jeudi 28 septembre 2023

Interview Fin de vie : «Le peu de cas que l’on fait de la volonté des patients pose problème»

par Nathalie Raulin   publié le 22 septembre 2023

Alors qu’une réunion doit se tenir ce vendredi à l’Elysée sur projet de loi sur la fin de vie, le professeur Jean Reignier, chef du service de réanimation au CHU de Nantes, estime que légaliser l’aide active à mourir est le seul moyen d’imposer le dialogue avec les patients en fin de vie et de respecter leur choix.

A rebours des prises de position de la Société Française des soins palliatifs, à ses yeux «non basées sur des données scientifiques», le Pr Jean Reignier, chef du service de réanimation au CHU de Nantes et président du Collège national professionnel de médecine intensive et réanimation, estime que la légalisation de l’aide active à mourir (euthanasie et suicide assisté) est le seul moyen de contraindre le corps médical à dialoguer avec les patients en fin de vie et de respecter leur choix.

Selon une enquête réalisée en mars auprès de 290 services de réanimation français, 77 % des répondants, médecins, infirmières, aides-soignantes, sont favorables à la légalisation de l’aide active à mourir, soit sensiblement plus que d’autres spécialités de santé. Comment l’expliquez-vous ?

Cela vient en partie du fait que les soignants de réanimation prennent en charge des patients très graves pour lesquels beaucoup nécessitent des traitements invasifs avec des probabilités de récupération faibles. Même si nous sauvons 80 % de nos patients, les décisions de fin de vie, la mort, font partie intégrante de notre quotidien. Or les médecins reconnaissent plus facilement le besoin de faire évoluer la loi quand ils sont confrontés à des cas concrets. Surtout, les réanimateurs sont tantôt scandalisés, tantôt fatigués, de constater le peu de cas qu’on fait aujourd’hui de la volonté des patients en fin de vie. Face à l’importance des blocages, la légalisation de l’aide active à mourir me semble être la seule solution pour que les patients soient entendus partout en France auprès de l’ensemble des professionnels de santé.

Que voulez-vous dire ?

On fait régulièrement face à des situations inacceptables. Il n’est pas rare qu’on nous propose de prendre en charge des patients atteints de pathologies chroniques sévères, en fin de vie ou pas loin, mais pour lesquels rien n’a été envisagé au préalable. On s’aperçoit, en discutant avec les malades ou leur famille, qu’ils auraient aimé pouvoir exprimer un souhait pour leur fin de vie mais qu’ils n’en ont pas eu l’occasion. Certains de mes collègues cancérologues reconnaissent eux-mêmes ne jamais ou presque aborder le sujet, sauf au stade ultime de la maladie. Mais il arrive aussi que des patients expriment leur volonté de mourir sans être entendus, ce qui place souvent les réanimateurs dans des situations difficiles.

Vous avez un exemple ?

Je vous en donne un. Par exemple, ce patient suivi pour une maladie de Charcot qui le faisait beaucoup souffrir parce qu’il faisait des fausses routes de plus en plus fréquentes et violentes. Il a voulu discuter avec son neurologue de sa fin de vie, spécifier qu’il ne voulait pas subir de gastrostomie. Le praticien a coupé court à la discussion au prétexte qu’il avait encore un peu de temps devant lui. Sa prise en charge en soins palliatifs ayant fini par être acceptée, le patient a demandé une sédation profonde et continue jusqu’à la mort, conformément au droit ouvert par la loi Claeys-Leonetti. Cette demande a été refusée par l’équipe de soins palliatifs qui lui a assuré pouvoir «l’accompagner». Trois mois passent. Le patient fait alors une fausse route massive et donc une insuffisance respiratoire aiguë. Sauf que son état général était alors si détérioré que les réanimateurs n’ont pas accepté de le prendre en charge, malgré sa détresse respiratoire. Tout ce parcours douloureux aurait pu être évité si le souhait explicite du patient avait été respecté.

Selon vous, quelles sont les limites de la loi Claeys-Leonetti sur la fin de vie ?

