dimanche 8 octobre 2023

« Formol », d’Hadia Decharrière : le charme trouble de la cure psychanalytique

Par (Collaboratrice du « Monde des livres ») Publié le 7. octobre 2023

Qui soigne qui, de Paul ou d’Alma, sa psy ? Les deux, raconte la romancière, et l’amour est leur remède.

Mystère du cerveau humain. 

« Formol », d’Hadia Decharrière, Alma, 240 p.

Les patients de Paul, médecin légiste, sont des « corps inanimés », quand ceux d’Alma, sa consœur psychiatre, sont des« âmes torturées ». Lorsque la jeune femme devient la thérapeute du quinquagénaire, celui-ci ne peut qu’imaginer, symétriquement, la retrouver un jour sur sa table d’autopsie. Persuadé que la morte retrouvée au pied d’une falaise, dont il doit réaliser l’examen, n’est autre qu’Alma, il se remémore la relation qu’il a entretenue avec elle. Le temps d’un trajet en voiture ­jusqu’au lieu du drame, Formol, le troisième roman d’Hadia Decharrière, explore avec sagacité les ressorts d’une ­passion amoureuse interdite entre un patient et son analyste.

Faisant alterner d’un chapitre à l’autre la voix du légiste et celle de sa thérapeute, Formol fait sortir Paul de sa rumination, de ses obsessions, transformant le monologue intérieur en dialogue indirect. Le portrait qu’Alma brosse de son patient, comme les bribes de sa propre histoire qu’elle dévoile, ou encore les avancées et les difficultés de la cure qu’elle rapporte à son superviseur accréditent étonnamment la version que Paul donne de leur relation. Là où on imaginerait une dissymétrie, née de la situation thérapeutique, les voix des personnages se complètent et s’entrelacent en toute harmonie. Chacun trouvant chez l’autre l’écho de sa propre souffrance et la possibilité de son apaisement.

Rien ne semblait pourtant destiner Paul à se laisser ébranler par cette ­rencontre. Il ne ressent, littéralement, aucune émotion – c’est même son principal symptôme – et semble avoir des difficultés à « se maintenir au sein de la vie ». Même l’alcool, prétend-il, ne lui fait aucun effet : il ne perd jamais le contrôle. Marié, père de deux grands enfants, inséré socialement, reconnu professionnellement, il a pourtant besoin « de stratégies de réassurance » pour ne pas perdre le lien avec la réalité. Alma, quant à elle, on le comprend vite, a décidé « de soigner les autres pour prendre en charge sa propre psyché. Se soigner dans son ­refuge ».

Eros et Thanatos

Transfert, contre-transfert, angoisse, névrose, psychose… Dans Formol, le vocabulaire psychanalytique, de registre scientifique, n’entre pas en conflit avec la fiction, lui donne au contraire un charme trouble. L’art d’Hadia Decharrière consiste à rendre romanesque l’aventure analytique que mènent une thérapeute, lucide sur ses propres manquements et limites, et son patient, qui pourrait bien se révéler à son tour son soignant… Jamais pesantes, toujours éclairantes, les notions convoquées approfondissent les enjeux de cette rencontre, où se rejouent intensément la lutte entre Eros et Thanatos, puissance de création et pulsion de mort.

Permettant à ses personnages d’éprouver – mettre à l’épreuve aussi bien que ressentir – des émotions dont ils se croyaient préservés, la romancière, née au Koweït en 1979, se tient avec eux au bord du gouffre : confiante dans les possibilités de la fiction et le pouvoir des mots, elle expérimente une veine littéraire plus audacieuse, que ses romans précédents, Grande section et Arabe (JC Lattès, 2017 et 2019), inspirés par ses souvenirs d’enfance, entre la Syrie et l’Amérique, ne laissaient pas soupçonner. Narration qui se fait analyse, aussi bien que l’inverse, Formol pourrait bien marquer la renaissance d’une romancière agréable en écrivaine confirmée.


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