dimanche 17 septembre 2023

Art-thérapie Pour l’art, la santé mentale sur le divan de la scène

par Claire Moulène   publié le 14 septembre 2023 à 18h23

Au Palais de Tokyo, un nouvel espace d’inclusion par l’art, le Hamo, sera inauguré ce vendredi 15 septembre. Partout ailleurs, des initiatives similaires, parfois en lien avec le milieu hospitalier, germent dans les lieux d’art, bien décidés à prendre à bras le corps cette question aux enjeux majeurs.

C’est la dernière lubie en date des musées et des centres d’art. En cette rentrée, trois ans après le début de la pandémie et ses effets dévastateurs sur la santé mentale, en particulier des jeunes, on assiste à une déferlante de prescriptions en art-thérapie, création d’espaces d’inclusion et autres activités muséales sur ordonnance. Au Louvre-Lens, la Galerie du temps est ainsi devenue «un lieu-refuge, d’épanouissement et de mieux-être, selon une perspective thérapeutique confortée par les neurosciences et la médecine». Et si le musée collabore depuis 2014 avec le centre hospitalier de la ville, il propose désormais un programme intitulé «Louvre-Lens-Thérapie» qui invite les participants «à vivre un moment d’introspection avec des œuvres d’art».

Paris Musées (qui réunit quatorze musées et lieux d’art de la capitale) défend également l’idée du musée comme safe space(«espace sécurisé» en français) avec un nouveau projet au nom parlant : «Bulle d’art». En collaboration avec le Fonds d’art contemporain et l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), il propose aux patients et soignants de six hôpitaux «une approche proprioceptive», appellation pompeuse pour dire qu’il y aura, avant la rencontre avec l’œuvre, directement à l’hôpital ou au musée quand l’état des concernés le permet, un conditionnement grâce à des séances de méditation, des exercices de respiration ou une pratique du yoga. La Réunion des musées nationaux (RMN), elle, mène depuis trois ans le programme «Histoires d’art aux petits soins». Sous la conduite de l’art-thérapeute Nicole Depagniat, ces ateliers de pratiques artistiques s’adressent à de jeunes adultes atteints de troubles autistiques avec lesquels elle tente de «recréer le monde à leur image».

Lieu trait d’union

Au Palais de Tokyo, enfin, c’est carrément un village qui est sorti de terre ces dernières semaines. Le Hamo est un nouvel espace pérenne de médiation, d’éducation et d’inclusion par l’art, et sera inauguré par la ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, ce vendredi 15 septembre. En accès libre, il est situé à l’entrée du centre d’art, entre la librairie et les espaces d’exposition. Avec ses trois cabanes amovibles ultra-technologiques recouvertes de feutre(un dispositif conçu par Freaks architecture), son salon des communs et ses équipements adaptés aux enfants, il se pense comme un lieu trait d’union. Dans lequel s’ajoutera aux déjà bien rodés «ateliers Tok-Tok» pour enfants et aux très nombreux programmes sur mesure que les équipes de médiation ont mis en place au fil des ans avec des structures médico-sociales ou éducatives (classes Ulis, associations de soutien à des jeunes placés sous mandat judiciaire, mais aussi la CAF, le Secours populaire ou Emmaüs), et le concours d’artistes comme Bridget Polke, Violaine Lochu ou actuellement Claire Glorieux, une nouvelle ligne de travail sur la santé mentale.

«Comment les notions de validisme, d’âgisme ou la prise en compte de l’anxiété grandissante des jeunes générations (éco-anxiété, impact du Covid…) peuvent bouleverser les missions même de l’institution ?» ou encore «Comment pouvons-nous “penser en vulnérable” ?» se demanderont les intervenants des tables rondes Cosa Mentale organisées pour ce week-end d’inauguration. Autour de la table, entre autres, le psychiatre Jean-Victor Blanc, auteur des livres et du cycle de rencontres Pop&Psy, la chercheuse Leslie Labbé, spécialiste de l’histoire de la muséothérapie, la performeuse Aline Fournier, sourde, qui, dans le spectacle Logorrhée, s’attaque à la «dictature de l’oralité», ou encore l’historien Philippe Artières, qui propose une adaptation de son livre «Mon cher confrère…», lettres d’un psychiatre (1953-1963) (CNRS éditions, 2023), où il restitue l’échange entre deux psychiatres habituellement scellé par le secret médical. Preuve s’il en fallait que la question de la santé mentale excède et irrigue bien au-delà du champ médical, jusque dans les sphères artistiques ou théoriques, justifiant sans doute le nouvel alliage tenté au Palais de Tokyo où c’est à un curator aguerri, Yoann Gourmel, que l’on a choisi de confier un double département qui désormais combine service des publics et programmation culturelle.

Le retour dans l’arène sociale

Les «publics éloignés», selon la terminologie de la ville de Paris qui les a mis dans son viseur, mais aussi «empêchés» ou «vulnérables»,occupent aujourd’hui une place centrale dans les politiques culturelles. Et ce n’est pas tant la question de l’audience qui est en jeu (les chiffres de fréquentation ne sont plus forcément le Graal après lequel courent les institutions) que le fait que les musées sont revenus dans l’arène sociale. Bousculés par une nouvelle génération plus sensible à la question de la représentativité, il leur faut revisiter leurs préceptes et leurs réflexes pour composer avec de nouvelles injonctions en matière de diversité ou de parité et organiser la restitution d’objets spoliés. A l’automne 2022, c’est encore eux qui sont symboliquement visés par des militants écolos soucieux de dénoncer ce paradoxe : pourquoi prend-on si grand soin des objets conservés dans les musées alors qu’on vandalise un autre bien commun qu’on appelle nature ?

