samedi 12 août 2023

Enquête La dette, double peine des détenus : «Moralement, c’est catastrophique»

par Théodore Laurent   publié le 10 août 2023

En détention, les créances contractées à l’extérieur s’alourdissent et les sanctions économiques entravent la réinsertion. Peu informés et pas suffisamment accompagnés, des détenus angoissés racontent comment ils tentent de gérer enfermement et endettement.

«Quand je suis entré en détention, le premier courrier que j’ai reçu, ce n’est pas une lettre de ma famille ou de mon avocate, mais un courrier de ma banque pour impayés», se remémore Marc (1), incarcéré à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis (Essonne) de 2014 à 2018. Ce quadragénaire, alors salarié au smic, avait contracté plusieurs crédits à la consommation d’une valeur totale de 10 000 euros avant sa condamnation. S’il avait déjà du mal à rembourser sa créance quand il était dehors, sa mise sous écrous a fini de siphonner ses derniers deniers.

Au 1er juillet, plus de 74 000 personnes étaient incarcérées sur l’ensemble du territoire, a-t-on appris le 30 juillet. Selon un rapport d’Emmaüs et du Secours catholique, datant de 2021, (les évolutions sont longues sur ce genre de données) deux tiers des prisonniers seraient endettés. «L’arrivée en détention provoque presque mécaniquement des impayés», expose Hélène Ducourant, maîtresse de conférences en sociologie à l’Université Gustave-Eiffel et autrice d’une longue enquête sur la question. Au contraire des prestations sociales, la privation de liberté n’entraîne pas l’interruption des prélèvements sur les comptes bancaires, mensualités de crédits, loyers et autres abonnements (Internet, salle de sport…).

«Dans la plupart des cas, les détenus considèrent l’endettement comme un problème un peu secondaire. Ils ont d’autres priorités car ils doivent s’acculturer à un nouveau mode de vie et s’occuper de l’affaire qui les a écroués, observe Hélène Ducourant. Mais plus la prise en charge traîne et plus les sommes à recouvrir vont être importantes. Et cela n’est pas sans conséquences une fois dehors.» A Fleury-Mérogis, le point d’accès au droit (PAD), que les détenus peuvent solliciter pour être accompagnés, informe les arrivants de la nécessité de résilier au plus vite leurs abonnements et autres dépenses inutiles.

Des mois de délais

«On fournit un livret pour signaler les démarches à effectuer. On leur donne aussi des modèles de lettres de rupture», explique Justine Baranger, cheffe de service point d’accès au droit pénitentiaire de la maison d’arrêt. Mais beaucoup passent à travers les mailles du filet. Tous les PAD ne semblent pas aussi attentifs à la question de la dette, souvent en raison du manque de moyens et de personnel. «Le conseiller d’insertion et de probation (CPIP) ou les assistants de service social contribuent également à la mise en place des dispositifs d’information», souligne-t-on du côté de l’administration pénitentiaire. Néanmoins, la démarche pour être accompagné par un travailleur social est individuelle et les délais pour être reçu s’étalent sur des mois.

«L’information ne suffit pas. Résilier un contrat peut paraître simple à l’extérieur, mais en détention, c’est une autre histoire, note Justine Baranger. Il faut se souvenir de tous ceux souscrits, trouver l’adresse de résiliation. Et cela, sans accès à Internet. L’acheminement du courrier peut prendre plusieurs semaines voire des mois en détention.» Plusieurs associations militent pour un accès encadré à Internet dans les prisons, afin de faciliter, notamment, ce type de démarche.

De plus, l’acte de résiliation est «très engageant psychologiquement. Ça veut dire qu’on accepte l’idée qu’on va rester derrière les barreaux longtemps et ce, avant même d’avoir été jugé, ajoute Hélène Ducourant. C’est aussi accepter qu’à la sortie, on se retrouve sans numéro de téléphone, ni logement…».

Procédure inadaptée

Avant d’être placé quatre mois sous les verrous pour vol en mars 2022, Sylvain était chauffeur d’une camionnette pour une société privée et touchait un peu plus que le smic. Avec sa femme, ils avaient du mal à joindre les deux bouts en élevant leurs quatre enfants en bas âge. Ses 40 000 euros de crédits à la consommation ne lui facilitaient pas la tâche. En cellule à la maison d’arrêt de Strasbourg, l’angoisse le prend aux tripes. «Le remboursement de mes crédits ne me laissait déjà presque plus rien pour subvenir aux besoins de ma famille. Mais sans revenus, le déficit s’est creusé très rapidement, témoigne le quinquagénaire. Moralement, c’était catastrophique.»

Comme tout particulier qui ne parvient pas à faire face à ces arriérés, les personnes écrouées peuvent déposer un dossier de surendettement – dispositif qui propose aux particuliers un échéancement quand le paiement des créances n’est plus possible – à la Banque de France. Pourtant, ils sont peu nombreux à saisir l’institution bancaire. Entre 2011 et 2020, celle-ci en a dénombré 1 029 jugés recevables et postés depuis un établissement pénitentiaire, soit une centaine seulement par an. En parallèle, 121 000 dossiers ont été envoyés sur l’ensemble du territoire en 2021.

Détenus et proches pointent le manque d’informations sur l’existence de celui-ci ainsi qu’une procédure inadaptée. «J’en ai entendu parler grâce au bouche à oreille durant la promenade, se souvient Marc. Les surveillants ont d’autres préoccupations. On ne voit quasiment jamais les conseillers d’insertion de probation. C’est donc au détenu d’aller chercher des informations.» Ou à ses proches, comme Martine, mère de Fabrice, incarcéré à la maison d’arrêt de Strasbourg entre juin 2022 et mars 2023. «J’ai pris connaissance du dispositif car une amie effectuait une demande, raconte-t-elle. Pour espérer que le dossier soit recevable, il faut fournir des factures, l’avis d’imposition, la carte d’identité… Des documents impossibles à rassembler pour une personne depuis sa cellule.»

