jeudi 15 juin 2023

Essai Paul-Laurent Assoun, la «catastrophe» de mal en psy


 


par Virginie Bloch-Lainé   publié le 15 juin 2023

Le psychanalyste dresse l’inventaire de l’histoire d’une notion et de son imprégnation dans l’imaginaire collectif, ainsi que son lien à l’inconscient.

Elle nous tombe dessus, elle nous frappe comme la foudre. Certains s’y précipitent et d’eux il sera dit qu’ils l’ont «bien cherché». Ce «traité de la catastrophe via ses discours et ses figures», le psychanalyste Paul-Laurent Assoun le débute en citant quelques locutions, fréquentes dans la langue commune alors que le mot «catastrophe» apparaît rarement dans l’œuvre de Freud. Le père de la psychanalyse laisse son abus à ceux que ce terme excite. On se grise parfois en parlant de «catastrophe», on alimente notre angoisse grâce à lui. Catastrophe vient du grec katastrophé qui évoque «littéralement que ça se retourne en tombant ou que ça tombe en se retournant. […] L’expression physique littérale en est la culbute, la tête la première». C’est Rabelais qui a introduit le terme «catastrophe» dans la langue française, où il est implanté plus que dans les autres langues. A méditer.

Que veut dire exactement «vivre une catastrophe» ? Assoun y répond et montre que toute catastrophe n’est pas catastrophique. Le rapport que le sujet entretient avec le réel est déterminant dans son appréciation des choses. Pourquoi ce livre vient-il aujourd’hui, demande encore de façon rhétorique l’auteur ? Est-ce parce que la catastrophe est plus fréquente qu’hier ? Non, la catastrophe, cette blessure infligée à la perception du temps parce qu’elle la griffe, la transperce, la casse, cette urgence qui exige de «parer au plus pressé» est chronique. Les références à l’Ancien Testament dans la partie consacrée à l’esthétique de la catastrophe et à l’écriture des ruines et des décombres en témoignent.

Peste noire, krach, Shoah…

Psychanalyse de la catastrophe commence par dresser l’inventaire des catastrophes, y compris de celles qui, dans leurs causes, n’ont à voir ni avec l’inconscient ni avec l’homme, par exemple le tsunami et le séisme. La notion de tectonique de plaques est établie au début du XXe siècle par l’Allemand Alfred Wegener. En 1935 apparaît l’échelle dite de Richter qui permet de mesurer l’intensité du phénomène sismique. Pour inaugurer le catalogue des catastrophes humaines, Paul-Laurent Assoun cite les pandémies, dont le grand historien en France fut Jean Delumeau – il a aussi travaillé sur la peur. La peste noire au XIVe siècle, le choléra au XIXe siècle, la grande peste de Londres au XVIIe siècle, la grippe espagnole après la Première Guerre mondiale furent rappelées lorsque le Covid a débarqué. Le krach de la Bourse de New York en 1929 appartient aux catastrophes humaines, dont le paradigme est la Shoah. Ce terme désigne «la catastrophe au sens d’anéantissement du peuple juif, originairement forme de sacrifice où la bête sacrifiée est brûlée tout entière». Le premier tiers du livre n’est pas un simple recensement : il permet au lecteur de mesurer la fréquence et la diversité des événements chaotiques et de réfléchir à ce qui alimente l’imaginaire collectif. Assoun, en psychanalyste, insiste sur le langage : on parle des «accidents de la vie», et lorsqu’on regrette une rencontre amoureuse on utilise «l’expression populaire : “J’aurais mieux fait de me casser un bras” – mais, justement, la cassure et la rencontre, c’est en quelque sorte virtuellement la même chose !»

Effet de répétition

Puis l’auteur s’attelle à une clinique de la catastrophe et ausculte le «sujet catastrophé». «Qu’est-ce qui mérite le nom de catastrophe dans la vie d’un sujet ?» Ce peut être un lapsus : «Le locuteur est alors précipité, par sa profération socialement indésirable qu’il doit bien assumer, dans un “couac” du lien social : il est en effet en position de dire ce qu’il pensait vraiment et qui devait être censuré, se mettant en porte-à-faux avec la norme sociale.» Certaines personnes sont des adeptes – inconscientes – de la «stratégie de l’autodestruction par la répétition», par exemple «ces hommes voués à ces femmes dites fatales, parce que leurs victimes mâles consentantes y arriment leurs compulsions aux catastrophes sentimentales à répétition, ayant vocation à leur servir de cible». C’est ce qu’on appelle la «forme masochiste du sentiment amoureux», et c’est un problème assez banal : «En ce cycle se reconnaît la séquence catastrophique : après l’apogée, retournement de situation, chute et dénouement du lien, suivi de “glaciation”… et ça recommence. Sans que le sujet s’avise de la signification de cet effet de répétition, s’en plaignant même, comme s’il était traqué par un Destin.»

Un chapitre intitulé «La famille catastrophée» étudie «l’épreuve de l’inceste», «confusion catastrophique» à travers laquelle «la famille s’effondre en son centre». Paul-Laurent Assoun écrit des pages très intéressantes sur le cauchemar qui interrompt le rêve, en particulier dans le sommeil des personnes traumatisées. Elles se réveillent «en catastrophe». Ont aussi affaire avec la catastrophe l’acte manqué, qui provoque «le pire» ; la mélancolie, les suicidaires, et l’anorexique, cette «catastrophée de l’amour». Quelle belle expression. Même «ne manquant de rien, elle ne mange plus rien pour prendre acte du manque essentiel. La catastrophe génératrice de l’anorexie est de découvrir que l’amour n’est pas de cette famille qu’on dit la sienne, en sorte qu’elle en porte le deuil.»

Paul-Laurent Assoun, auteur de nombreux ouvrages, dont le Dictionnaire des œuvres psychanalytiques (PUF, 2009), écrit suffisamment clairement pour n’être pas réservé aux seuls lecteurs habituels de psychanalyse. Selon lui, c’est parce que psychanalyse et catastrophe sont liées de façon essentielle que Freud n’a recours au mot que dans les grandes occasions. S’approchant de New York en paquebot en 1909, accompagné de Ferenczi et de Jung, il aurait dit : «Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste.» La psychanalyse serait un fléau, un «processus catastrophique», mais bénéfique puisqu’il vient mettre au jour la vérité et rabattre la dimension imaginaire de la catastrophe. «Catastrophe salubre», la psychanalyse, écrit finement Assoun, est une «auscultation de l’inconscient de la catastrophe». Et de la catastrophe de l’inconscient.

Paul-Laurent Assoun, Psychanalyse de la catastrophe : enjeux anthropologiques et cliniques. PUF, 300 pp.

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