-t-elle, dont elle vénère certains des rituels mais abhorre cette forme de pudeur viriliste qu’elle nous décrit avec mille pincettes – «regardez au 104, à Paris [où s’entraînent beaucoup de danseurs, ndlr], ça ne se passe pas toujours bien entre krumpers et vogueurs [les vogueurs émanant de la communauté LGBT +, ndlr]». Son «corps de femme, introduit-elle, a grandi dans des codes masculins». Elle n’a jamais aimé que les hommes lui déroulent le tapis rouge lors d’une cession : «Tu te touches, tu te pousses, c’est la bagarre, moi j’adore.» Et ça la rend folle, ou disons perplexe, qu’un journaliste ait pu un jour écrire «elle se bat pour sortir de la masculinité» : «C’est faux !» Nach, «droguée au show», réfléchit à l’érotisme féminin, masculin et à la somme des deux qu’elle brandit en elle-même comme un drapeau. «Mon travail aborde cette dimension, avec du nu notamment et ça, c’est encore exclu dans le hip-hop. Gros tabou. Pourtant, concrètement, tu es entouré de mecs en sueur et tu touches à des formes d’extase.» Pourtant aussi, c’est bien par la force du périnée que le krump vient puiser l’énergie dans le sol, pour concentrer ensuite le feu dans le bassin avant de le catapulter en rafales de twerks et de «chest pops» (soulèvements rapides du torse) vers l’assemblée.

Elle a pu parler de ces paradoxes avec le chorégraphe Heddy Maalem, qui l’a castée en 2012 dans sa pièce historique sur le krump, Eloge du puissant royaume. Elle en parle aujourd’hui avec Ruth Rosenthal, cette artiste israélienne (du tandem Winter Family) qui formera avec Nach le duo 7 vies au Festival d’Avignon. Une rencontre impulsée par la krumpeuse pour faire le point sur la notion d’engagement – notamment d’engagement féministe. Occasion de parler en creux de l’injonction partout faite aux danses urbaines de porter un discours politique et identitaire. Dans le texte de présentation de 7 vies, Nach écrit : «Je ne sais pas ce qu’est une lutte. Avons-nous le choix de ne pas lutter ? Mon corps krump est politique parait-il. Je ne suis pas certaine.» Anne-Marie Van a grandi à Bobigny, à la cité de l’Etoile, dans une famille cap-verdienne avec racines vietnamiennes du côté de son père. Mais Bobigny n’est pas Watts – pas cette banlieue de L.A. où aucune autre activité que le foot n’était proposée aux jeunes avant la naissance du krump. Nach a infiltré très tôt les infrastructures culturelles de sa ville. Globe-trotteuse, souhaitant «être élève de tout», elle a rapidement quitté la banlieue parisienne et pris ses distances avec les «fame» du krump. Elle a travaillé hors de la communauté, puis est revenue dans une autre fame plus tard – ça me manquait beaucoup aussi –, pour en ressortir encore et se trouver finalement dans le nomadisme.

Inspiration de la danse butô

Nach a eu besoin de voyager pour saisir la richesse grammaticale du krump. C’est en allant au Japon qu’elle a pu creuser, par exemple, le rôle moteur des organes sexuels, fondamentaux dans la danse butô. Là-bas, elle a aussi mis en miroir la théâtralité du krump, «cette danse bavarde et incisive», à l’art savant de la lenteur : «J’ai passé six mois à découvrir leurs espaces où tu ne fais presque plus rien. C’est fou l’intensité à laquelle tu accèdes. Cette attitude butô, cette lenteur, sont là en puissance dans le krump qui a aussi des espaces de suspension. Sauf que le butô, lui, les étire et en fait des figures centrales.» Elle a donc cherché «à faire vivre ces espaces. Mais tu peux pas faire ça en battle, parce qu’en battle tu n’as que soixante secondes pour faire rayonner le personnage et l’attitude, pour atteindre le climax et lâcher les chevaux [la “get off“] 

Nach était déjà une danseuse majestueuse, elle se cherche aujourd’hui comme chorégraphe. Et l’on passerait des heures à écouter ses petites études comparées, entre krump et flamenco maintenant, deux danses rituelles déployées en cercle avec une assemblée de chœurs : «En krump, on a aussi des cris qui entraînent le danseur, ce qu’on appelle la “hike“, et les deux danses sont basées sur des “stomp“ massifs [des frappes de pieds].» De tout cela, Nach a tissé une conférence dansée, sorte de grand labo de réflexion sur sa pratique. Elle s’intitule très pertinemment Nulle part est un endroit.

«Nulle part est un endroit», du 8 au 10 novembre à la Commune, CDN d’Aubervilliers. Le 10 décembre au Théâtre Jean Vilar, Vitry sur Seine.


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