mercredi 17 mai 2023

Zineb Fahsi, prendre positions

par Marie-Eve Lacasse   publié aujourd'hui

La prof de yoga, qui se défend d’être un gourou spirituel, a sorti un brûlot contre cette pratique qu’elle juge dévoyée, assujettie aux dérives du capitalisme.

Autant le dire d’emblée : avant de lire Zineb Fahsi, on détestait le yoga pour des raisons floues. On le déteste maintenant pour des raisons précises. Parmi ses meilleures punchlines : «Le yoga et la méditation deviennent des méthodes visant à améliorer sa productivité, sa performance, et son employabilité et voient aujourd’hui leurs mérites vantés par des hebdomadaires économiques comme Challenges, des ouvrages de management, et les directions des ressources humaines.» Voilà pour le ton. Son livre le Yoga, nouvel esprit du capitalisme, sorti il y a quelques mois déjà aux éditions Textuel, est une plongée historique dans les textes aux origines de la discipline. Mais c’est aussi une réflexion sur la façon dont, au XXe siècle, cette pratique aurait été dévoyée pour faire du corps et de l’esprit une petite entreprise malléable et docile, capable de répondre à la minute aux exigences néolibérales.

Parmi les exemples les plus drôles (ou les plus désolants), Zineb Fahsi relève qu’au siège d’Amazon, on trouve des cabines de méditation appelées «Amazen» qui sont «destinées à stimuler les salariés et les aider à recharger leurs batteries». Le succès de son livre l’étonne encore : «Je pensais que j’allais écrire pour quatre personnes qui pratiquent le yoga et deux autres qui s’intéressent aux mutations du capitalisme», dit-elle en se marrant. Il faut dire qu’avant d’être prof, Zineb Fahsi fréquentait des salles parisiennes chères où l’on vend à la fois des cours et des snacks healthy. Elle y rencontre ces gens CSP +, socialement privilégiés, qui soutiennent mordicus que, avec un peu de bonne volonté, on «construit son propre bonheur»… Cet aveuglement sociologique, raconté avec humour et rigueur dans son livre, a suscité de vives réactions chez ses lecteurs et sur les réseaux sociaux.

Elle nous donne rendez-vous dans un café populaire du quartier de la Guillotière, à Lyon, où elle vit avec son compagnon enseignant-chercheur et leur bébé de 6 mois. Cette trentenaire, issue de la bourgeoisie marocaine, passée par le lycée français de Rabat et Sciences-Po Paris, a pourtant mis un certain temps avant de changer de vie. Elle travaille d’abord dans un bureau d’études sur l’accès à l’eau dans les pays en voie de développement tout en pratiquant le yoga de façon récréative. Mais dès ses premiers cours, quelque chose la gêne. Serait-il possible de pratiquer cette discipline sans qu’elle ne soit une telle caricature de la société de consommation ?

Commence alors à se forger un questionnement critique sur une discipline peu étudiée à l’université. Elle suit le diplôme universitaire cultures et spiritualités d’Asie dirigé par Ysé Tardan-Masquelier et y trouve enfin ce qu’elle cherche : un apaisement, une résonance avec ses convictions «comme la sobriété, la critique de la société de consommation, l’écologie. Le yoga donne à explorer ces dimensions qui existaient déjà dans mes convictions politiques. Mais, en pratique, je voyais bien, entre autres, tous les clichés sur l’orientalisme. Je suis marocaine, alors cette vision orientaliste, ça me parlait !»

Elle se dit «SBNR», «spiritual but not religious», et certaines habitudes ésotériques, répétées d’un cours à l’autre, l’insupportent : «Quand on chante Shiva ou Krishna dans une salle de gym en legging, c’est un peu lunaire. On a envie de rendre hommage aux racines indiennes de la discipline, mais est-ce qu’on n’est pas en train de singer quelque chose, d’être dans un néocolonialisme ?» Elle raconte aussi s’être trouvée bien ridicule lorsque, pendant un stage à Goa avec des collègues blanches, un homme indien à vélo leur a rappelé que personne dans le coin ne pratiquait le yoga…

«L’Inde a été un contrepoint fantasmé, et j’ai pu avoir, moi aussi, un regard orientaliste sur ce pays. Or, dans les textes, la pratique va à l’inverse du développement personnel. La vraie question c’est, comment on arrive à accéder à cette part de soi et qui nous relie à quelque chose de plus large ? On a bien vu pendant le confinement que pratiquer chacun chez soi, tout seul, ce n’était pas pareil. C’est une activité qui a quand même ce lien avec la pratique méditative : retourner le regard vers l’intérieur pour trouver autre chose, pas soi-même. C’est sa dimension existentielle.»

S’estimant politiquement «très à gauche», Zineb Fahsi a, en plus des cours payants, enseigné bénévolement en prison et dans un centre d’hébergement et de réinsertion. Aujourd’hui, un tapis gratuit reste toujours à disposition pour ceux et celles qui ne pourraient pas se permettre cette dépense. «Je fais aussi attention dans mon vocabulaire pour ne stigmatiser un certain type de corps. Je parle de volume corporel par exemple, qui empêcherait tel mouvement, et je propose des alternatives si les positions ne sont pas praticables.»Zineb Fahsi insiste aussi sur le fait que les formations diplômantes sont très inégales et qu’enseigner le yoga n’est encadré par aucune institution, d’où les potentielles dérives (elle a choisi de se former à la méthode Vinyasa et Hatha auprès de Muriel Adri et au Yin Yoga par Cécile Roubaud et Valentina Duna).

En France, la plupart des professeurs sont prestataires de services, souvent autoentrepreneurs, et l’enseignement peu rémunérateur (entre 35 et 50 euros pour le prof par séance). Soumis à une précarité qui les oblige à rentabiliser leur enseignement le soir, le midi et le week-end, les forçant souvent à sacrifier une grande partie de leur vie privée, les profs doivent souvent cumuler un autre travail (Zineb Fahsi collabore aussi à la revue Esprit yoga) ou s’épuiser à donner de nombreuses heures de classe par jour, sachant que le métier est très physique. Elle estime gagner désormais sa vie correctement bien que l’enseignement reste une économie fragile, notamment avec un bébé : «Beaucoup de femmes enseignantes reviennent à un travail salarié après avoir eu des enfants car difficile de concilier les deux», regrette-t-elle.

Marlène Nitenberg, l’une de ses élèves depuis ses débuts en 2015, confirme que «c’est quelqu’un qui a une approche très intellectuelle de sa pratique. Certaines personnes y viennent quand elles ont besoin d’une soupape, parce qu’elles ne vont pas bien dans leurs vies. Elle, elle ne prétend pas donner une réponse, ce n’est pas un guide spirituel, ni une amie. Elle reste à sa juste place.» Consciente d’alimenter néanmoins l’industrie du bien-être en restant prof, Zineb Fahsi confirme, sereine : «Qu’est-ce que j’en fais ? J’y suis.»Elle y reste.


1987 Naissance à Rabat (Maroc).

2005 Arrivée en France, entrée à Sciences-Po.

2013 Début de la pratique du yoga.

2023 Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme («Petite Encyclopédie critique», aux éditions Textuel).


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