mardi 24 octobre 2023

Terrorisme : quand la psychiatrie est instrumentalisée…


 



Publié le 21/10/2023

Le sauvage assassinat d’Arras la semaine dernière, l’attentat en Belgique, et les événements au Proche Orient ont ravivé la hantise du terrorisme dans notre pays qui a vécu cette semaine au rythme des alertes à la bombe. Le niveau de préoccupation des Français est très élevé : 84 % d’entre eux se déclarant inquiets selon un récent sondage ; même si au cours des dernières années, les Français ont malheureusement appris à vivre au gré des plans Vigipirate. Ce qui n’est pas plus nouveau, c’est la psychiatrisation du terrorisme - la tendance a néanmoins pris de l’ampleur à la faveur des réseaux sociaux et de la psychiatrisation de la société.

Depuis de nombreuses années, chaque attentat est ainsi l’occasion de convier sur les plateaux de télévision des psychiatres pour commenter ce qui est décrit comme l’acte d’un « déséquilibré » ou encore comme la manifestation de la « folie ». Dans leur très grande majorité, les spécialistes de la santé mentale récusent les discours qui psychiatrisent les actes terroristes. On se souvient comment les « protocoles » proposés par Gérard Collomb, qui devaient, en collaboration avec des psychiatres, participer à la « détection de profils à risque » avaient suscité une totale désapprobation.

Effet manqué

Cependant, dans le champ de la santé mentale, certains peuvent être tentés de faire leur ce discours, parfois apparemment inspirés par la volonté de se démarquer et de déconstruire les réflexions qui n’éviteraient pas une forme « d’islamophobie », voire de « racisme ». 

Ainsi, cette semaine, la psychologue et psychanalyste Fanny Bauer-Motti a analysé sur Twitter : « Les passages à l’acte terroriste en Europe ont très souvent un socle pathologique. Il ne s’agit pas de la religiosité qui mène au crime, mais de pathologies qui prennent une couleur idéologique ou religieuse. C’est important de le comprendre pour stopper ce mal profond. Ceux qui sont à surveiller ou à craindre sont ceux qui manifestent des troubles psychiatriques ou psychologiques, tout en investissant une idéologique telle qu’elle soit » a-t-elle défendu. Beaucoup de spécialistes de santé mentale ont manifesté leur désaccord complet avec cette prise de position – au-delà du fait qu’on ne manquera pas de s’étonner qu’une spécialiste de santé mentale invite à « surveiller » et « à craindre » des patients. D’abord, l’intention manifeste de vouloir distinguer la religiosité du terrorisme n’empêche pas un message potentiellement stigmatisant. Sur Twitter, une doctorante canadienne en sémiotique tranche ainsi sans nuance : « Parler de pathologie ici est réducteur (le terrorisme est multifactoriel), populiste (une seule solution à un seul problème) (…) et raciste/islamophobe (c’est un encouragement à ficher et contrôler des psychiatrisé(e)s racisé(e)s et musulman(e)s) bien que le tweet voulait s’en défendre ».

Une épidémiologie hasardeuse et peu convaincante

Au-delà de cet effet manqué, cette présentation ne correspond pas à ce que l’on sait de la réalité épidémiologique. Cyrielle Richard, également psychologue, détaille : « Il suffit de faire une rapide recherche de la littérature scientifique pour voir que justement il n'y a pas de socle psychopathologique chez les personnes commettant des actes terroristes! (…) Plaider la folie permet de mettre à distance des actes qui nous paraissent incompréhensibles et effrayants. Cependant, c’est négliger la réalité clinique. Le pourcentage de terroristes ayant d’authentiques troubles psychiques est difficile à évaluer. Il pourrait varier entre 3,4 % et 48,5 %. Parmi ces personnes, la majorité souffrirait de troubles de l’humeur (majoritairement dépression autrement dit un trouble partagé par… 12,5 % des personnes âgées de 18 à 85 ans en France). Seule une infime partie d’entre elles présenterait une schizophrénie » ajoute-t-elle citant une étude de 2021 publiée dans le Journal of Psychiatric Research par l’équipe de la psychiatre française Margot Trimbur. Cyrtielle RichardElle conclut : « La radicalisation et le passage à l’acte terroriste ont donc peu de rapport avec la psychiatrie ».

