mardi 15 août 2023

Et là, tout bascule Ma fiancée, Marie, est enceinte de Dieu: que faire ?

par Guillaume Tion et photos Robin Lopvet   publié le 13 août 2023

Dans notre courrier des lecteurs, aujourd’hui, un certain Joseph, charpentier à Nazareth, confronté à une situation peu commune, a besoin de vos conseils.

Bonjour,

Je vous écris car je me trouve face à un problème insoluble, qui me plonge dans des tourments infernaux et hélas touche aussi mes proches. J’ai besoin de conseils, et le Courrier de la main tendue me semble l’endroit approprié pour y poser mon fardeau. Je me présente. Je m’appelle Joseph, je suis charpentier à Nazareth. Je suis issu de la tribu de Juda, de la lignée de David, j’ai déjà un enfant d’une ancienne union – que je vois peu – et je mène une vie tranquille de labeur silencieux. Une existence fruste mais sereine. Je suis aujourd’hui en couple avec une femme plus jeune que moi, Marie. Nous nous aimons, nous sommes fiancés, mais nous ne vivons pas encore ensemble, même si nous l’envisageons. Je peux dire que tout allait bien dans notre ménage. Jusqu’à un événement qui s’est produit récemment.

Un soir, en rentrant du travail, je retrouve Marie chez moi, visiblement embarrassée. Quelque chose ne va pas. Elle est pâle, nauséeuse. Elle refuse de me dévoiler la cause de son angoisse. J’insiste. Est-elle malade ? Non, elle n’est pas malade : elle m’apprend qu’elle est enceinte. Ma fiancée porte la vie. Je suis sous le choc. Car s’il y a une chose dont je suis sûr, c’est que cet enfant n’est pas de moi. Il est donc de quelqu’un d’autre. Je pense tout de suite à un voisin, ce qui serait humiliant. Ou à un Romain, ce qui serait inacceptable. Je pense aussi que Marie exagère. Franchement, mettre son conjoint dans une telle situation, ça ne se fait pas. C’est pourtant ce qui m’arrive. Moi qui ai strictement respecté le protocole, chaste, des fiançailles, on m’annonce que je suis trompé. Ecœurant.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Car durant la même discussion, Marie me donne aussi le nom du fautif.

Et là, tout bascule.

Elle est enceinte de Dieu. Oui, Dieu. Je ne m’y attendais pas. Cela change tout. Il a des arguments que de toute évidence je n’ai pas. Mais faut-il la croire ? Cela ressemble quand même à une explication un peu grossière, une sorte de fuite en avant pour dissimuler autre chose. Dieu existe, certes, mais combien de femmes a-t-il engrossées ? Aucune à ma connaissance. Et, là, comme par hasard, il faudrait que ça tombe sur ma fiancée ? J’ai l’impression d’être le dindon d’une farce que je n’ai pas préparée. Je ne sais même pas si Dieu peut procréer. Ni comment. Et qui est Dieu, puisqu’on en parle ? Elle l’a rencontré où ? Figurez-vous qu’elle ne le sait pas. Marie a reçu l’annonce de sa grossesse en rêve. Son étreinte invisible avec Dieu s’est produite quand elle regardait une fenêtre apparemment.

Ange du seigneur

Bref, j’étais complètement dépité le lendemain à l’atelier. Sur le coup, j’ai pensé répudier Marie. En toute discrétion, car je suis un homme juste. Je parle peu, j’ai un caractère effacé mais ceux qui me connaissent disent que je suis bon. Si les gens apprennent que Marie n’est pas enceinte de moi, ils ne penseront certainement pas à Dieu mais à un adultère et elle risque de se faire lapider, comme le prévoit le Deutéronome, le livre des lois avec lequel on ne plaisante pas (en passant, Dieu a agi comme un délinquant en s’en prenant à Marie qui était fiancée, je me réserve aussi le droit de l’attaquer en justice). Toutefois, ce n’est pas parce que Marie est déloyale que je dois être cruel, avec du sang sur les mains. Et puis dans ma tribu, il y a souvent eu des problèmes de paternité – des pères absents ou qui ne pouvaient pas procréer. C’est notre tare. Pas besoin d’en rajouter et d’être à nouveau montré du doigt. J’attends donc de trouver une solution, au milieu de ces affres, en mesurant à quel point ma vie est fichue, en comprenant peu à peu qu’il va falloir que je recommence tout de zéro, encore une fois, une autre vie, une autre ville, une autre fille quand soudain tout rebascule. Je fais moi aussi un rêve.