Il y en a une majeure, c’est le délai à partir duquel un patient peut être considéré en fin de vie. Dans la perspective de la loi Claeys-Leonetti, j’avais participé au travail de la Haute Autorité de santé sur la sédation profonde et continue jusqu’au décès. Parmi les experts, beaucoup estimaient alors que c’était quelques heures, quelques jours maximum. Alors que certains, dont je faisais partie, considéraient qu’un patient atteint d’une pathologie irréversible sans possibilité de traitement peut se considérer en fin de vie bien en amont de sa date théorique de décès, lorsqu’il juge sa souffrance trop importante et son aggravation inéluctable. Cette proposition n’a à l’époque pas été retenue. Aujourd’hui, le projet de loi sur l’aide active à mourir est l’occasion d’avancer sur ce point.

Comment être certain que le patient désire vraiment en finir ?

C’est une question essentielle. Tout le monde – et les soignants au premier chef − a conscience qu’en l’absence d’un cadrage strict, l’ouverture de l’aide active à mourir présente un risque de dérives. Des personnes en situation de faiblesse, psychologiques ou matérielles, peuvent vouloir y recourir pour partir très vite et ainsi éviter une souffrance à leur famille. Il faut être vigilant et ne pas se transformer en facilitateur. Néanmoins, il y a aujourd’hui beaucoup de situations où, malgré la loi Claeys-Leonetti, on ne répond pas aux besoins des patients incurables. Le nœud du problème, c’est qu’aujourd’hui, on ne leur donne que très peu l’occasion d’exprimer leur volonté. Le patient atteint d’une maladie de Charcot qui me dit qu’il veut pouvoir profiter de la vie un mois de plus même aux prix d’une souffrance accrue, je respecte son choix et nous l’admettons si besoin en réanimation pour l’aider à passer un cap difficile. Mais quand on ne lui donne pas la possibilité d’exprimer son désir, qui peut être aussi d’en finir, cela devient un vrai sujet.

N’est-ce pas le rôle des directives anticipées ?

Cela devrait, mais c’est plus compliqué qu’on ne le pense. D’abord parce que peu de gens font cette démarche. Seuls 5 % des patients rédigent des directives anticipées. Et même quand ils le font, le formulaire proposé par la Haute Autorité de santé n’est pas adapté aux situations de réanimation. Une formule comme «je refuse l’acharnement thérapeutique sur moi-même», c’est beaucoup trop flou : on a une gradation possible de soins en réanimation qui exige d’être plus précis : peut-on recourir au soutien cardiovasculaire ? Faut-il renoncer à la ventilation artificielle ? Une trachéotomie relève-t-elle de l’acharnement ? Etc. J’ai été le promoteur d’un formulaire de directives anticipées publié par la Société de réanimation française pour préciser ce qui, pour le patient, est acceptable ou pas. L’inconvénient, c’est que le formulaire est technique et réclame d’être expliqué par le médecin. C’est très rarement le cas. Pour moi, la loi sur l’aide active à mourir est un moyen d’obliger les praticiens à dialoguer avec leurs patients incurables, du moins avec ceux qui ouvrent ou voudraient ouvrir ce dialogue. Il en va du métier de médecin de savoir le percevoir, puis de respecter leur choix.

Quelle est votre position quand les patients sont atteints de démence précoce, type Alzheimer ?

C’est un sujet très complexe. Le patient atteint de troubles cognitifs très sévères n’est plus en mesure d’exprimer une volonté éclairée. S’il n’a pas formulé de désir quand il était encore en possession de ses moyens intellectuels, difficile de considérer qu’il peut être éligible à l’aide active à mourir. Même quand le patient laisse un écrit, la question se pose de savoir si son souhait est toujours d’actualité… La seule chose, c’est qu’en cas de complication aiguë qui relève de la réanimation, on est plus légitime à le refuser.

Depuis des mois, la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) fait campagne sur le thème «donner la mort n’est pas un soin». Que pensez-vous de ce slogan ?

Quand on n’a plus rien à proposer à une personne en souffrance extrême, l’aide active à mourir est un soin. Cela doit faire partie de l’arsenal thérapeutique. Un médecin ne doit plus pouvoir être poursuivi en justice parce qu’il a accédé au souhait de mourir d’un malade qui s’estime en grande souffrance et pour qui la médecine ne peut plus rien. C’est fondamental. Pour autant, on ne doit pas contraindre un médecin à pratiquer une euthanasie s’il estime que ce geste est contraire à son éthique. Si l’aide active à mourir est légalisée, il faut une clause de conscience.


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