Une violence rare chez les personnes souffrant de troubles mentaux

Outre ces données épidémiologiques concernant les personnes coupables d’actes terroristes, les spécialistes de santé mentale n’ont de cesse de rappeler face à ce type de raccourci que la violence reste rare chez les personnes souffrant de troubles psychiatriques. 

« Les malades mentaux sont-ils plus violents ? Des faits divers ont ému l’opinion par la violence du geste commis par certains d’entre eux. Ainsi, en 2004, des infirmières d’un centre hospitalier spécialisé furent décapitées. Un homme souffrant d’hallucinations a poussé quelqu’un sous les rails du métro. 

On pourrait multiplier les exemples et finalement donner l’impression que l’essentiel des crimes est commis par des sujets souffrant de troubles mentaux. Or une étude menée dans les années 1990 a montré que la probabilité d’être agressé par un individu ayant consulté un psychiatre est dix fois moins élevée que de l’être par quelqu’un sans antécédents. Les services de psychiatrie peuvent être bruyants, mais la violence y est rarement présente. (...) J’ai exercé pendant douze ans dans des services de psychiatrie hospitaliers, certes ouverts, mais je n’ai jamais attaché un patient et je n’ai été agressé qu’une seule fois, par une patiente de quatre-vingt-dix ans démente. Et à ma connaissance, les personnels de l’équipe n’ont été agressés physiquement qu’une seule fois, par un patient que nous connaissions peut-être trop bien et chez qui nous n’avions pas su reconnaître les signaux de dangerosité, la surprise majorant la violence du geste. Certes, il ne faut pas dénier le caractère parfois imprévisible d’éruption de la violence chez certains patients, mais cela reste rare » décryptait en 2018 dans la revue Inflexions (éditée par l’Armée de terre) le psychiatre chef du service de psychologie de la Marine, le docteur Yann Andruétan.

La radicalisation peut-elle tous nous toucher ?

Pourtant, en dépit de l’absence de données épidémiologiques et cliniques probantes, d’aucuns voient dans l’endoctrinement, dans le processus de radicalisation, un symptôme psychiatrique. Là encore Cyrielle Richard déconstruit ce raccourci facile : « Tout le monde peut se radicaliser (que ce soit sur le plan politique, religieux, écologique, etc.) et suivre le chemin menant à la violence. Okomba-Deparice en 2015 schématisait le parcours vers la radicalisation et le passage à l’acte », rappelle-t-elle.

Ces étapes vont de la "polarisation" (qui voit le sentiment de frustration d’un individu “rencontrer une cause” quelle qu’elle soit) à  “l’engagement violent” en passant par la "radicalisation". Cette dernière « s’enclenche au moment où la personne ne conçoit plus d’autres façons de raisonner que celle défendue par le groupe auquel elle vient d’adhérer. Elle rompt avec son environnement familial et social pour ne plus organiser sa vie et ses relations qu’autour de son nouveau groupe d’appartenance».

Or, conclut Cyrielle Richard : « Tout ce que je viens de décrire peut s’appliquer à n’importe qui. Il n’y a pas besoin d’avoir des fragilités psy pour ça ».

Les fous ne sont pas si faciles à embrigader…

Si bien sûr l’énonciation selon laquelle la radicalisation peut concerner « tout le monde » suscitera inévitablement des réactions épidermiques, elle n’est finalement que le pendant à l’explication également réductrice et totalitaire qui voudrait que la folie soit la cause idéale. De la même manière, le docteur Andruétan observait : « Un argument d’apparence plus raisonnable est d’affirmer que les malades mentaux seraient plus vulnérables aux conditionnements idéologiques, qu’il serait plus facile d’embrigader un fou qu’une personne saine. On surestime sans doute la raison. N’existe-t-il pas des personnes très raisonnables qui font confiance à leur horoscope et trouveront toutes les raisons pour y croire et agir en fonction d’une prédiction?

