mardi 3 octobre 2023

Antivax : les « V_V », ou le récit d’une dérive conspirationniste contre la politique sanitaire

Par   Publié le 2 octobre 2023

Dix membres d’un groupe antivaccin sont jugés pour des faits de harcèlement en ligne contre des élus. Ces femmes et ces hommes sans histoires, venus de tous les milieux sociaux, ont basculé dans l’activisme au moment de la pandémie.

Une manifestation contre la vaccination obligatoire de certains travailleurs demandée par le gouvernement, à Marseille, le 24 juillet 2021. 

Ils sont technicien de maintenance, commerciale, patronne de PME, enseignante, ingénieure, agriculteur, artiste peintre ; âgés de 30 à 50 ans, ils vivaient dans l’Est, le Bassin parisien, à Montpellier ou en Bretagne, des vies jusque-là sans histoires. Aucun n’avait eu affaire à la police. Dix membres d’un groupuscule baptisé « V_V » sont jugés devant le tribunal correctionnel de Paris, à partir de lundi 2 octobre, pour avoir monté, en 2021, des raids coordonnés de harcèlement en ligne contre deux élues et un médecin, fustigés et traités de « nazis » dans des centaines de messages pour leur soutien à la politique vaccinale menée contre la pandémie de Covid-19.

L’histoire des « V_V » est celle de la dérive d’une minorité convaincue, à force de lectures et d’échanges sur les réseaux sociaux, que la pandémie de Covid-19 n’était qu’une cabale menée par un cénacle de puissants pour inoculer des poisons à la population et instaurer un contrôle totalitaire des opinions. Mais les importants moyens d’enquête consacrés à ce groupe, qui a compté au maximum quelques centaines de sympathisants en France, racontent aussi, en creux, l’inquiétude de l’Etat face à ces mouvements de protestation d’un genre nouveau, nés pendant la pandémie.

C’est avant tout par conviction profonde que ces « M. et Mme Tout-le-Monde », comme les définit une source proche de l’enquête, ont rejoint « V_V », une organisation de « résistants » née en Italie à la fin de 2020. Le logo du groupe, un double « V » – pour le mot « vivere », « vivre » – rouge dépassant d’un cercle, parodie celui de V pour Vendetta, une bande dessinée dystopique scénarisée par Alan Moore dans les années 1980, dans laquelle un révolutionnaire anarchiste lutte pour la liberté dans une Angleterre fasciste.

« Des gens avec qui je pouvais discuter facilement »

Au cours de leurs auditions, la plupart des prévenus de ce dossier – leurs avocats n’ont pas souhaité s’exprimer avant l’audience – décrivent le même parcours, qui les a amenés des réseaux sociaux les plus fréquentés, comme Facebook, à des plates-formes plus marginales, comme Odysee ou le russe VK, jusqu’aux « V_V ». Opposés à la vaccination contre le Covid – la plupart admettent ne pas être vaccinés, ou refusent de dire aux enquêteurs s’ils le sont –, ils cherchent la solidarité d’autres « résistants » non vaccinés face à ce qu’ils vivent comme une grave atteinte à leurs droits. Leila F. n’en démord pas face aux gendarmes de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine (OCLCH) qui l’interrogent : « On m’oblige à faire un traitement expérimental qu’on appelle vaccination alors que j’ai des anticorps et que j’ai été malade du Covid. A partir du moment où on m’oblige à toucher à mon corps, c’est du nazisme. »

Emmanuelle V. raconte avoir rejoint « V_V » « par un message posté sur un groupe qui s’appelle RSA [Réseau de solidarité active]. Je suis arrivée sur le groupe RSA par le site Internet Réinfocovid », l’une des têtes de pont des opposants à la politique vaccinale, explique-t-elle. « En allant sur le site, je suis tombée sur un lien qui m’a amenée à installer l’application Telegram. » Au moment où les passes vaccinaux sont mis en place, RSA est un groupe d’entraide pour ceux qui ont choisi de ne pas se faire vacciner. Et un vivier de recrutement pour « V_V » : au moins trois des prévenus de ce dossier ont connu le groupe par ce canal. « Il y avait beaucoup d’isolement et j’ai trouvé des gens avec qui je pouvais discuter facilement », confie Emmanuelle V. aux enquêteurs.

