samedi 17 juin 2023

Hervé Le Bras, démographe : « La France est un pays qui va bien dont les habitants se sentent mal »

Propos recueillis par  et   Publié le 16 juin 2023

« La France reste un des pays les plus égalitaires », observe l’historien, chercheur émérite à l’Institut national d’études démographiques (INED) dans un entretien au « Monde ». Pourtant, le sentiment de vivre dans un pays déclassé gagne les Français. Une impression qui paraît avoir dépassé la question de l’immigration chez les électeurs du Rassemblement national.

Hervé Le Bras est historien, démographe, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et chercheur émérite à l’Institut national d’études démographiques (INED). Dans un entretien au Monde, il observe que « si la France va plutôt bien, par comparaison avec ce qui se passe autour de nous », le sentiment de vivre dans un pays déclassé gagne ses habitants.

Qu’est-ce qui a changé dans le paysage politique et social français au cours des cinq dernières années ?

Si l’on regarde le vote en faveur d’Emmanuel Macron en 2022 par rapport à celui de 2017, il est certain qu’il s’est droitisé. Le président a récupéré la clientèle âgée, qu’il a prise à Valérie Pécresse. La retraite à 65 ans, qu’il a mise au centre de sa campagne, en est un symbole. Quitte à contredire la retraite à points qu’il défendait lors de son premier quinquennat, mais il n’est pas à une contradiction près.

S’il a gagné à droite, Emmanuel Macron a perdu dans les bastions traditionnels de la gauche. Finalement, ses gros scores se concentrent dans les grandes villes, bien sûr, mais aussi dans un Grand Ouest qui était très à droite, qui va de la Manche jusqu’au sud de la Vendée. Cependant, ce qui est intéressant à noter, lors des mobilisations contre la réforme des retraites, c’est que les manifestations ont été très importantes dans toute cette partie Ouest. C’est particulièrement net pour la grosse manifestation du 17 mars.

Qu’est-ce que cela traduit ?

Je pense que ce qui est en train de se jouer, et on le voit particulièrement dans cet ensemble du Grand Ouest, c’est une perte de confiance des électeurs de centre droit, style MoDem, qui ont une fibre sociale et sont décontenancés par la manière dont cette affaire des retraites a été gérée. Or, en 2017, quand on combinait commune par commune le vote pour François Bayrou en 2012 et la moitié de celui pour François Hollande, on obtenait le vote Macron.

Il y a une carte qui recoupe ces données électorales, c’est celle des agriculteurs en 1968, un quart de siècle plus tôt, et je ne pense pas que ce soit une coïncidence. En effet, dans ces régions-là, il y a eu de l’ascension sociale : ceux dont les parents, les grands-parents étaient des paysans pauvres sont actuellement cadres moyens, ouvriers techniciens. Ils ont donc une vision positive de la société. Ce qui n’est pas le cas dans les régions du Nord-Est, qui perçoivent plus fortement le sentiment de déclassement.

Que va faire cet électorat qui s’était porté sur Macron ? Est-ce qu’il reviendra à droite, comme cela avait longtemps été le cas avant de passer à la gauche ? Mais, en tout état de cause, c’est une gauche non mélenchonienne.

Sur le plan social, quels sont les changements majeurs ?

Pendant la crise du Covid-19, beaucoup ont pensé que cela allait entraîner un gros changement territorial, que le télétravail provoquerait un départ des villes et un retour à la campagne. Oui, effectivement, au moment de la pandémie, ceux qui le pouvaient ont quitté assez largement les grandes villes, mais, ensuite, ils sont revenus. Cela reste malgré tout très difficile à évaluer en France.

Il y a trois ans, dans ces colonnes, vous vous interrogiez sur le pessimisme des Français.
Avez-vous depuis réussi à en identifier les causes ?

Au fond, je n’ai pas progressé là-dessus. A l’époque, je donnais quatre chiffres : la proportion de la population, en 1968, qui avait fait des études après le bac, 6%, et la proportion de cadres et de professions libérales, 6% aussi. Cela ne veut pas dire que c’étaient les mêmes mais que, si vous aviez fait des études après le bac, vous aviez de grandes chances d’accéder à la classe supérieure. Maintenant, c’est 16 % de cadres et de professions libérales et 38 % pour ceux qui ont fait des études après le bac.

Les écarts sont encore plus importants selon que l’on est dans une petite commune ou dans une grande ville. A Paris, on a près de 50 % de cadres et de professions libérales et de l’ordre de 60 % à 65 % de personnes qui ont fait des études après le bac. Proportions que l’on ne retrouve pas dans des départements dits ruraux, où le nombre de cadres et de professions libérales oscille parfois entre 8 % et 10 %. Il en résulte le sentiment de ne pas pouvoir réaliser ce à quoi votre compétence vous donnerait droit.

