mercredi 1 novembre 2023

«Ah ! Nana», quand les femmes dessinaient leurs fantasmes

par Agnès Giard   publié le 28 octobre 2023

Culte, déjanté, éphémère et jubilatoire, la revue fut en France le premier (et dernier) magazine de bande dessinée fait par des femmes. «Métal Hurlant» lui consacre un numéro d’anthologie.

Un strip-teaseur aux cheveux gominés s’apprête à retirer son slip, sous le regard de spectatrices qui l’encouragent en levant leurs coupes. Quand la revue Ah ! Nana apparaît dans les kiosques en octobre 1976, sa couverture donne le ton : on inverse les rôles. Créé par Janic Guillerez, directrice artistique des Humanoïdes Associés et épouse de Jean-Pierre Dionnet, Ah ! Nana – le pendant féminin de Métal Hurlant – se veut «anti-machiste». Son titre reprend de façon ironique la petite phrase «ah, les femmes !». L’expérience cependant est brève. En 1978, la revue cesse car elle est frappée d’une interdiction d’affichage : trop osée. Presque cinquante ans plus tard, Métal Hurlant lui rend hommage dans un numéro hors série de 272 pages, en librairie depuis le 25 octobre. Responsable du hors-série, Cécile Chabraud, éditrice de Métal Hurlant, a sélectionné le meilleur des histoires publiées par Ah ! Nana, accompagnées d’un rédactionnel conséquent sur l’histoire de cette revue mythique.

Vrai casse-tête

Tout commence par un défi – «les filles, vous n’êtes pas cap» – lancé lors d’un déjeuner «dans une cantine de la rue de Lancry [à Paris], près des nouveaux locaux de la rédaction de Métal Hurlant». Ainsi que le raconte la chercheuse spécialiste de la bande dessinée Blanche Delaborde dans un article du hors-série, l’idée de créer Ah ! Nana s’impose lors d’un repas au cours duquel quatre hommes taquinent leurs compagnes. Les femmes s’appellent Janic Guillerez (alors épouse de Jean-Pierre Dionnet), Claudine Giraud (épouse de Moebius), Anne Delobel (compagne de Jacques Tardi) et Keleck (compagne de Jean-Michel Nicollet). Elles travaillent dans la BD, mais à des postes subalternes de coloristes ou maquettistes. Seule Keleck est dessinatrice, chose rare à l’époque. Piquées au vif, les voilà qui décident de lancer leur projet, sous la houlette de Janic Guillerez, alors à peine âgée de 29 ans.

Pour le titre, «nous avions d’abord pensé à “Banana”», raconte Janic Guillerez, interviewée dans le hors-série. Mais la «connotation sexuelle» était trop évidente. Elle avait aussi pensé au titre «Super Nana», avant de l’écarter. Ce sera donc, Ah ! Nana, par allusion au paternalisme qu’il s’agit d’ébranler. But du jeu : montrer que les femmes aussi ont du talent, des idées et de la libido. La revue est surtout censée promouvoir la BD féminine, ce qui – à cette époque – relève du vrai casse-tête : les autrices sont rares. «La plus connue d’entre elles, Claire Bretécher, refuse de participer au nouveau magazine», raconte Blanche Delaborde. Le courant ne passe pas avec Janic Guillerez (Bretécher l’ayant traitée de «petite bourgeoise»). Restent les artistes étrangères. Aux Etats-Unis, la revue Wimmen’s Comix (créée dès 1970), organisée en collectif militant, publie des comics underground sur des sujets qui concernent les femmes : l’avortement, le viol, le lesbianisme… Des autrices américaines sont donc contactées – notamment Trina Robbins, fondatrice de Wimmen’s comix –, dont certaines planches sont traduites en français.

Opportunité et expérimentation

En parallèle, Ah ! Nana prospecte du côté des jeunes graphistes françaises, en leur offrant l’opportunité de s’exprimer librement. C’est dans cette revue que Florence Cestac – qui sera la première femme à recevoir un prix au Festival d’Angoulême – publie ses planches inaugurales, de même que Chantal Montellier, pionnière de la BD politique, réaliste et glacée. Olivia Clavel – membre du collectif Bazooka – a tout juste 20 ans quand elle dessine dans Ah ! Nana ses premières BD destroy, sous le pseudonyme d’Electric Clito. Nicole Claveloux, alors très connue comme illustratrice de contes pour enfants, déploie aussi dans Ah ! Nana les trésors d’une inventivité délirante. Dans ses récits graphiques, les premières règles, la masturbation et le mythe du prince charmant passent au filtre d’une esthétique qui bouleverse les codes habituels de la BD. Pour le grand public, la revue fait souvent l’effet d’un choc.

