mercredi 4 octobre 2023

Afghanistan. Le suicide, ultime forme de rébellion des femmes contre le joug taliban

Publié le 3 octobre 2023

Zahra Nader, Matin Mehrab et Mahsa Elham (les deux derniers noms sont des pseudonymes)

Une enquête du magazine en ligne “Zan Times” révèle une explosion du taux de suicide chez les Afghanes, coincées entre les talibans, qui leur interdisent tout dans l’espace public, et des violences familiales en hausse dans la sphère privée. Le phénomène est le signe d’un désespoir abyssal, qui conduit à commettre l’irréparable.

Les visages de femmes ont été recouverts sur la devanture de ce magasin de Kaboul, le 6 octobre 2021.

D’abord, ils l’ont empêchée d’aller à l’école. Ensuite ils ont voulu la marier – sans lui demander son avis – avec un cousin héroïnomane. Latifa a été confrontée à un choix cruel.

“J’avais deux possibilités : soit épouser un drogué et être malheureuse toute ma vie, soit mettre directement fin à mes jours”, raconte, au téléphone, la jeune fille de 18 ans, qui habite dans la province de Ghor, dans le centre de l’Afghanistan.

Entre son rêve de devenir médecin, brisé par les talibans qui interdisent aux filles d’aller au lycée, et sa famille, qui tenait absolument à ce mariage arrangé prévu depuis six ans, la jeune Afghane s’est sentie acculée. “J’ai choisi la seconde solution.” Elle a décidé d’en finir en absorbant une surdose de médicaments.

Les visages de femmes ont été recouverts sur la devanture de ce magasin de Kaboul, le 6 octobre 2021.  tentative de suicide de Latifa n’est pas un cas isolé. Après que les Afghanes ont vu leurs précieuses libertés confisquées par les talibans – plus le droit d’étudier, de travailler ou même de sortir de chez elles –, de plus en plus de femmes choisissent de mettre fin à leurs jours par désespoir et impuissance, d’après l’enquête menée par Zan Times.

Stigmate social

Selon les données de l’OMS, le nombre d’hommes qui se suicident dans le monde est plus de deux fois supérieur au nombre de femmes. Et en Afghanistan, jusqu’en 2019 – la dernière année où les chiffres officiels étaient disponibles –, les hommes étaient plus nombreux à mourir par suicide que les femmes. Or les chiffres obtenus dans le cadre de cette enquête, auprès des hôpitaux publics et des cliniques dans 11 provinces du pays jusqu’en août 2022, montrent que les femmes sont désormais plus nombreuses que les hommes à essayer de mettre fin à leurs jours, comme à y réussir.

Ces chiffres sont loin d’être exhaustifs – ils ne recensent qu’un tiers des 34 provinces que compte l’Afghanistan et ne représentent qu’une partie émergée de l’iceberg, dans une société où le suicide, stigmatisé, est souvent dissimulé. Mais la tendance est très nette.

Les associations afghanes, les agences humanitaires internationales et les spécialistes des Nations unies sont unanimes : le taux de suicide élevé chez les Afghanes s’explique non seulement par la privation de liberté dont elles sont victimes, mais aussi par une augmentation des mariages forcés et des violences intrafamiliales. Et, dans tous les cas, il témoigne d’un profond désespoir.

Statistiques interdites

Latifa a essayé de se suicider en ingurgitant des médicaments contre la toux, des comprimés de caféine et des somnifères. À son réveil à l’hôpital, elle a appris que son cousin – de sept ans son aîné – avait disparu en apprenant son geste. Plus personne ne parlait de mariage, mais Latifa redoute que son cousin ne refasse son apparition à un moment ou à un autre :

“S’il revient et que ma famille me force à l’épouser, je vais me pendre. Pour être sûre de ne pas me rater.”

Dans la province d’Hérat, dans l’ouest du pays, un soignant spécialisé en psychiatrie – qui a tenu à rester anonyme de peur des représailles – explique que les talibans ont interdit aux professionnels de santé de publier ou de diffuser les statistiques sur le suicide, ce qui était auparavant régulièrement le cas.

