lundi 15 mai 2023

Souad Massi : « Une femme doit toujours se battre »

Par   Publié le 14 mai 2023

Souad Massi

Ses concerts rassemblent un public issu des deux rives de la Méditerranée. La convivialité qui s’en dégage tient à l’excellence de ses musiciens et à sa voix chaude, envoûtante, qui chante la nostalgie, l’exil, l’ardeur. A 50 ans, après une tragédie familiale qui aurait pu l’abattre, la chanteuse Souad Massi, égérie d’une double culture apaisée, continue d’exprimer sur scène la défense des droits et libertés des femmes.

Je ne serais pas arrivée là si…

… Si je n’étais pas née à Bab-El-Oued, le quartier le plus populaire et métissé d’Alger, entourée de femmes aussi fascinantes qu’invisibles.

Pourquoi « invisibles » ?

Parce que c’était une société d’hommes ! Où les règles étaient faites par les hommes, pour les hommes, et à leur seul bénéfice. Les femmes, petits êtres inférieurs, n’étaient là que pour les servir. Leur sort était joué à la naissance, leur sexe les condamnait à un destin de recluses. Pas de sorties, pas d’éducation, pas de liberté, pas de vie publique. Elles étaient des oiseaux en cage.

Vous en aviez conscience, petite fille ?

Ah oui ! Et la perspective de devenir moi-même, un jour, l’un de ces oiseaux entravés me terrifiait. Je passais tout mon temps, enfant, avec ces femmes de ma famille et nos voisines, que je trouvais magnifiques et talentueuses. J’écoutais les conversations, j’observais les regards. Ce qui me frappait, c’était la tristesse et la mélancolie de ces femmes. Cela me semblait injuste. Et cette différence avec la liberté des hommes m’était incompréhensible.

Le système était pourtant millénaire…

Oui, mais le fait d’avoir été élevée, jusqu’à mes 5 ans, par ma grand-mère paternelle m’a donné très tôt, je crois, une maturité. Elle était pudique, raffinée. Et elle inventait des poèmes qui m’enchantaient. C’était ma Shéhérazade. J’adorais sa compagnie, j’y apprenais des tas de choses, et j’étais révoltée par l’avenir qui m’attendait en tant que femme. Alors je suis devenue un vrai garçon manqué. Devenir un homme me semblait la seule échappatoire. Un homme libre, puisqu’une femme libre n’existait pas. Un homme sportif, musclé, qui pourrait se défendre − je faisais trois heures de sport par jour, j’étais épuisée. Un homme à qui personne n’oserait dicter sa conduite.

Cette rébellion n’a-t-elle pas inquiété votre famille ?

Non, car ma mère a su transformer ma rage. Elle n’a pas cherché à travestir la réalité. « C’est un fait, m’a-t-elle dit : les femmes sont asservies dans notre société, et je comprends ta colère. Mais ne t’y complais pas. Transcende-la ! Demande-toi ce que tu peux faire pour nous libérer. » Ma mère a été ma philosophe de référence.

Elle-même se sentait-elle assujettie ?

Bien sûr. Et elle était invisible, comme les autres, alors que c’était une beauté. Elle ressemblait à la chanteuse Asmahan [1912-1944]. Mon père était fou de jalousie. Il ne la laissait pas sortir, la surveillait sans cesse. Il avait beau avoir fait des études universitaires, être cadre dans l’hydraulique, cela ne changeait rien, il était imprégné de cette culture machiste qui fait des femmes la propriété des hommes. Mais j’ai réfléchi : la seule issue, pour exister, c’était d’avoir un statut, de faire des études et de prendre un vrai métier de mec, ingénieur en génie civil, dans le bâtiment, comme les hommes. Je devais me surpasser pour devenir leur égale. Il ne me faudrait pas longtemps pour comprendre que rien n’y ferait : une femme a beau être ingénieure, médecin ou juge, elle garde toujours son statut de mineure − sous la dépendance de son père, de son frère, voire de son plus jeune frère, tant qu’elle n’est pas mariée, puis sous la coupe d’un mari. Quelle folie !

Vous vous donniez donc une mission ?

C’est ma mère qui me la donnait : « Toi et tes copines, vous êtes la nouvelle génération. Il faut étudier, briser vos chaînes, et vous libérerez aussi les hommes. »

Pourquoi les hommes ?

