mercredi 8 novembre 2023

Danse Alice Ripoll : «Le corps est tout ce qu’il reste à ceux dont on a confisqué les vies»

par Laurent Goumarre   publié le 4 novembre 2023 

Au programme du Festival d’automne avec la création «Zona Franca» et la reprise du puissant «aCORdo», la chorégraphe brésilienne aborde la danse comme un geste radicalement politique et psychanalytique.

Au téléphone, la première question a été : «Vous êtes où ?» Silence. La chorégraphe Alice Ripoll ne sait plus. «Ça y est, j’ai trouvé : Düsseldorf pour le festival Tanzhaus. Désolée mais le rythme est un peu difficile à suivre.» Forcément : les dates de tournée et les festivals s’enchaînent pour l’artiste née en 1979 à Rio de Janeiro, plébiscitée sur les scènes européennes et programmée cette année au Festival d’automne à Paris. Avec deux pièces : une création, Zona Franca, et la reprise d’aCORdo, performance de trente minutes qui a marqué les esprits lors de son passage en France en 2019. Pas de décor, pas d’éclairage, juste des chaises, une porte, et quatre danseurs, embarqués d’abord dans une série de tableaux vivants, reconstitutions lascives de scènes de pietas et descentes de croix saint-sulpiciennes, puis dans une transe frénétique de corps possédés, avant de basculer dans le coup d’Etat : le braquage des spectateurs, qui devront récupérer eux-mêmes portables et portefeuilles sur le corps des danseurs. C’est ça, aCORdo : des spectateurs flics, des danseurs voleurs fouillés mains sur le mur. Le raccourci est saisissant, qui pointait au moment de sa création, en 2017, la réalité indiscutable de la lutte des classes entre ses artistes issus des favelas et le reste de la société brésilienne.

Effet de transfert

Le rapport de force, on le connaît : des corps systématiquement contrôlés à la couleur de peau, «gardés à vue» et «hors de vue» de celles et ceux qui vont au spectacle, qu’il faut bien identifier comme la bourgeoisie brésilienne. Alice Ripoll sait de quoi elle parle, elle vient de là : mère psychanalyste, père avocat, des parents «qui aimaient l’art contemporain, la littérature. Beaucoup de livres à la maison, et dans tous les genres. Mes parents m’emmenaient au musée, au spectacle. Je me souviens de ma première expérience artistique à 13 ans, Grupo Corpo, une compagnie de danse brésilienne. J’ai vu là qu’il existait un autre monde, d’autres corps qui n’étaient pas reliés à ma vie». La connexion s’est faite, via la psychanalyse, dans un effet de transfert : Alice Ripoll a 21 ans, elle est étudiante en formation psy, et devient danseuse et chorégraphe.

Un passage à l’acte ? «Pendant des années, j’ai mis au point une explication officielle : à l’université, dans le cadre de mes études en psychanalyse, j’étudiais des techniques qui travaillaient le corps, comme la technique Alexander, une méthode de rééducation posturale. Ça m’a vraiment intéressée, et j’ai intégré l’école Angel Vianna de Rio, avec un enseignement très ouvert sur les questions de réhabilitation motrice, comment chacun peut danser avec ses propres limites, la diversité des corps pour envisager des mouvements… Aujourd’hui je sais que j’avais trouvé dans cette école le moyen d’être en contact direct avec l’art. Je me connectais enfin avec ce que devait être ma vie, la place que je savais – sans pouvoir l’énoncer – être la mienne depuis mon enfance. Me revenaient les souvenirs des heures passées dans ma chambre à rechercher les positions les plus extravagantes. J’étais très souple, je me vois encore face au miroir en train de tenter des tas de mouvements, sans jamais penser à cette époque que ça pouvait être de la danse. Je n’avais aucune idée de la danse. Il a fallu des années pour comprendre qui j’étais, ce que j’avais à faire, trouver et prendre ma place.»

«Ma dramaturgie, c’est mon inconscient»

A la tête de deux collectifs de danseurs et danseuses issus des favelas, Rec (fondé en 2009) et Suave (en 2014), Alice Ripoll «entend», au sens analytique du terme, la danse. Il ne s’agit pas de plaquer une esthétique, une grammaire de gestes sur le corps des interprètes – ce qui reproduirait une histoire de la violence –, mais de porter sur scène ce qui a été vu-entendu. «Je ne leur demande pas de me parler de leur vie. Je ne leur pose pas de questions sur leur enfance, pour ensuite jeter tout ça sur le plateau. Ce n’est pas mon travail. Moi je continue d’étudier avec les danseurs. Je passe mon temps à les écouter, noter, reprendre leurs expressions, ce qu’ils disent de leurs danses. Je les observe jusqu’au moment où la pièce sera une interprétation de ce que j’ai vu et entendu. Forcément une pièce qui dit, sur un plan métaphorique, la société comme la politique. C’est en cela que la psychanalyse fonctionne dans mes spectacles. Et bien sûr, j’apporte des choses, comme un psychanalyste peut diriger une séance. Je peux être très directive, mais je ne juge jamais.»

C’est toute la force de ses passages à l’acte chorégraphiques, enfin débarrassés des impératifs dramaturgiques qui alourdissent trop souvent des pièces qui se pensent militantes et se révèlent pédagogiques. Tout est politique chez Ripoll, «parce que la danse au Brésil est politique, le corps est tout ce qu’il reste à ceux dont on a confisqué les vies. Mais tout se passe par associations libres : je peux me contredire, laisser arriver quelque chose qui, a priori, n’a rien à voir avec ce que j’ai mis en place. Comme dans une cure : ce qui vient à l’esprit est ce qui est important, alors je prends. La dramaturgie claire, ça ne marche pas pour moi, ma dramaturgie c’est mon inconscient.» Voilà qui clôt l’entretien. Comme on dirait à quelqu’un sur le divan : «On va s’arrêter là pour aujourd’hui ?»

aCORdo, les 8 et 12 novembre, et Zona Franca, du 9 au 11 novembre, au Centquatre (75019) dans le cadre du Festival d’automne.


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