mardi 21 novembre 2023

Ces vingtenaires qui se détournent de l’alcool : « Tu as l’impression que c’est un anxiolytique rapide, mais, le lendemain, tu doubles ton angoisse »

Par    Publié le 21 novembre 2023

Pour nous répondre, Anna Toumazoff s’est éclipsée un moment du bar où elle était attablée. Elle n’avait, ce soir-là, pas commandé de pinte de bière, comme elle pouvait le faire par le passé, souvent par simple automatisme. Mais un latte double expresso. Sa nouvelle habitude, en alternance avec des Club-Mate (une boisson pétillante et énergisante à base de thé), depuis que la jeune femme de 27 ans a arrêté de boire de l’alcool. En septembre, l’influenceuse féministe et présentatrice au Mouv’de Radio France a médiatisé cette décision sur son compte Instagram : « J’arrête complètement l’alcool pour les six prochains mois », a-t-elle écrit en accroche. Comme pour se fixer un objectif auquel elle ne pourrait plus déroger. Et puis, pour « donner de la force à ceux qui s’interrogent sur leur consommation, sans oser sauter le pas », nous explique-t-elle.

Cela faisait plusieurs mois qu’elle-même avait commencé à interroger les impacts que son usage de l’alcool, de fêtes arrosées en afterwork, avaient sur sa « vie entière » : les actions réalisées ivre regrettées au petit matin, la propension « triste » à s’« intoxiquer » pour espérer profiter les uns des autres, les fréquentes gueules de bois, comme l’anxiété vive des lendemains de cuite, qu’elle raconte sans filtre sur le réseau social. Son intervention suscite de nombreux commentaires de ses abonnés de moins de 30 ans, confiant aussi leur prise de conscience de l’aspect envahissant que l’alcool a pris dans leur quotidien.

Les premiers mois de la rentrée riment habituellement, à cet âge de la vie, avec le retour des verres de fin de journée, des dîners entre potes, des soirées étudiantes et autres week-ends d’intégration, où l’alcool est omniprésent et banalisé. Et c’est justement ce moment que plusieurs vingtenaires ont choisi, à l’instar d’Anna Toumazoff, pour exprimer publiquement leur volonté de prendre du recul avec la boisson. Salomé Lahoche, illustratrice de 25 ans, en a fait une petite BD en ligne, où elle explique son entrée dans la sobriété après avoir, durant ses études, tant « romantisé la défonce et l’image rock qu’elle véhicule ».

Une tendance de fond

Ces récentes prises de parole s’inscrivent dans une tendance de fond. Les jeunes boivent de moins en moins, indiquent les études sur le sujet. La proportion de ceux de 17 ans n’ayant jamais bu d’alcool au cours de leur vie a ainsi significativement augmenté en vingt ans (19,4 % en 2022, contre 4,4 % en 2002), selon le dernier rapport de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), publié en 2023. Lorsqu’ils boivent, les jeunes ont toujours tendance à le faire dans des quantités importantes, relève l’enquête, avec la persistance des phénomènes de binge drinking, ces alcoolisations massives lors des premières expériences festives. Mais même ces pratiques-là diminuent chez les jeunes adultes et les adolescents (seuls 36,6 % des jeunes de 17 ans interrogés ont eu un épisode de consommation importante dans le mois, avec plus de six verres rapprochés, contre 44 % en 2017).

Signe visible du potentiel commercial de la sobriété, un marché émergent de boissons sans alcool se fait jour ces dernières années, rivalisant de créativité pour proposer des substitutions à la bière fraîche en terrasse – et déploie une communication appuyée sur les réseaux sociaux, pour cibler ce jeune public concerné.

C’est en installant une application qui permet de garder un œil sur sa consommation dans la semaine que Luke, étudiant en géographie à Rennes, s’est rendu compte avec effarement qu’il n’y avait « quasiment pas un jour » où il ne buvait pas. « Dans un cercle étudiant, il est facile de se dire que “boh, c’est juste un verre le soir entre potes”, sauf que, parfois, ce n’est pas que le soir, et que ce qui paraissait peu problématique finit par le devenir. L’effet de groupe fait qu’on enchaîne les verres, sans même réfléchir à si on en a seulement envie », raconte le jeune homme de 22 ans, qui, depuis la mi-août, se fait violence pour combattre ses réflexes.

Pauline (son prénom a été modifié), ingénieure de 25 ans dans le numérique, s’est aussi aperçue que la consommation d’alcool inondait sa culture de travail. « Dans toutes les boîtes où j’ai travaillé, il y a des afterwork réguliers, avec une consommation fléchée vers l’alcool. Quand je m’aventure à prendre un Coca, on me fait la remarque : “Bah alors, on est sage ce soir ?” » Dans nombre de milieux, la création de liens entre collègues, essentielle à la carrière, passe encore par ce biais. « C’est une façon instituée de briser la glace. » Longtemps, le fait d’aller boire une bière a aussi été associé, pour Pauline, à un « sas de décompression entre le travail et chez soi, l’outil pour relâcher la pression ».