Lieu d’expérimentation, Ah ! Nana ouvre aux femmes un espace d’expression absolument sans censure. «Elles allaient loin, trop parfois, écrit Cécile Chabraud dans l’éditorial. C’était cru, drôle, utopique, transgressif, jamais naïf, et elles prouvaient que l’actualité, la sexualité, l’histoire ne sont pas l’apanage des hommes mais de la puissance et du talent.» Malgré tout leur talent, hélas, la revue ne décolle pas. N’étant pas ouvertement féministe, «refusant de s’aliéner le lectorat masculin de BD, Ah ! Nana peine à construire une lisibilité éditoriale», résume Blanche Delaborde. La situation s’envenime en interne. Chantal Montellier et Keleck sont renvoyées puis remplacées par deux hommes dont les noms sont travestis dans l’ours du journal afin de sauver les apparences. Officiellement, la revue reste 100 % féminine. Officieusement, Philippe Manoeuvre (journaliste phare de Métal Hurlant) est aux manettes, c’est-à-dire qu’il «suggère» des idées de numéros que Janic Guillerez peut difficilement refuser. Il faut vendre. Ah ! Nana devient de plus en plus racoleur.

Couperet

«A partir du numéro 6, le sexe est au centre de tous les dossiers spéciaux, écrit Blanche Delaborde. Le sexe et les petites filles, le sadomasochisme, l’homosexualité…» Puis… l’inceste. Pour illustrer la couverture du numéro sur l’inceste, Philippe Manoeuvre fait appel à une artiste néerlandaise, Liz Bijl, une des rares femmes capable de maîtriser l’aérographe, un instrument «utilisé seulement par les mecs pour faire des bagnoles» ainsi qu’elle le raconte elle-même dans le hors-série. Maintenant âgée de 77 ans, Liz Bijl raconte qu’il lui est, à l’époque, pratiquement impossible de refuser un travail. Elle ne roule pas sur l’or. Alors, pour honorer la commande d’Ah ! Nana, elle réalise une couverture montrant trois jeunes filles en nuisette, portant chacune un mot à hauteur de pubis : «Bonne», «Fête», «Papa». Ça ne passe pas. Pas plus que certaines des BD, également réalisées par des femmes dans l’esprit du numéro (dans l’esprit aussi de l’époque, très complaisante sur le sujet). Forcées de faire dans la provoc pour vendre, les collaboratrices de la revue ont dépassé les limites. La sanction ne se fait pas attendre.

Ah ! Nana tombe au numéro 9, en juillet 1978, pour «pornographie». Un mot inapproprié pour décrire le contenu du journal mais qui fait l’effet d’un couperet. «C’est le coup d’arrêt pour un magazine qui écoule déjà avec difficulté la moitié de ses 30 000 exemplaires – petit tirage, résume la journaliste Christine Van Geen dans le hors-série. L’expérience Ah ! Nana est brève, deux ans, neuf numéros. Une expérience intense cependant, qui a permis à des autrices d’émerger.»

Bien que la revue soit morte de ses contradictions, elle laisse une trace importante dans l’histoire de la BD française. Les voix qu’elle a portées ne se sont pas éteintes. Les jeunes talents qu’elle a mis au jour ont continué le combat. Certaines des femmes publiées dans Ah ! Nana – Chantal Montellier, Florence Cestac, Nicole Claveloux – cosignent avec Jeanne Puchol un Manifeste rageur publié par Le Monde, en 1985 : intitulé «Navrant», il dénonce dans les médias la tendance à «prendre le chemin réducteur de l’accroche-cul et de l’attrape-con». En 2007, Montellier et Puchol créent le prix Artemisia qui récompense chaque année le meilleur album publié par une femme en France. Date du prix : 9 janvier, date de naissance de Simone de Beauvoir. Merci qui ? Ah ! Nana.


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