dimanche 13 août 2023

Rue d’Ulm, à Paris, le « Grand Continent » prolonge l’aventure des grandes revues intellectuelles du XXᵉ siècle

Par    Publié le 10 août 2023

 REPORTAGE « Lieux de pensée » (4/6). Portée par de jeunes trentenaires, la revue en ligne consacrée à la géopolitique de l’Europe organise un séminaire tous les mardis, à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm.

Mieux vaut ne pas être en retard le mardi soir à l’Ecole normale supérieure. A 19 h 30, la salle Dussane est déjà remplie d’habitués et d’étudiants pressés d’assister au séminaire hebdomadaire du Grand Continent. Une revue en ligne qui réussit le pari de faire à nouveau aimer une Europe souvent méprisée pour sa technocratie et qui fait encore bâiller d’ennui. Un périodique numérique capable d’« articuler le temps du tweet au temps du livre », c’est-à-dire d’adapter la puissance de l’écrit à la fluidité des écrans, affirment Gilles Gressani et Mathéo Malik, respectivement directeur et rédacteur en chef du Grand Continent.

Soucieuse de prolonger l’aventure des grandes revues intellectuelles du XXe siècle, mais à l’ère digitale et à l’échelle continentale, cette nouvelle génération n’ignore pas que les lieux créent du lien. C’est ainsi que, depuis cinq ans, Le Grand Continent accueille rue d’Ulm, dans le 5e arrondissement de Paris, la fine fleur de la pensée géopolitique européenne. Une heure d’exposé conçu le plus souvent à partir d’un article, une « pièce de doctrine » discutée en compagnie de maîtres de cérémonie jeunes, élégants et informés : le dispositif est une habile façon de passer du texte à l’oralité et de souder une communauté.

Ainsi le politiste bulgare Ivan Krastev a-t-il été invité à diagnostiquer dans la revue l’opposition qui menace l’Union européenne de « désintégration », l’affrontement entre ceux qui veulent « sauver la vie » (par l’écologie) et ceux qui veulent « sauver notre mode de vie » (par une politique de repli). Un article débattu en public, le 10 mai 2022, notamment, par le démographe François Héran et l’ancien premier ministre Bernard Cazeneuve. Au Grand Continent, on discute le « pacte vert » de la diplomate française Laurence Tubiana, mais aussi l’idée, portée par l’activiste suédois Andreas Malm, que « les entreprises comme Total devraient être considérées comme des entités responsables de l’organisation de la destruction planétaire » et ainsi « être nationalisées ». Eclectique sans être apolitique, puisque son engagement pro-européen est manifeste, Le Grand Continent a aussi bien permis à « l’insoumis » François Ruffin de réfléchir à « une nouvelle doctrine pour les gauches européennes » qu’à l’ancien premier ministre Edouard Philippe (Horizons) de discourir sur « la doctrine des droites de nos années 2020 ».

« Guerre étendue »

Il faut dire que la pandémie, la guerre en Ukraine et la crise climatique ont fait basculer le monde dans un « interrègne », assurent Gilles Gressani et Mathéo Malik, reprenant une formule du philosophe italien Antonio Gramsci (1891-1937) : « La crise consiste dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés. » Chaque crise économique ou énergétique révèle nos interdépendances. Et les concepts du monde d’hier peinent à saisir les actuelles déflagrations planétaires. « C’est ainsi que, par certains côtés, la géopolitique semble jouer le rôle qu’a pu jouer le structuralisme dans un autre temps : le point de convergence d’approches, de problématiques et de disciplines extrêmement différentes », analyse Gilles Gressani.

Une chose est sûre, soutiennent les responsables du Grand Continent : « De Kharkiv au métavers, la guerre s’est étendue. » Et la nécessité de penser une Europe troublée s’est accrue. D’où le succès d’une telle revue, forte de plus de 25 millions de visites en 2022, dont les débuts prirent la forme d’une newsletter de normaliens passionnés, une Lettre du lundi particulièrement lue et consultée dans une France confinée, en 2020. D’autant que Le Grand Continent s’étend. Ses événements hebdomadaires ne se limitent plus à Paris, mais se déroulent également le lundi à Rome, le mercredi à Madrid et le jeudi en Pologne, avec une participation d’environ 250 personnes par séance. Le talent du Grand Continent consiste à avoir su adapter son format au moment. Et son tropisme consiste à voir les choses en grand.

Comme en témoigne, chaque hiver, la mise en scène de la remise de son prix littéraire. Fin décembre, le jury se retrouve en effet dans le massif du Mont-Blanc, sur la pointe Helbronner, à 3 466 mètres d’altitude, pour récompenser un roman européen marquant – cette année La Bajamar (Random House, 2022), de l’Espagnole Aroa Moreno Duran. Pourquoi ancrer le Prix Grand Continent au cœur des sommets alpins ? D’abord parce que le toit de l’Europe est un carrefour géographique et linguistique doublé d’un observatoire privilégié du changement climatique. Mais aussi, déclare Gilles Gressani, parce qu’« en renversant les habitudes des prix littéraires organisés en Europe dans les salons ou dans les cafés des grandes villes, nous pensons que la création d’un prix littéraire dans le massif du Mont-Blanc peut permettre les conditions d’un renouvellement ».