Dans ce rêve, un ange, qui se fait appeler ange du seigneur, me confirme que Marie porte un enfant, et que Dieu en est le géniteur. Entre parenthèses, on a donc attestation qu’il peut procréer – précision utile à toutes les femmes qui voient Dieu en rêve : soyez méfiante, la conception, ça peut aussi vous arriver. Je ne vous cache pas qu’au matin j’ai connu un réveil compliqué. Cette histoire me dépasse un peu, j’ai du mal à réfléchir. Car on ne peut pas refuser d’être le père du fils de Dieu. On s’expose alors à l’enfer. Déjà que la vie n’est pas simple, on ne va pas se compliquer la mort non plus. Mais comment être sûr qu’il s’agit du fils de Dieu ? Un rêve suffit-il ? Faut-il attendre un autre rêve de validation de la confirmation ? Quelle est la marche à suivre ?

Je suis perdu. Si Marie est enceinte, que ce soit de Dieu ou pas, les gens finiront par savoir que l’enfant n’est pas de moi et je vais devenir le cocu du quartier, clairement. Tout le monde va se foutre de moi. Déjà que je suis vieux, et Marie jeune. Là c’est tracé : ma vie quotidienne, si paisible, va devenir atroce. Et le vice de cette affaire, c’est que je ne pourrai rien répondre aux railleries puisque je sais que cet enfant n’est pas de moi. De Dieu, je n’en sais rien, mais de moi, c’est sûr et certain. Rester avec Marie signifie s’exposer à une vie de quolibets à supporter avec patience. Est-ce qu’on peut mener une existence heureuse et épanouie en entendant chaque jour dans son dos des passants, des amis peut-être, chuchoter des réflexions comme : «Voilà le vieux cocu qui se balade avec son fils de Dieu. Dire qu’il y a cru, ce crétin. Faut-il être bête.»

Un père n’est pas forcément un géniteur

Je dois rester calme. Ce matin je me suis ouvert la main à l’atelier tant j’étais perturbé. Je dois aussi me concentrer, réfléchir posément. Déjà, si cet ange m’est apparu en rêve, c’est un signe. D’habitude je rêve plutôt que je tombe d’une montagne ou qu’un chameau me pourchasse dans le désert. Là, c’est différent. Si l’on n’écarte aucune hypothèse, aussi délirant que cela puisse paraître, l’enfant de Marie est peut-être réellement le fils de Dieu. Le fils ou la fille d’ailleurs, si ça se trouve c’est une fille. Plus j’y pense, plus je suis persuadé que c’est une fille, même si le rêve – le cauchemar ? – affirme le contraire. Je voulais une fille, je n’en ai jamais eu, j’avais même choisi un prénom : Krys. A tous les coups cet enfant qui n’est pas de moi sera une fille. Je ne suis pas un homme chanceux, en vrai.

Peut-être que, pour m’en sortir, je pourrais prendre les devants et tenter ce pari : oui, Dieu m’a choisi, moi, Joseph, modeste charpentier, pour élever sa progéniture. Je le revendique. C’est comme ça et pas autrement. Personne ne peut le prouver, mais personne ne peut non plus prouver le contraire. Alors bien sûr, on se moquera toujours de moi, mais au moins je disposerai d’un raisonnement sur lequel m’appuyer, comme un visa venu du ciel. Et puis on rit davantage d’un homme trompé que d’un original qui pense élever les œuvres du Seigneur. Si je pousse un peu le personnage, on me prendra même pour un illuminé. Avec le temps, les gens finiront peut-être par me plaindre. Ils diront : «C’est le vieux qui a perdu la raison depuis qu’il est cocu. Il pense que c’est Dieu. Quelle misère, tout de même, pauvre homme…»

Une autre chose me chiffonne. Ça ne se fait pas d’abandonner un enfant. Ça se fait ? Un enfant, ça a quand même besoin d’un père, même s’il n’est pas son père. Tout le monde a besoin d’un père et d’une mère si c’est possible. Il vaut toujours mieux qu’il y ait quelqu’un que personne : même si l’enfant est le fruit du Saint-Esprit, ce n’est pas Dieu qui va le nourrir, qui va changer ses couches, qui va se lever la nuit pour le bercer, qui va se relever la nuit pour le rebercer, qui va le promener au parc, qui va lui apprendre à nager dans la mer Morte, qui va l’aider à grandir, qui va lui dire que ses premiers dessins sont superbes alors qu’ils seront probablement très laids, qui l’aidera à construire sa première table en cèdre… Je pourrais parfaitement m’installer avec Marie, élever cette petite fille et lui enseigner la bonté, la tolérance, la sagesse. Ce que je suis, quoi. Un père n’est pas forcément un géniteur.