Certains individus trouveront une cause qui donnera du sens à leur délire ou à leur psychopathie. C’est un fait. Mais combien sont-ils ? Il ne faut pas craindre une épidémie de terroristes potentiels dans les services de psychiatrie. La folie est difficile à embrigader. Les armées ont ainsi toujours écarté les candidats à l’engagement souffrant de troubles mentaux, les jugeant incontrôlables. Les Anglais, lorsqu’ils ont créé les premiers commandos, ont imaginé recruter des sociopathes pour leur absence de réticence à tuer. Ce fut un échec. Ils sont alors allés chercher des hommes diplômés et souvent issus de la bonne société, ne présentant pas de troubles psychiatriques mais un profil atypique.

Il faut se méfier de la tendance à vouloir « naturaliser » les comportements, c’est-à-dire à leur chercher une vérité biologique ou scientifique. Aujourd’hui, affirmer qu’un produit, qu’un comportement est naturel lui donne d’emblée une légitimité ».

Pas de réponse simple aux problèmes compliqués

Tant dans le discours de Cyrielle Richard que dans celui du docteur Andruétan, il y a une mise en garde contre l’instrumentalisation de cette psychiatrisation pour faire l’économie d’une réflexion profonde sur la complexité du monde et sur les responsabilités politiques. 

Le docteur Andruétan prévient ainsi : « En naturalisant le problème du terrorisme, on évacue sa dimension politique. On ne peut être en guerre contre des fous ! Le progrès finira bien par absorber ces fauteurs de troubles grâce à la toute-puissance de la science. Mais c’est penser celle-ci comme une forme de maîtrise plutôt qu’un mode particulier de connaissance du monde. Dans ce processus de naturalisation, la science – qui, au même titre que la folie, n’existe pas – doit non seulement expliquer, ce qui est sa fonction première, mais aussi agir, ce qui est la fonction des ingénieurs ». 

La psychiatrisation est ainsi également un masque aux allures scientifiques du fatalisme. Déjà, dans nos colonnes, il y a quelques années, le docteur Paul Machto s’insurgeait : « Lorsque les politiques sont confrontés aux limites de prévoir l’imprévisible, ils se rabattent sur les personnes malades et les psychiatres ! (...) La question politique ne serait-elle pas d’assumer cette part d’imprévisibilité des comportements humains et de mettre en œuvre des politiques pour traiter les racines mêmes des causes sociétales, économiques, culturelles, éducatives, urbaines ».

« Psychophobie »

Enfin, si les psychiatres et les spécialistes de santé mentale se montrent si réticents à voir la psychiatrisation ainsi invoquée, c’est parce que cette convocation aboutit inévitablement à une nouvelle stigmatisation des personnes souffrant de maladies mentales, stigmatisation qui est déjà si largement nourrie qu’elle n’a nullement besoin du spectre du terrorisme pour demeurer tenace. Ainsi, réagissant au message de Fanny Bauer-Motti, le psychiatre David Masson très investi dans la vulgarisation autour de la santé mentale s’est insurgé : « Quel message dangereux ! (…) Un autre danger clair du terrorisme, c’est le risque du raccourci de sa psychiatrisation ». « Le terrorisme n’a rien à voir avec la psychiatrie et chercher une explication psychopathologique à l’engagement et au passage à l’acte relève davantage de la psychophobie que la science » abonde Cyrielle Richard.

Ainsi, est-on ici confronté à un nouvel exemple d’une forme d’instrumentalisation de la science ; instrumentalisation qui est une nouvelle démonstration de la méconnaissance de ce qu’elle est, tentative de compréhension du monde et certainement pas réponse catégorique et figée.

On relira :

Fanny Bauer-Motti :

https://twitter.com/ThinknBE/status/1714050025716601150

Dad (doctorante en sémiotique) :

https://twitter.com/lapappagalla/status/1714420713002602833

Cyrielle Richard :

https://twitter.com/RichardCye/status/1714275301298229691

Margot Trimbur et coll. : “Are radicalization and terrorism associated with psychiatric disorders? A systematic review”, doi: 10.1016/j.jpsychires.2021.07.002.

Yann Andruétan :

https://www.cairn.info/revue-inflexions-2018-2-page-155.html

Paul Machto :

https://www.jim.fr/medecin/pratique/recherche/e-docs/soins_psychiatriques_et_lutte_antiterroriste_la_confusion_entretenue_167805/document_edito.phtml

David Masson

https://twitter.com/psy_massondavid/status/1714401738663379422

Aurélie Haroche


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