Activisme débordant

Installé au cœur du Quartier latin, dans ses nouveaux bureaux situés au carrefour de l’Odéon, et avec ses séminaires hebdomadaires donnés dans la prestigieuse maison de la rue d’Ulm, Le Grand Continent, désormais composé de treize permanents, n’est pas qu’une revue parisiano-parisienne. Gilles Gressani a grandi dans les montagnes du val d’Aoste, en Italie ; Ramona Bloj, cofondatrice de la revue, a fait une partie de son parcours de vie en Roumanie ; Florent Zemmouche, rédacteur en chef de l’édition espagnole, est né au Salvador. Bien sûr, en tant qu’arrière-petits-fils de Jacques Lacan, deux autres membres du Grand Continent, Mathieu et Baptiste Roger-Lacan, inscrivent la revue dans une sorte de filiation. D’autant que la psychanalyste Elisabeth Roudinesco s’est très tôt penchée sur leur berceau et que l’islamologue Gilles Kepel abrite leur publication annuelle dans sa collection aux éditions Gallimard (Politique de l’interrègne, 2021, et Fractures de la guerre étendue, 2022). Mais les « continentalistes » se tiennent avec prudence à l’écart des jeux d’influence.

Leur grande fierté est d’avoir rendu stimulants les enjeux européens et accentué l’audience de certains jeunes contributeurs, comme le philosophe français Pierre Charbonnier, artisan d’un « tournant réaliste de l’écologie politique », attaché à redéfinir la construction européenne sous l’effet de la crise climatique. « C’est un espace qui permet d’élargir considérablement la surface d’intervention des chercheurs, de toucher les amateurs comme les décideurs »,souligne Pierre Charbonnier, également rédacteur en chef, avec Ramona Bloj, de la revue scientifique et écologique Green, qui est, avec Le Grand Continent, l’autre publication du Groupe d’études géopolitiques, un cercle de réflexion fondé en 2017 et domicilié à l’Ecole normale supérieure.

L’activisme débordant du Grand Continent, dont la moyenne d’âge est de 29 ans, pourrait donner le vertige, comme celui dont sont saisis ces intellectuels européens qui approchent le sommet du mont Blanc. Mais il témoigne avant tout du souci d’une génération d’empêcher, par l’action et la pensée, que notre continent ne tombe à nouveau dans de sombres temps. Le 19 septembre, la revue présentera le programme de ses mardis : « Comment réparer les fractures de nos démocraties ? » (3 octobre), « L’Union européenne doit-elle encore s’élargir ? » (17 octobre), « Quel bilan tirer d’un an de la présidence Meloni ? » (24 octobre), sans oublier un hommage au philosophe Bruno Latour, le 26 septembre. Tous ceux qui ont l’Europe chevillée au corps auraient tort de ne pas réserver.


Giuliano da Empoli : « Avec Le Grand Continent, tracer les coordonnées de la “terra incognita” dans laquelle nous sommes entrés »

Directeur général du cercle de réflexion Volta, professeur à Sciences Po et contributeur régulier du Grand Continent, l’écrivain et conseiller politique italo-suisse Giuliano da Empoli a notamment publié Le Mage du Kremlin (Gallimard, 2022), son premier roman, récompensé par le grand prix de l’Académie française, et un essai sur le populisme, Les Ingénieurs du chaos (JC Lattès, 2019).

Quel rôle une revue comme « Le Grand Continent » joue-t-elle dans l’espace intellectuel européen aujourd’hui ?

La naissance du Grand Continent coïncide avec un moment où les Européens, qui s’étaient bercés de l’illusion de pouvoir mener leur vie dans une sorte de bulle posthistorique, ont été contraints de se confronter à la dimension géopolitique de l’Union européenne et à la montée en puissance de nouveaux empires, porteurs de visions et d’ambitions parfois très éloignées des leurs. Dans ce contexte, la revue s’est imposée comme une plate-forme pour l’échange d’idées entre décideurs politiques, universitaires et intellectuels, qui cherchent à tracer les coordonnées de la terra incognita dans laquelle nous sommes entrés.

Les « ingénieurs du chaos », comme Giorgia Meloni, sont désormais à la fois européens et illibéraux. Comment y résister ?

Les « ingénieurs du chaos » ont importé en politique la logique des grandes plates-formes Internet, qui ne se soucient ni de la véracité ni de la cohérence des messages qu’elles véhiculent, mais seulement de leur viralité, du degré d’excitation qu’elles parviennent à générer. C’est pourquoi, aujourd’hui, Giorgia Meloni peut à la fois donner des gages à la Commission européenne et à l’OTAN, et mener une politique intérieure identitaire et réactionnaire. Il s’agit d’un cocktail redoutable, qui a déjà connu un certain succès dans les pays d’Europe de l’Est, contre lequel les forces modérées qui ont gouverné le processus d’intégration européenne jusqu’à présent ont du mal à trouver les bons antidotes. L’idée d’un « new deal » culturel européen, que j’ai proposée il y a quelques années dans un article pour Le Grand Continent, naissait précisément de la nécessité de mobiliser des énergies plus « chaudes » autour d’une construction européenne qui paraît « froide » et technocratique.

Pourquoi, comme vous l’avez écrit dans « Le Grand Continent », les géants de la Silicon Valley et le Parti communiste chinois sont-ils en train de converger ?

Si l’ancienne guerre froide opposait deux conceptions opposées de l’être humain, l’individu capitaliste et l’homme socialiste, aujourd’hui, au contraire, le Parti communiste chinois et Google partagent la même idée de l’homme comme un être dont le comportement et les aspirations peuvent être entièrement mesurés et gouvernés au moyen d’algorithmes de plus en plus sophistiqués. C’est à ce niveau que le rôle de l’Europe peut devenir décisif. Non seulement en imposant les règles qui servent à défendre, dans la sphère numérique, les principes qui fondent nos démocraties, mais aussi en inventant un nouvel art de vivre qui mette les nouvelles technologies au service de l’expérience humaine, et non de potentats de plus en plus incontrôlables ou d’une forme d’intelligence posthumaine censée nous remplacer sur l’échelle de l’évolution.


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