Amour véritable

Mieux, je devrais adopter cette enfant surtout et y compris si elle n’est pas de moi. Comme un sacrifice sans blessure. L’amour qu’on donne à un enfant, c’est un don pur, inconditionnel et sans rétribution. Même si l’enfant devient par la suite un abruti fini, même s’il fugue pour partir élever des chèvres dans la montagne, même s’il devient chef de secte entouré d’une bande d’inadaptés, ce n’est pas grave, j’aurais fait le job. Et puis tout le monde aime les enfants. Je l’aimerai, cette enfant. Je l’aimerai aussi pour ce qu’elle m’aura donné, ses sourires, ses pleurs, ses peurs, ce privilège de la voir grandir. Je l’aimerai par expérience, parce qu’on franchira ensemble les vicissitudes de l’existence, par amour véritable en un sens. Je l’aimerai parce qu’elle est là. Ce sera désintéressé, ce sera juste beau, ça passera par-dessus les quolibets des voisins. Est-ce qu’on peut refuser un amour véritable à un enfant ? Qu’importe ma réputation, je devrais être moins égoïste et ravaler ma fierté, regarder autour de moi, suivre ce qui est juste.

Marie, par exemple, elle aussi est victime. Si elle est la mère de la fille de Dieu – on n’en est pas sûr mais on a dit qu’on partait sur cette hypothèse –, c’est lourd à porter. Elle non plus n’a rien demandé. Y a-t-il eu consentement ? C’est important, ça. Elle va se retrouver avec un enfant dont elle n’a pas choisi le père ni le moment de la conception. Même si ça confère un certain statut d’avoir eu Dieu pour amant, elle peut connaître des déceptions, la Marie, vraiment. Elle va ressembler à quoi, la petite ? Il est comment, Dieu ? Grand, petit, brun, blond, roux, les yeux de quelle couleur ? Il a des maladies génétiquement transmissibles ? C’est quoi, son caractère ? Je sais qu’il ne faut pas faire la fine bouche quand on parle de Dieu, mais elle aurait quand même eu son mot à dire. On est franchement pris de court.

Dilemme effroyable

Est-ce que je vais laisser Marie traverser ça toute seule ? Est-ce que je ne ferais pas mieux de l’aider ? C’est ma fiancée quand même ! Elle aussi va passer sa vie à raconter qu’elle ne sait pas comment elle s’est retrouvée enceinte, que ce n’est pas de sa faute, qu’elle est vierge. Sauf si elle a couché avec le Romain, évidemment… mais ça, on exclut, on l’a déjà dit. Ça va être sa croix, cette enfant. Ce serait une forme de trahison de la laisser dans cette situation – et la trahison c’est pas du tout notre genre, à la tribu de Juda.

Partir ? Rester ? Je suis au cœur d’un dilemme effroyable et mon cœur saigne. J’en suis réduit à considérer que si c’est une fille, je ne la garde pas, et si c’est un garçon, comme dans le rêve, je le garde car on peut alors considérer cela comme une preuve de l’authenticité de l’annonce qu’on m’a faite. En même temps, c’est dommage, car j’ai déjà eu un garçon alors que j’aimerais bien avoir une fille. Dois-je faire l’inverse alors ? Bref, si je raisonne ainsi, ça fait une chance sur deux. Mais c’est irresponsable de jouer avec la vie d’un enfant de cette façon-là. Je pourrais alors aussi me dire que si demain il pleut je quitte le foyer et s’il fait beau je reste ? C’est ridicule. D’autant plus qu’il pleut rarement dans ma région.

Vous l’avez compris, je n’en sors pas. En ce moment, Marie est partie visiter une cousine à elle, Elisabeth, qui habite dans les montagnes et qui est aussi enceinte (mais pas de Dieu, une chance pour elle). J’ai un peu de temps pour réfléchir. Je pense prendre quelques jours pour faire le point tranquille à Capharnaüm. J’aimerais revenir avec une réponse : est-ce que j’accepte l’enfant ou est-ce que je quitte Marie et son enfant ? J’imagine que d’autres personnes du Courrier de la main tendue se sont déjà retrouvées dans cette situation – peut-être pas au même niveau, certes. Je vous écris pour que vous me fassiez part de vos témoignages, de vos conseils et de ce que vous pensez qu’il est juste et bon de faire. Je vous remercie par avance,

Joseph, charpentier à Nazareth (Galilée)

Ecrire au journal, qui transmettra.


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