mardi 30 mai 2023

La chronique du New York Times. Modern Love : à la recherche d’un amant, pas d’un infirmier

Publié le 28 mai 2023

Modern Love

Chaque semaine, la chronique phénomène du “New York Times” sur l’amour vous est proposée en exclusivité, traduite en français par “Courrier international”. Ce dimanche, une femme handicapée, lasse des rencontres amoureuses décevantes, interroge les limites de tous ces hommes qui ne voient jamais au-delà de son invalidité.

Mon thérapeute m’a demandé si j’étais pessimiste en amour. J’ai répondu : “Non, je suis réaliste.”

Comme je suis handicapée, il le faut bien.

Atteinte d’amyotrophie spinale, une maladie qui entraîne une grave faiblesse musculaire, je suis en fauteuil roulant électrique. J’ai eu mon premier rendez-vous à l’âge de 24 ans avec quelqu’un qui ne le savait pas, alors que j’avais posté des photos claires de mon fauteuil roulant sur le site de rencontres.

Le droit à une vie sexuelle

J’ai fait beaucoup de rencontres de ce genre depuis. Peut-être que les hommes ne regardent pas les profils d’assez près, même si je trouve qu’un fauteuil roulant de 150 kilos est difficile à rater. Ou peut-être qu’ils n’ont pas l’habitude de voir des personnes handicapées chercher à rencontrer des gens.

Si j’ai poussé un soupir de soulagement quand mon médecin m’a interrogée sur ma vie sexuelle et un éventuel projet de maternité, c’est pour une bonne raison. Il y a trop de professionnels de santé qui partent du principe que les personnes handicapées sont asexuelles et ne peuvent pas avoir d’enfants. C’est pour une bonne raison que Gem Turner, une militante pour les droits des handicapés qui n’a pas sa langue dans sa poche, a raconté [sur son blog] avoir eu son premier rendez-vous à l’âge de 28 ans, comme si c’était un secret honteux. C’est pour une bonne raison que, quand j’ai lu l’histoire d’amour de Sitting Pretty. The View From my Ordinary Resilient Disabled Body [“Assise et jolie. La vue depuis mon corps ordinaire, handicapé et résilient”, non traduit], les mémoires de Rebekah Taussig, je m’y suis accrochée comme à une prière.

Les personnes handicapées vivent souvent en s’excusant. Pardon que mes besoins vous dérangent. Pardon de ne pouvoir participer à cet événement inaccessible. Pardon d’être, moi aussi, à la recherche de l’amour.

Filtre automatique

Avant de lire les mémoires de Rebekah, je ne voyais pas vraiment de personnes handicapées en couple, et maintenant j’en vois partout : avec quelqu’un, fiancées, divorcées et remariées avec un bébé, comme tout le monde. Cependant, les personnes handicapées sont confrontées à des défis uniques dans ce domaine.

Quand j’ai commencé à rencontrer des gens, j’ai décidé que mon handicap ne serait pas un obstacle. C’était simplement un filtre automatique qui garantirait que je matcherais avec des hommes à l’esprit ouvert ayant une conscience sociale.

En février, j’ai matché avec Ben. Il avait plein de questions, il était gentil et même enthousiaste devant mon fauteuil roulant étincelant et son port USB (“Tu peux brancher des enceintes dessus ?”) À ce stade, j’avais non seulement une photo montrant mon fauteuil en entier mais aussi une vidéo de moi fonçant dans un couloir avec des guirlandes électriques.

Nous avons passé des heures à nous envoyer des messages vocaux délirants et à nous taquiner mutuellement à propos de notre accent. Nous avons joué à Wordle, puis il m’a embarquée dans la spirale mortelle de Sedecordle. Avant notre premier rendez-vous, je lui ai demandé si le fait que je sois en fauteuil roulant et aie besoin d’aide l’inquiétait.

“La seule chose qui m’inquiète, c’est que je ne peux pas garantir que je serai toujours là”, a-t-il répondu.

Je me suis tue, ne sachant pas trop quoi dire.

Puis il a ajouté : “Mais tu pourrais avoir une aide à domicile ?”

Je me suis réjouie. Jusqu’à présent, je n’avais jamais demandé directement si mon handicap me rendait indésirable ou impraticable comme partenaire amoureuse. Je me suis mise à penser que j’avais une chance de trouver l’amour. J’aurais dû tendre vers le pessimisme, parce que peu après cette conversation les messages se sont arrêtés. Le lundi, Ben a pris congé.