Parce qu’ils sont eux-mêmes prisonniers d’une doctrine. Ils se sont piégés eux-mêmes. Ce système est d’une perversion absolue. Heureusement que j’avais la musique ! L’espace public étant réservé aux hommes, j’étais interdite de café ou de balade en ville. C’est donc dans la musique que je trouvais ma liberté. On en écoutait beaucoup à la maison. Ma mère avait été éduquée chez les pères blancs et initiée à l’opéra, elle adorait la Callas. Mais il y avait aussi Brassens, Piaf, les chants traditionnels, le flamenco, la musique algéroise… Le vendredi était sacré – pas d’un point de vue religieux, mais d’un point de vue social et musical. On recevait de la famille, des amis, et mon père mettait à l’honneur le magnifique tourne-disque que lui seul avait le droit de toucher.

Pouviez-vous jouer d’un instrument ?

Pas les filles ! C’était très mal vu. Comme chanter, d’ailleurs. Entre femmes, passe encore, mais devant des hommes, impossible. Il ne fallait ni les déranger ni attirer leur attention. C’est à mon frère aîné, qui a longtemps fait du piano classique, que je dois mon inscription à un cours de guitare, pour mon anniversaire. Mais notre entourage était outré et se plaignait à mon père : « Quel mauvais exemple pour les autres ! » Heureusement qu’il n’écoutait pas, car ma guitare est devenue un refuge, et ma meilleure amie. Comme la poésie que je lisais à foison, Victor Hugo et les poètes perses et arabes, avant de me mettre à écrire. Mon frère m’a alors dit : « Pourquoi tu ne mets pas tes poèmes en musique ? Essaie ! » J’ai commencé timidement. Ma mère a été mon premier public. C’est elle qui a choisi le nom de ma première chanson : Raoui, « le conteur », car j’y confiais ma crainte de sortir de l’enfance, l’envie qu’on me raconte encore des histoires, qu’on me fasse rêver et oublier la cruelle réalité.

Comment « Raoui » est-elle sortie du cercle familial ?

Par hasard. Un 31 décembre, alors que j’accompagnais en cachette un petit groupe d’amis musiciens qui étaient invités simultanément sur deux radios, l’animateur de l’une d’elles m’a demandé d’improviser dans le studio, le temps que mes compagnons arrivent. Et j’ai chanté Raoui. Le standard de la station a explosé, tout le monde voulait savoir qui était cette chanteuse inconnue de 17 ans. La chanson est passée en boucle sur les ondes les jours suivants, et je me suis entendue avec sidération, angoissée à l’idée que mon père apprenne l’histoire. J’avais déjà violé tant de règles en sortant le soir après le couvre-feu !

Ce succès vous a-t-il encouragée à poursuivre la musique ?

Bien sûr. La guerre civile débutait. On entrait dans ce qu’on appelle aujourd’hui la « décennie noire » [1991-2002], et faire de la musique devenait une sorte de résistance. J’ai fait partie d’un groupe de rock qui répétait dans un garage, écoutait AC/DC, Led Zeppelin et Aerosmith, et se sentait dopé par leurs vibrations, invulnérable. Mais être une femme musicienne était alors la pire des choses. Je me souviens que mon frère portait ma guitare dans la rue, car je me faisais agresser, insulter, cracher dessus. Cela ne faisait qu’accroître ma rage. Il n’était pas question que je baisse les bras. Je pensais à la Kahina, la reine guerrière berbère dont ma mère m’avait tant parlé lorsque j’étais enfant, en me disant : « Quand tu as peur du noir, de la nuit, des hommes trop envahissants, n’oublie pas que nous descendons de la Kahina. » Son image m’a toujours accompagnée. Avec elle, je me sentais armée.

Quels souvenirs avez-vous de cette décennie sombre ?

Chaque jour était un défi à la vie. On sortait de la maison sans savoir si on rentrerait le soir. Des bombes explosaient partout, il y avait des assassinats en pleine rue, des kidnappings, des ratissages. Une époque de terreur. Une de mes amies, pétillante et joyeuse, a été enlevée et, quand elle est réapparue quelques mois plus tard, après avoir réussi à s’échapper, c’était une morte vivante. On lui avait fait le pire qu’on puisse faire à une femme, et elle a rejoint le club des « invisibles ». Les hommes se sont vengés sur les femmes, premières victimes du terrorisme.

J’ai moi-même été attaquée, un jour, par un jeune homme armé d’un couteau. J’avais beau être sportive, costaude, j’ai été tétanisée par la peur en sentant la violence de sa haine pour les femmes. J’avais 19 ou 20 ans, j’étais étudiante à l’institut des travaux publics d’Alger, et je ne l’ai dit à personne. Ma mère, fidèle à elle-même, me poussait à sortir malgré les dangers. « Ils veulent t’empêcher de vivre et de rêver. Ne renonce à rien. La vie s’arrête si on éteint l’espoir. Et surtout ne te cache pas. On n’a rien gagné à se terrer dans nos maisons. » C’était vrai. Je n’ai renoncé ni à mes études ni à ma musique, malgré les menaces de mort.