Maintenant, quand on dessine la carte des cadres supérieurs, ils se concentrent dans les grandes villes. Dans le même temps, l’éloignement des ouvriers des grandes villes, ou même des villes, tout simplement, a augmenté.

La France est-elle en mesure de se réindustrialiser, comme le défend l’exécutif ?

Il y a des conditions, et la première, c’est la main-d’œuvre technique. On manque terriblement de techniciens spécialisés de l’industrie, ce sont des métiers qui n’attirent plus.

Donc, pour réindustrialiser, il va falloir ouvrir à l’immigration. Mais on se trouve alors confronté un peu au même problème que pour les retraites : quand on s’adresse à une clientèle qui penche plutôt à droite, il ne faut pas trop montrer qu’on veut ouvrir à l’immigration. Je pense d’ailleurs que le fait d’avoir remis à l’ordre du jour ce débat sur l’immigration n’est pas étranger à cette question de la réindustrialisation. Tôt ou tard, ce sera mis sur la table, car il y a un choix à faire. C’est le choix qu’a fait l’Allemagne, d’ailleurs.

Quand je dresse un parallèle avec les retraites, c’est parce que, au fond, le point de départ de la réforme a été fourni par [le ministre de l’économie] Bruno Le Maire il y a quelques mois. Pour ce qui est du niveau de vie, si on met de côté le Luxembourg, c’est en France que les retraités sont les mieux servis en Europe.

L’idée, qui n’est pas nouvelle chez Macron, c’était de rebasculer vers les jeunes, vers l’enseignement et la formation, l’argent qui va vers les retraites. Mais ça, les personnes âgées ne veulent pas en entendre parler, et comme ce sont elles qui votent pour Macron… C’est comme ça qu’on en est arrivé à ce truc invraisemblable des 65 ans puis des 64 ans qui tape sur ceux qui commencent à travailler assez tôt. Il a fait un choix électoraliste.

Vous avez republié un « Atlas des inégalités » (Autrement, 2023). Est-ce que vos études statistiques et cartographiques montrent un creusement des inégalités, dans la population mais aussi entre les régions ?

Globalement, la France a bien résisté. Le taux de pauvreté a tendance à augmenter légèrement depuis le début des années 2000, mais, comparé aux autres, on reste un des pays les plus égalitaires. Simplement, comme l’a montré Laurent Davezies [spécialiste de l’économie territoriale], contrairement à l’idée répandue, ce n’est pas Paris qui pompe la province, c’est au contraire Paris qui redistribue de la richesse sur toute la France.

Si l’on regarde la carte de l’augmentation du revenu individuel médian entre 2001 et 2015, elle a été très forte dans des zones très rurales, alors qu’elle est plus faible dans la grande région parisienne et autour des grandes villes. Cela tient pour partie aux mouvements de population, comme les retraités qui retournent ou s’installent dans des régions plus paisibles. C’est le fait aussi que le nombre d’agriculteurs, qui ont les revenus les plus faibles en moyenne, a encore diminué.

Il y a quand même une fracture entre l’Ouest, qui va plutôt bien, ainsi que le Sud-Est, et toute une zone comprenant le Nord, l’Est et le Centre, qui va moins bien…

Ce qui va mal, c’est la bande Nord-Est, la bande languedocienne et une diagonale qui va de l’Aube à la vallée moyenne de la Garonne. C’est là que l’on retrouve les taux les plus élevés de chômage des jeunes, de pauvreté, de familles monoparentales, de jeunes non diplômés ou d’inégalités locales. En fait, tout se tient. Dans certains coins de l’Hérault, 15 % des jeunes sont sans diplôme, alors qu’en Vendée c’est 5 %- 6%. Et les non-diplômés ont plus de risques d’être au chômage. Quand on est demandeur d’emploi, la solidité des familles est menacée et il y a plus de divorces. Tout cela fait système.

France Stratégie a accompli un très bon travail sur les ségrégations locales – dont je me suis inspiré –, qui donne à des niveaux fins celle des immigrés, celle des chômeurs, etc. On voit, par exemple, la localisation des immigrés à Marseille selon qu’ils viennent d’Afrique ou selon qu’ils viennent d’Europe, c’est-à-dire d’Italie ou d’Espagne. On voit bien qu’à Paris les immigrés non européens, en gros, sont localisés sur les boulevards des Maréchaux. Cela permet aussi d’éviter des lieux communs. Comparons Rennes et à Mulhouse (Haut-Rhin) : à Mulhouse, les immigrés sont dans le centre-ville ; à Rennes, ils sont dans la première périphérie. Il n’y a pas de règle générale, l’histoire de chaque ville et la manière dont elle s’est développée entrent en ligne de compte.