Retombées psychologiques

Sauf que, à long terme, l’alcool n’avait pas l’effet d’apaisement escompté. « Boire renforce mes migraines chroniques. Souvent, je me réveille aussi dans un sacré état de déprime, avec un contrecoup. J’ai fini par me dire que ça ne valait pas la peine », explique-t-elle. Réaliser ces retombées psychologiques a été crucial pour Luke. « Cela affectait beaucoup mon moral, en altérant mon sommeil », décrit l’étudiant, qui, désormais, note moins de phases de tristesse dans sa semaine. « Tu as l’impression que c’est un anxiolytique rapide, mais, le lendemain, tu doubles ton angoisse, abonde Justine Thevenin, Toulousaine de 26 ans, qui ne boit quasiment plus depuis plusieurs mois. Je me sens beaucoup mieux mentalement, mais également physiquement. J’ai eu un regain d’énergie, comme si mon corps se réinitialisait. »

Pour beaucoup, cet impact sur le corps a été un détonateur. Clémentine Roux-Claden, 27 ans, a commencé à s’interroger après être tombée sur la vidéo d’une youtubeuse qui alertait sur la grande toxicité de l’alcool. Elle s’est ensuite mise à éplucher des ressources scientifiques. « Des classements [issus notamment d’études publiées dans The Lancet] montraient que le LSD était plus inoffensif que l’alcool, pourtant tellement démocratisé. Je ne pouvais plus le voir comme une consommation anodine », explique l’architecte parisienne.

« La jeune génération actuelle s’intéresse beaucoup plus que les précédentes à la santé physique, comme à leur santé mentale, par ailleurs très fragilisée depuis la crise du Covid-19. Sur les réseaux sociaux, les leaders d’opinion en parlent, et il est davantage valorisé d’en prendre soin, dont en limitant l’alcool », analyse Maria Melchior, épidémiologiste à l’Inserm. Même si, de manière moins positive, la chercheuse note aussi que l’arrêt de l’alcool répond, chez certains, aux besoins de contrôle de son poids et d’un « culte de l’apparence physique » de plus en plus exacerbé chez certains jeunes, potentiellement délétère.

Pour ces nouveaux abstinents, ce tournant est l’occasion d’explorer un autre rapport aux autres, de dialoguer comme de communiquer avec les idées claires. « On est entrés dans notre vie d’adulte avec l’alcool, puisque, quand on y pense, bien des moments de sociabilité hors du travail sont associés au fait de boire, souligne Anna Toumazoff. Alors qu’est-ce que c’est que d’embrasser quelqu’un pour la première fois sans alcool, de célébrer des événements heureux en s’en passant, de nouer des amitiés solides sans ces verres qui s’éternisent ? » Depuis son entrée en sobriété, elle favorise les rendez-vous en tête à tête avec ses proches, qu’elle trouve eux-mêmes « plus qualitatifs » ainsi.

Sociabilité sans état d’ébriété

Il y a toutefois un domaine devant lequel elle se sent « face à l’Everest » : la séduction. « Comme beaucoup, je suis une dragueuse timide, alors ne plus être aidée par une petite ivresse pour se désinhiber, ce ne sera pas évident. Mais je veux me laisser l’occasion de me découvrir aussi sur cette facette », constate-t-elle.

Voir qu’il est possible de lever son inhibition sans cette béquille peut se révéler source de satisfaction. « J’ai gagné en confiance en moi, en voyant que je n’ai pas forcément besoin de boire pour être intégré et qu’en soirée des personnes apprécient de passer du temps avec moi, non pas pour le côté cool et un peu débridé que donne l’alcool », souligne Luke. Pauline a même été surprise de passer de « bien meilleures » soirées. « Il m’est arrivé de faire la fête de 22 heures à 7 heures sans un verre, et c’était génial. Je n’ai pas eu l’espèce de coup de mou de milieu de soirée, où l’on finit complètement affalé sur un canapé. »

Dans plusieurs métropoles européennes, des soirées « sans alcool » commencent même à se développer, dans la veine dessober parties du monde anglophone. Justine Thevenin a fait le déplacement jusqu’à Bruxelles pour participer à l’une d’elles, organisée en septembre dans un grand club « habituellement associé à des événements très alcoolisés ». Ce soir-là, les videurs ne laissent pas entrer les gens éméchés et, à l’intérieur, ont été aménagés un espace « chill » avec diffusion de courts-métrages et exposition artistique, ainsi qu’une grande scène avec des DJ sets pour danser. « Faire la fête à côté de gens qui n’ont pas bu, quand on ne boit plus soi-même, ça faisait tellement du bien, raconte Justine Thevenin. Les personnes comprennent quand tu leur parles, et chacun est plus conscient de ce qu’il fait. » Mais pas moins joyeux, constate-t-elle : « On a dansé comme des fous pendant des heures. »

Ce fut d’abord par contrainte que Justine a arrêté quand, après un épuisement professionnel, l’alcool lui a été médicalement déconseillé. Puis, découvrir la sociabilité sans état d’ébriété lui a « ouvert une porte » qu’elle n’est plus prête à refermer, et sans d’ailleurs jamais être embêtée par son entourage, qui l’encourage. « Je bois encore de temps en temps, simplement, maintenant, je me pose la question deux fois : “Est-ce que tu en as vraiment envie ?”, explique la Toulousaine, qui s’est découvert une passion gustative pour le jus de tomate. Cela fait aussi que, dans des soirées où je ne suis pas dans le mood, au lieu de reprendre un shot pour masquer mon ennui, je vais m’autoriser à rentrer chez moi plus tôt, regarder un bête de film, et vivre ainsi ma meilleure vie. »

Ce réapprivoisement d’un temps de qualité pour soi est au cœur de l’expérience de la sobriété de Lola, 24 ans. « L’arrêt de l’alcool m’a encouragée à regarder comment je suroccupais machinalement mes soirées, même en semaine, remarque-t-elle. Aujourd’hui, j’essaie de lutter contre l’automatisme de contacter, à chaque soir libre, plein de gens pour aller boire un verre, par simple peur du vide. Je me demande ce qui peut me nourrir autrement, seule. » Ces temps de vacuité n’ont pour elle encore rien d’évident. « Mais je vois, au fur et à mesure, que c’est me donner la possibilité de repos, de développer un imaginaire solo. » Et qu’elle a aussi beaucoup plus à donner, ensuite, quand elle retrouve ses proches.


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