vendredi 18 août 2023

Vu de Berlin Allemagne : vers une légalisation (très) contrôlée du cannabis

par Salomé Hénon Cohin, intérim à Berlin et AFP   publié le 16 août 2023

Le projet de loi pour légaliser le cannabis récréatif, mesure phare de la coalition au pouvoir, a été adopté en conseil des ministres ce mercredi. Un projet cependant vidé de sa substance et qui suscite beaucoup de critiques.

C’était une annonce très attendue. Le gouvernement allemand a adopté en conseil des ministres le projet de loi sur la légalisation du cannabis. Le texte, qui doit encore être voté par le parlement dans les prochains mois, est présenté par le ministre de la Santé, Karl Lauterbach, comme la «meilleure tentative de légalisation du cannabis» parmi les dispositifs déjà en vigueur dans d’autres pays. Il s’attaque à «trois problèmes jusqu’ici non résolus : la consommation croissante de cannabis, notamment chez les jeunes, la hausse de la criminalité liée à la drogue et un marché noir important», a-t-il affirmé lors d’une conférence de presse à Berlin.

En substance, la loi permettra d’acheter et de transporter jusqu’à 25 grammes de cannabis, à partir de 18 ans. Mais pour cela, il faudra être membre d’un des «Cannabis Social Club», des associations à but non lucratif encadrées par les autorités. Ce seront les seules entités à pouvoir vendre la plante à leurs membres, de façon très contrôlée. Il sera en revanche possible pour les particuliers de cultiver jusqu’à trois plants pour leur propre usage. Avec cette loi, l’Allemagne se dotera d’une des législations les plus libérales d’Europe, emboîtant le pas à Malte et au Luxembourg, qui ont légalisé le cannabis récréatif respectivement en 2021 et en 2023.

«Cette loi est un désastre»

Mais le projet de loi, controversé, suscite de nombreuses critiques. D’abord du côté des opposants à toute forme de légalisation. Dans une interview à la radio Deutschlandfunk, le président de la Chambre fédérale des médecins s’est dit fermement contre. Il rappelle qu’au Canada, pays où la consommation est légale depuis 2018, 40 % du cannabis vient toujours du marché noir. Ce qui, selon lui, «empêche de contrôler la teneur en THC de la drogue» (élément nocif pour le cerveau), alors que c’est le but d’une légalisation, censée être une mesure de santé publique. Il estime également que cela ne pourra pas endiguer la consommation, notamment chez les jeunes. Le gouvernement se défend en disant avoir prévu de lancer une grande campagne de sensibilisation sur les dommages liés au cannabis sur les adolescents.

Mais les critiques pleuvent aussi parmi les libéraux, en théorie plutôt favorables à ce genre de loi. En limitant la consommation aux membres des associations autorisées, notamment pour répondre aux réserves de l’Union Européenne, le gouvernement allemand a considérablement limité la portée de cette légalisation. Selon le site de la Fédération des «Cannabis Social Clubs», au moins 111 associations ont déjà été créées. Mais leur président, Steffen Geyer, trouve la nouvelle législation «trop compliquée». D’autant que la consommation aussi sera strictement encadrée : interdite à l’intérieur et à moins de 200 mètres de ces fameux clubs, mais aussi des écoles, aires de jeux, terrains de sport et associations pour les jeunes.

Un cadre compliqué qui inquiète énormément les syndicats de polices, qui trouvent le projet «trop bureaucratique». L’association des juges allemands estime elle que le projet de loi «ne soulagera pas la justice, mais lui imposera plutôt une charge supplémentaire». A la chaîne ZDF, son président se justifie : «Cette loi entraînera une hausse des contrôles par les autorités, et posera de nouvelles questions autour des litiges et procédures devant les tribunaux».

Des consommateurs sceptiques

Leo et Matthias (1) consomment régulièrement du cannabis. Ils se considèrent comme «dépendants». «Une légalisation n’y changerait pas grand-chose», explique Leo, qui fume environ 5 grammes de cannabis par semaine. «A 10 euros le gramme, c’est abordable. J’appelle mon dealer qui est en bas de chez moi en deux heures chrono. Quand la marijuana sera légale, je ne pense pas que cela sera si rapide de l’avoir.» Par ailleurs, la légalisation ne sera, ni pour l’un, ni pour l’autre, la solution pour sortir de cette addiction. «Par contre, reconnaît Matthias, cela permettra d’enlever le tabou autour de la consommation. Le tabac et l’alcool sont culturellement et socialement très bien acceptés. J’espère que ça sera pareil avec le cannabis.» A l’inverse, Leo n’y croit pas. Pour lui, le tabou sera toujours présent. C’est la raison pour laquelle il ne se verrait pas adhérer à un «social club» : «Franchement, je ne veux pas devenir membre et que quelqu’un sache combien je consomme par mois. Je pense que je continuerai de me tourner vers mon dealer, même si c’est illégal.»

Autant de réticences qui font dire à Albrecht von Lucke, politologue pour la revue politique Blätter, que «cette loi est un désastre, personne ne l’approuve vraiment». Ce projet de loi, qui était une mesure phare de la coalition entre les Verts, le SPD et les Libéraux élue sur un programme de rupture après l’ère Merkel en 2021, échoue donc à réconcilier tout le monde, puisque personne n’y trouve son compte. Les dernières enquêtes d’opinion montrent que 37 % des Allemands ne sont pas satisfaits du travail de la coalition. Cette loi, si elle avait été plus consensuelle, aurait pu permettre au gouvernement de remonter la pente. «C’est un risque énorme de choisir de faire passer cette loi avec si peu de substance, les oppositions vont en profiter», estime Albrecht von Lucke.

(1) Les prénoms ont été modifiés


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