Ce travail à un niveau fin permet également de mieux évaluer le rapport entre le vote pour le Rassemblement national (RN) et l’immigration. Au niveau régional, il y a une forte corrélation. Si on descend au niveau des départements, elle devient nulle. Tous les cas sont possibles. Le Pas-de-Calais, où il reste 3,5 % d’immigrés, est le deuxième département votant le plus pour le RN. Inversement, le troisième département qui vote le moins pour le RN, la Seine-Saint-Denis, compte 32 % d’immigrés. Et si on descend au niveau communal, la corrélation s’inverse. Plus il y a d’immigrés, moins on vote pour le RN. C’est particulièrement net en fonction de la taille de la commune. Dans celles de moins de 2 000 habitants, le vote RN pour l’ensemble de la France fait plus de 30 %. Dans les grandes villes de plus de 50 000 habitants, il est autour de 13 %-14 %, et à Paris il tombe à 5,5 %. Si vous prenez l’Ile-de-France et comparez la carte de la répartition des immigrés et la carte du vote RN, elles sont pratiquement inverses.

Cela veut-il dire que le vote RN est plus lié à un sentiment de déclassement ou d’insécurité économique qu’à l’immigration ?

Peut-être qu’il faut le prendre de l’autre côté. Pour les personnes qui vivent au contact de l’immigration, mettons en Seine-Saint-Denis, être anti-immigrés n’a pas de sens, parce que les immigrés sont extraordinairement présents et divers.

C’est une catégorie qui est vide de sens. A Brachay, dans la Haute-Marne, là où Marine Le Pen a fait son plus gros score, il y a zéro immigré. C’est un petit village, mais c’est symbolique. Cela cumule, en effet, un ensemble de mécontentements. Mais cela n’est pas propre à la France. On observe les mêmes caractéristiques du vote d’extrême droite en Allemagne, en Autriche, en Espagne ou en Suisse.

Il y a quand même ce sentiment de pays déclassé, de pays qui ne va pas de l’avant. Ce mal français n’est-il pas préoccupant ?

Dans mon livre Se sentir mal dans une France qui va bien, j’établis une comparaison de la France avec les autres pays d’Europe. J’ai aligné les enquêtes d’Eurobaromètre, où les réponses des Français sont pratiquement toujours les plus négatives, et la réalité des faits.

Ainsi, les Français sont ceux qui se disent les plus mécontents de leur système de protection sociale, encore plus que les Bulgares, alors que c’est la part du revenu national qui y est consacrée la plus élevée. On a même doublé le Danemark. Pourquoi ? Qu’y a-t-il de particulier en France qui produise cela ? Est-ce que c’est la forme de gouvernement ? Ce sentiment qu’on n’a pas de prise ? C’est très difficile de porter un jugement. Je suis désolé de ne pas avoir la réponse.

Comment va la France ?

Je dirais qu’elle va plutôt bien, par comparaison avec ce qui est autour de nous. C’est un pays qui a de bons fondamentaux. Bien sûr, comme dans tous les autres pays, il y a des problèmes.

Dans le récent livre de l’Insee sur les immigrés et descendants d’immigrés, quand on demande aux personnes immigrées si ça leur plaît de rester en France, leur réponse, quelle que soit leur origine, à 90 %, c’est « oui, on ne veut pas aller ailleurs ».

Donc, si on veut rester en France, c’est quand même qu’il y a quelques avantages à y rester et à ne pas retourner dans un pays que l’on a quitté, quelle que soit la raison pour laquelle on l’a quitté. Je pense, pour reprendre le titre de mon livre, que la France est un pays qui va bien dont les habitants se sentent mal.

Hervé Le Bras est historien, démographe, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et chercheur émérite à l’Institut national d’études démographiques (INED). Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont « Se sentir mal dans une France qui va bien. La société paradoxale » (Editions de l’Aube, 2019), « Métamorphose du monde rural. Agriculture et agriculteurs dans la France actuelle », avec Bertrand Schmitt (Editions Quæ, 2020), « Il n’y a pas de grand remplacement » (Grasset, 2022) et « Tableau historique de la France. La formation des courants politiques de 1789 à nos jours » (Seuil, 2022).


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