La tâche s’avère également compliquée à l’extérieur. La quête de ces justificatifs a fait perdre patience à la retraitée. «Pour obtenir la copie de la carte d’identité de mon fils auprès de l’administration pénitentiaire, il m’a fallu attendre plus de trois semaines, vous vous rendez compte !» souffle-t-elle. Les prisonniers qui disposent de peu de liens familiaux se retrouvent donc pénalisés. D’autant que nombre d’entre eux ont perdu leurs papiers d’identité. Et sans eux, pas de dossier. Les associations soutiennent là aussi une procédure simplifiée pour les personnes incarcérées. «Il peut y avoir des ajustements au cas par cas», répond-on du côté de la Banque de France.

Un «nouveau départ» parfois retardé

A Strasbourg, l’association Crésus intervient deux fois par semaine à la maison d’arrêt pour aborder le surendettement et servir d’intermédiaire entre les détenus, l’extérieur et la Banque de France. Francis Corbe, bénévole depuis dix-sept ans, constate que «la plupart des dossiers sont remplis après la détention», faute d’arriver à réunir tous les documents demandés.

Quand le dossier est finalement accepté par l’institution bancaire, les anciens détenus évoquent unanimement un sentiment de «soulagement». Les créances de Sylvain ont été suspendues pour une durée de deux ans et demi. «Cela m’a permis de sortir la tête de l’eau car je n’aurais pas pu, et je ne pourrai jamais rembourser cette somme, raconte-t-il. A la fin du moratoire, j’en déposerai un nouveau.» Les ardoises de Stéphane et Fabrice ont quant à elles été effacées. «Mon fils envisage un nouveau départ plus sereinement», loue Martine.

Bien souvent, le «soulagement» provoqué par l’annulation ou le rééchelonnement des arriérés est assombri par la clôture de compte en banque voire l’interdit bancaire. «C’est très important pour les détenus d’avoir accès à un compte bancaire, notamment dans le cadre de leur réinsertion, insiste la sociologue Hélène Ducourant. Sans compte à la sortie, ils n’auront pas de moyen de paiement, pas de moyen d’encaisser une prestation sociale ou un revenu, pas d’autonomie budgétaire. Leur insertion professionnelle, économique et sociale s’en trouve retardée de plusieurs semaines voire de plusieurs mois.» «Quand je suis sorti, j’ai mal vécu cette situation parce que j’avais l’impression d’être ramené à mon ancien statut», abonde Marc.

«Plombées ad vitam aeternam»

Ce ne sont pas les arriérés domestiques qui constituent la plus grande partie de l’endettement des détenus mais les sanctions économiques dues à leur condamnation : dettes pénales, amendes douanières, frais de justice, dommages et intérêts aux victimes. Celles-ci ne pouvant pas être prises en compte par le dispositif de surendettement, ils sont donc contraints de s’en acquitter. Les montants avoisinent régulièrement plusieurs dizaines de milliers d’euros. L’universitaire relève le «décalage entre le montant de la condamnation et la situation socio-économique des condamnés».

Les femmes, qui ne représentent que 3,5 % de la population carcérale, sont particulièrement touchées par l’endettement lié à leur condamnation. Nombre d’entre elles sont «des “mules” : des femmes originaires de Guyane ou d’ailleurs en Amérique du Sud, en très grande précarité et contraintes à transporter de la drogue», souligne la section française de l’observatoire international des prisons. En fonction de la quantité transportée, les amendes douanières peuvent se chiffrer en dizaine de milliers d’euros, voire centaines. A Tarnos (Landes), la ferme Emmaüs Baudonne accueille une douzaine de prisonnières, la plupart condamnées pour ce délit, en placement extérieur. Elles s’y voient proposer un travail, un logement et un accompagnement socioprofessionnel. «Pour ces femmes, condamnées à être très peu rémunérées du fait de leur faible niveau de formation, ces sanctions financières les empêchent d’imaginer un avenir de citoyen lamba, estime Gabi Mouesca, cofondateur et président de la ferme. Ces personnes sont plombées ad vitam aeternam.»

Projets contrariés

Juliette Chapelle, avocate et présidente de l’association pour le droit des détenus, évoque la situation d’un de ses clients sanctionné d’une peine d’emprisonnement de trois ans et de 100 000 euros d’amende : «La personne était prête à faire plus de prison en échange d’une réduction de la sanction financière. Bien sûr c’est impossible mais cela en dit beaucoup sur l’état d’esprit de certains. La sanction pécuniaire est perçue comme égale voire pire que la peine de privation de liberté, parce que celle-ci a une fin.»

Condamné à régler des indemnités aux parties civiles, Marc n’a pas attendu sa sortie pour entamer les paiements. Sur les 200 euros de salaire qu’il percevait en détention, 20 étaient prélevés. «C’était une façon de reconnaître la souffrance des parties civiles. C’était aussi un geste envoyé à la société et l’administration pénitentiaire en montrant notre volonté de vouloir se réinsérer», assure-t-il. L’ancien pensionnaire de Fleury-Mérogis continue d’envoyer 10 % de ses revenus depuis sa sortie. Le quadragénaire imagine d’autres types de sanctions comme les travaux d’intérêt général plus «utiles à la société» selon lui. «Cela contrarie mes propres projets de réinsertion car j’ai aussi des rêves professionnels, familiaux et artistiques, dit-il. Est-ce que je ne me suis pas déjà racheté en passant quatre années en détention ?»

(1) Le prénom a été modifié


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