Alors que prolifèrent les initiatives contre la politique sanitaire, les « V_V » se distinguent par une organisation structurée et un certain ritualisme, importé de leurs inspirateurs italiens – nombre de prévenus ont d’ailleurs des origines transalpines. « Il y avait une structure hiérarchique et des rôles précis », relève une source proche de l’enquête. Lors des perquisitions, les enquêteurs trouveront, chez Leila G. et son compagnon Fabrice M., deux des administrateurs du groupe, tout un matériel documentaire, notamment des tableurs évoquant les fonctions et les modes d’action. Pour entrer au sein de « V_V », il faut écouter un fichier audio où une voix robotisée dénonce les restrictions de liberté. « Il y a peut-être un peu un côté sectaire dans ce mouvement », reconnaît Emmanuelle V..

« Nazisme sanitaire »

Les V_V assurent que leur mouvement est fondé sur la non-violence. La plupart des mis en cause évoquent leur attachement à ce principe, invoquant Gandhi ou la désobéissance civile. Ils n’en mènent pas moins, à partir de mars 2021, une guérilla virtuelle, correspondant à l’autre acception de leur acronyme, « Viral Vendetta ». « Leur objectif était de faire sauter ou de saturer des comptes. Ils étaient formés à Facebook et à éviter la détection », décrit une source proche de l’enquête. Les membres reçoivent consigne de créer des comptes sous pseudonyme afin de mener ces raids, sans toujours savoir précisément qui en est la cible.

« Un “guerrier” peut proposer un lien [une cible] sur une page Facebook. De là, il va mettre plusieurs posts [messages] et d’autres guerriers vont recopier ces mêmes posts sur cette page », décrit Leila G. lors de son audition. Les messages, souvent traduits de l’italien et rédigés en lettres capitales, dénoncent un « nazisme sanitaire » ou un « génocide psychologique », prévenant que « la vérité n’aura aucune pitié ». Des publications que les membres du groupe voient comme un simple exercice de leur liberté d’expression.

Leurs cibles ne sont pas du même avis. La députée (La République en marche au moment des faits, aujourd’hui Horizons) de Moselle Isabelle Rauch, qui a reçu du groupe des centaines de messages violents à la suite des publications évoquant la vaccination dans des écoles, en a été affectée au point de se voir reconnaître dix jours d’incapacité totale de travail (ITT). « Je ne l’ai pas bien vécu, raconte-t-elle. Il y a eu des autocollants collés dans la ville où je suis élue, il y avait donc de vrais gens et une action physique. C’est violent, et on se dit qu’un passage à l’acte est possible. »

Groupe transnational

La référence au nazisme est omniprésente dans les messages des « V_V ». « Le nazisme c’est quand une minorité décide pour une majorité de son droit de jouir de son corps et de sa personne, et nier son droit au consentement », persiste Leila G. face aux enquêteurs. Le terme est également systématique dans la douzaine de longs messages que Rosella C. envoie à Isabelle Rauch le 12 mars 2021. Le harcèlement « est à l’encontre de mes principes », assure pourtant aux enquêteurs cette artiste peintre d’une cinquantaine d’années. « J’ai cité le terme “nazi” en référence au traité de Nuremberg [le code de Nuremberg, signé en 1945, qui limite les expérimentations médicales sur des patients humains] », mais le but « n’était pas de la blesser ni de l’injurier, mais de la faire réfléchir sur ses propos ».

Au fil des mois et des raids, la lassitude s’installe au sein des « V_V » français, qui peinent à recruter de nouveaux membres. Les premières gardes à vue et perquisitions menées par les gendarmes à l’automne 2021, puis la suppression par Facebook d’une série de comptes, achèvent de décourager les « guerriers ». Aux yeux des autorités, si l’essentiel de l’activité des « V_V » est demeurée virtuelle, quelques actions de diffusion de tracts, de même que des projets de mobilisation contre des centres de vaccination, ont pu faire craindre, comme ce fut le cas en Italie, une extension de leur lutte au-delà du virtuel. L’aspect transnational du groupe, qui a aussi une branche en Belgique, a également motivé les autorités à « mettre un coup d’arrêt sans attendre un passage à l’acte », justifie une source proche de l’enquête. Les mis en cause risquent jusqu’à deux ans de prison et 30 000 euros d’amende


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