Quoi de plus logique, alors, que le musée remette ainsi au centre du jeu la question du soin ? Le terme de curateur lui-même, qui a détrôné celui de commissaire d’exposition dans le jargon professionnel, renvoie au latin curator, de curare («soigner», «prendre soin de»). Mais avec la question du soin, et la prise en compte d’autres sensibilités, vient aussi naturellement une idée qui a, au fond, tout à voir avec la définition même de l’art : celle de la norme et de sa perpétuelle remise en question.

«L’art est l’un des seuls lieux où on célèbre la déviance comme constitutive du génie créatif», rappelle Guillaume Desanges,directeur du Palais de Tokyo, dans un court essai intitulé Art, santé mentale et neurodiversité rendu public ce vendredi. Que l’on pense à l’art brut tel que défini par Jean Dubuffet qui se passionna pour la production de personnes internées, aux très nombreux essais tissant un lien entre pratiques artistiques et folie, en passant par la définition de l’objet d’art comme «objet transitionnel» (par le pédiatre et psychanalyste Donald Winnicott, qui inspira fortement l’art-thérapie), art et santé mentale ont derrière eux une longue histoire.

Partis pris visionnaires

A Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), les deux font d’ailleurs bon ménage depuis quarante ans. C’est cette aventure que rapporte aujourd’hui l’enthousiasmante Jasmine Lebert, l’une des codirectrices du centre d’art 3bisf qui, depuis 1983, a élu domicile au sein d’une unité de soins psychiatriques. «Le pavillon de force pour femmes venait de fermer après vingt ans de lutte», raconte-t-elle. «L’aventure du lieu d’art est née dans les interstices de l’institution psychiatrique, dans ces espaces laissés vacants : les deux anciens pavillons de femmes agitées, dont l’un comportait des cellules que nous avons conservées et deux dortoirs qui sont aujourd’hui les ateliers des artistes que nous accueillons.»

A l’époque, la direction de l’hôpital accepte ce projet pilote porté par un jeune interne, proche des milieux artistiques, qui acte la fin des pratiques asilaires et promet de faire entrer le monde extérieur dans l’institution. Dès le début, l’équipe assume des partis pris visionnaires : notamment le «non thérapeutique a priori» qui consiste à assumer le paradoxe suivant : comment renoncer à un objectif thérapeutique en vue d’une guérison sans pour autant faire disparaître la notion de soin ? Autre choix, au sein du 3bisf, on laisse de côté son statut (de patient, de soignant, d’artiste). «Cela s’est mis en place bien avant l’apparition des formes relationnelles théorisées dans les années 90 – notamment par Nicolas Bourriaud –, bien avant ce qu’on appelle aujourd’hui la cocréation», résume la codirectrice de ce centre d’art pas comme les autres, situé au cœur d’un ensemble de pavillons comptant 300 lits, des structures ambulatoires mais aussi une maison d’arrêt incorporée.

Pour Yoan Sorin, plasticien qui vient de vernir l’exposition «Désordres» dans laquelle il est question de désordre émotionnel et de «choses brûlées», «entre le burn-out et les feux d’incendie», cette question de la cocréation n’est pas une coquetterie. L’artiste a passé un an en résidence au sein du 3bisf. Lorsqu’il organise des sessions de peinture à six ou dix mains avec des personnes atteintes de troubles autistiques parfois extrêmement lourds, il lui faut composer avec l’inconnu. «Même si des rituels s’étaient mis en place, autour des tisanes partagées le matin, des rencontres dans le jardin, la confiance établie sur une journée pouvait être balayée d’un coup, tout était très fragile, on avançait à tâtons», se souvient-il. «Mais j’ai eu des discussions sur l’art et les émotions extrêmement poussées, des échanges qu’au fond je n’ai plus tellement dans le monde de l’art contemporain», concède l’artiste qui mesure, avec nous, combien l’idée de l’artiste en animateur socioculturel, grand repoussoir des années 2000, est devenue aujourd’hui acceptable et même désirable pour nombre de jeunes plasticiens effrayés par le consumérisme à tous crins de l’art contemporain.

L’institution soignée en retour

Egalement nourrie par la pensée de la psychothérapie institutionnelle née après-guerre dans le sillage des expérimentations de François Tosquelles, l’équipe du Palais de Tokyo entend elle aussi assumer le renversement de perspectives. En s’adressant aux personnes fragiles, c’est l’institution elle-même qu’on soigne en retour. «Le Palais de Tokyo a besoin de cette diversité, elle est thérapeutique et vitale d’abord pour l’institution elle-même», assume le directeur du Palais. Pour lui, il s’agit de «considérer la diversité biologique, psychique et cognitive non pas comme une malédiction mais comme une condition du vivant, un écosystème qui enrichit les relations entre les êtres».

Et pour mieux comprendre la plasticité de cet écosystème, il pourra compter sur les points de vue divers des membres du comité scientifique du Hamo, fragile édifice qui va se bricoler au fil des mois entre les «savoirs situés» (inspirés par le rôle de ceux qu’on appelle les pairs-aidants, d’anciens patients devenus experts) défendus par Jasmine Lebert ou la déstigmatisation prônée par Jean-Victor Blanc, les expérimentations de l’art-thérapeute Isabelle Sentis, qui accompagne des malades du VIH, ou le nouveau champ de recherche exploré par l’artiste Lucie Camous autour de ce qu’on appelle les crip studies («estropié, infirme» en français) en lien avec les théories féministes et queers. Un même désir de réinventer les représentations.


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