Hérat détient le triste record de tentatives de suicide de toutes les provinces dont nous avons pu obtenir des données : 123, dont 106 par des femmes. Sur les 18 décès par suicide, 15 étaient des femmes. Historiquement, cette région plutôt conservatrice a toujours connu des niveaux relativement élevés de violences sexistes et de tentatives de suicides féminins, selon la Commission afghane indépendante des droits humains, aujourd’hui en exil. Plus de 90 % des patients en psychiatrie de l’hôpital de la province sont “des femmes qui craquent sous le poids des nouvelles restrictions”, raconte ce soignant.

“Les patientes ne bénéficient pas du temps d’hospitalisation nécessaire, ni des thérapies dont elles auraient besoin. Parfois nous devons mettre deux patientes dans le même lit.”

Les suicides sont motivés par les violences familiales et les mariages forcés ou précoces. Puisqu’elles n’ont plus le droit d’aller au collège, les filles sont mariées plus jeunes. Et elles “payent souvent le prix” quand les familles ont des problèmes d’argent et que les hommes deviennent agressifs, ajoute-t-il.

Roya, 31 ans, a été retrouvée pendue dans sa maison à Hérat en mai 2022. Son plus jeune frère, Mohammad, dont le prénom a été changé, raconte que Roya s’était plainte à de nombreuses reprises du comportement de son mari, qui la battait fréquemment :

“Mais à chaque fois, mes parents la persuadaient de rester pour le bien de la famille. Un matin, on nous a dit que Roya s’était pendue. Nous n’aurions jamais cru qu’elle en arriverait là.”

Ses parents ont dit qu’elle était morte de maladie, de peur que la honte du suicide ne rejaillisse sur sa famille, poursuit Mohammad.

La santé mentale des femmes et des jeunes filles se détériore, parce que les talibans leur ont systématiquement interdit l’accès à l’éducation – elles n’ont plus le droit d’aller à l’école après l’âge de 12 ans – et les privent de toute possibilité de travailler, de gagner leur vie ou d’avoir la moindre autonomie.

Disparition de l’aide humanitaire

Selon les chiffres obtenus, la plupart des tentatives de suicide et des décès concernent des femmes qui sont allées à l’école avant la prise du pays par les talibans ou qui sont diplômées. Parmi les méthodes les plus utilisées, on trouve l’absorption de mort-aux-rats, facilement accessible en Afghanistan, et la pendaison.

Pour Behishta Qaimy, chef de projet pour l’ONG Save the Children Afghanistan, les jeunes filles sont de plus en plus déprimées depuis qu’on leur interdit d’aller à l’école. Elle se remémore le témoignage de l’une d’elles :

“J’ai perdu tout espoir. Je me mets en colère, je pleure pour un rien et, quand je vais me coucher, je fais des cauchemars toute la nuit.”

Si certaines ONG continuent à faire leur travail en Afghanistan, la plupart ont dû mettre la clé sous la porte quand les talibans ont interdit aux femmes de travailler pour elles. De fait, 11,6 millions d’Afghanes ne reçoivent plus aucune aide humanitaire, déplore l’agence ONU Femmes.

Neuf femmes sur dix en Afghanistan subissent des violences familiales, sous une forme ou une autre, selon l’ONU. Et les maigres progrès réalisés dans ce domaine avant la prise de pouvoir des talibans ont été réduits à néant.

Ultime rébellion

Alors que les talibans continuent de resserrer leur étau sur la population féminine, les suicides sont de plus en plus préoccupants. En mai, plusieurs experts de l’ONU, dont le rapporteur spécial sur la situation des droits humains en Afghanistan, Richard Bennett, ont déclaré, après une visite dans le pays, qu’ils avaient été “préoccupés par la multiplication des problèmes de santé mentale et la très forte hausse des suicides chez les femmes et les jeunes filles”.

D’aucuns interprètent ces suicides comme la seule forme de rébellion possible pour ces dernières, dans un pays où la liberté d’expression et les manifestations sont sévèrement réprimées.

“Nous ne pouvons pas réduire le message de ces femmes qui commettent ces formes très ostentatoires de suicide à de simples actes de désespoir, assure l’anthropologue Julie Billaud, spécialiste des violences de genre en Afghanistan. Le désespoir est généralisé. Peut-être que pour celles qui n’ont plus aucune liberté d’action, [le suicide] représente un dernier effort de dire quelque chose et d’être entendue.”


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