Comment l’appel du large est-il venu ?

Une invitation à venir chanter en France, pour le festival Femmes d’Algérie à La Villette, en 1999. Trois jours qui deviendront des années et changeront ma vie. Je n’avais pourtant aucune intention de quitter l’Algérie, j’étais assistante dans un cabinet d’architectes en Kabylie, j’adorais être en bottes sur les chantiers, je me sentais bien à ma place et j’étais fière, avec mes premiers salaires, de pouvoir aider ma famille. Mais j’ai été repérée par un directeur artistique, qui m’a proposé de faire un disque chez Universal. Au téléphone, mon frère m’a encouragée : « Saisis ta chance, Souad ! Tu es faite pour ça ! Regarde la galère des artistes algériens, toutes les salles de spectacle ont été fermées. » Quant à ma mère, elle trouvait l’occasion de se réconcilier avec la France, où son père avait souffert, très jeune, en travaillant dans les mines. Et tout s’est enchaîné. Disques d’or, Victoire de la musique, huit albums, des voyages dans le monde entier. Un jour, on ouvre les yeux, et on découvre qu’on a 50 ans.

Vous n’avez jamais eu peur d’exprimer un point de vue politique dans vos chansons…

Je ne vis pas dans une bulle hermétique. Je n’ai jamais renoncé à exprimer mes révoltes devant la corruption du gouvernement algérien, le trucage des élections, les ravages de l’exil forcé, la frustration d’une jeunesse qui n’a plus confiance en son pays, les injustices criantes à l’égard des femmes : « Je chante pour les femmes qui n’ont pas de couronnes/Et qui se battent pour qu’on ne couvre pas leur tête. » Je chante en arabe, en français, en espagnol. Mais je suis considérée comme une artiste trop engagée pour être invitée à me produire en Algérie.

Dans l’album « Oumniya », vous écriviez aussi : « Je t’ai donné la main, tu m’as poignardée »…

Là, ce n’était pas politique, mais l’évocation d’une blessure personnelle sur laquelle j’essaie de mettre des mots pour guérir. J’ai vécu en 2017 une tragédie familiale. Mon ex-mari, avec qui j’étais alors en instance de divorce, a eu l’intention d’assassiner nos deux petites filles en les droguant et en tentant, à l’aide d’une bonbonne de gaz dissimulée dans leur chambre et de 40 litres de pétrole, de faire sauter la maison. L’idée était, selon ses propres mots, de me faire comprendre « le sens du mot “souffrir” ». Il s’en est fallu de quelques minutes pour que mes filles meurent calcinées. Un jeune pompier l’a confirmé, au procès qui s’est tenu début mars, car lui-même a eu peur de mourir. J’étais en pleurs quand il a raconté son intervention. Tuer mes filles, pour m’atteindre au plus profond…

A l’audience, pourtant, j’ai eu l’impression qu’on faisait mon procès. Un homme qui travaille, c’est normal. Un homme qui voyage pour ses affaires, c’est admirable. Mais une femme… Une femme, comme moi, qui quitte parfois la maison pour ses obligations professionnelles, qui fait vivre le foyer, qui a des responsabilités, eh bien c’est avant tout une « absente ». Elle manque à ses obligations élémentaires de mère, elle est forcément défaillante. Au fond, tout est de sa faute. Cet opprobre jeté sur la femme libre m’est apparu comme l’injustice suprême.

Comment sort-on d’une telle épreuve ?

Justice a finalement été rendue [son ex-mari a été condamné, le 4 mars, à quinze ans de réclusion criminelle par la cour d’assises des Bouches-du-Rhône], et je veux que mes filles, de 13 et 17 ans, continuent d’avoir confiance dans ce pays et dans ses lois. Je dois rester debout pour elles et leur montrer qu’une femme doit toujours se battre. Elles ont besoin d’avoir cet exemple de mère forte qui protège et qui libère. Qui rassure et qui donne des ailes. Qui apaise et qui donne confiance. Confiance en elles-mêmes, et confiance dans les autres. Après ce qu’elles ont vécu, c’est le plus difficile. Mais elles ont du caractère et sont passionnément aimées. C’est la source de tout.

Souad Massi est en tournée : le 15 mai à Groningen (Pays-Bas), le 17 mai à Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), le 2 juin à Angoulême (Festival Musiques métisses), le 20 juillet à Lyon (Les Nuits de Fourvière), le 17 septembre à la Fête de « L’Humanité », le 30 janvier 2024 à Paris (Folies-Bergère).


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