Partenaire potentielle ou curiosité

Même si elle n’avait pas débouché sur une relation, cette expérience m’a encouragée. J’ai téléchargé Bumble, balancé quelques photos, eu des conversations légères. Cependant, un an après m’être inscrite sur des sites de rencontres, je n’avais rien de concret à part des anecdotes amusantes.

Puis Josh est arrivé, qui m’a brièvement tirée d’une spirale imminente. Nous avons flirté sur Hinge, discuté en visio. Il m’a envoyé un message le lendemain, et le surlendemain. Je me suis exagérément extasiée sur ses coups de soleil, et j’ai trouvé le fait qu’il sonne les cloches de son église profondément séduisant. Puis il n’a plus répondu à mes tentatives de contact.

Première question de ma mère : “Est-ce qu’il savait que tu es handicapée ?”

Comme il m’avait dit et répété que j’étais mignonne sur les photos, je ne peux pas croire qu’il l’ignorait. Il y a une forme de la question de ma mère que j’ai toujours en tête. J’habite à Londres et je suis juriste de formation et de profession. On nous a enseigné les but-for causes [à peu près l’équivalence des conditions, en droit français]. Ça marche ainsi : sans mon handicap, est-ce que les hommes me considéreraient comme une partenaire amoureuse potentielle ?

Comme je n’avais rien pour amortir le coup après Josh, je me suis retrouvée face à cette question que j’avais mise de côté.

Difficile plutôt qu’indésirable

Tous les gens que je connais ou presque sont en couple, ce qui ne fait que mettre en avant mon célibat. Certains amis me reprochent d’être difficile, mais il n’y a que trois choses qui ne sont pas négociables pour moi : il faut que lui et moi habitions la même ville, et il faut que nous soyons compatibles, sur les plans culturel et religieux. Je n’ai pas d’exigences particulières en matière de taille (mon fauteuil est réglable en hauteur) et je ne recherche pas un homme qui partage tous mes intérêts. Cela dit, je préfère qu’on me trouve difficile plutôt qu’indésirable.

J’ai fait la connaissance de Julie. Elle avait la même maladie que moi et avait quitté la France pour s’installer à Londres, où elle s’était empressée de s’inscrire sur Hinge. Nous avons échangé sur nos histoires et elle a déclaré : “Je croyais que les types ayant fait des études seraient plus respectueux et ouverts d’esprit, mais en fait pas du tout.”

J’ai constaté la même chose. Cambridge, la ville où j’ai fait mes études, grouillait d’hommes ayant fait ou faisant des études. Une bonne partie de mon cercle social actuel se compose de juristes londoniens. Il y en a qui m’ont fait un peu craquer, d’autres qui m’ont fait beaucoup craquer. Je n’en ai fait craquer aucun ou, du moins, aucun n’a osé reconnaître avoir le béguin pour la fille handicapée.

Donc quand Julie a dit ça, j’ai ri. Manifestement, les hommes de Cambridge et ceux des écoles de commerce françaises sont pareils : adorables, ils sont heureux d’être nos amis (en suggérant parfois plus) mais ne franchissent jamais la ligne.

Comment être vue aussi comme un objet de désir ?

La partie de moi qui, sur Instagram, envoie fièrement des posts sur le handicap proclame que mon handicap ne me rend pas moins fréquentable ou moins digne d’être aimée. Mais comme je n’ai jamais vu quelqu’un tomber amoureux de moi, il m’est facile de prendre mon pessimisme pour du réalisme.

Ce que j’ai vécu m’a laissée l’impression persistante que la plupart des hommes n’ont que vaguement conscience que je suis une femme – suffisamment pour être douce et réconfortante mais pas assez pour être désirée. 

Bien sûr, on ne me l’a jamais dit directement, ce serait impoli. Mes soupçons ont été un jour suffisamment forts pour que je demande à un ami s’il avait des sentiments pour moi, et j’ai été cruellement déçue. Au début j’étais contente parce que tout ce que je voulais c’était que les choses soient claires, et je me disais que nous étions suffisamment proches pour qu’il sache qu’il ne m’aimait pas. J’ai cependant fini par me demander si cette clarté était vraiment une bonne chose.

Je n’ai pas la vanité de croire que tout homme puisse être ensorcelé par ma personnalité, mais je crains que ceux qui le sont aient déjà relégué toute attirance au rang d’impossibilité : comment une personne handicapée peut-elle être un objet de désir ?

Les gens qui se questionnent sur une relation avec une personne handicapée semblent avoir deux grandes préoccupations à notre sujet. 

Premièrement, pouvons-nous avoir des relations sexuelles ? Deuxièmement, notre partenaire devra-t-il devenir notre aidant ?
Pour moi, la réponse à la première question est facile (“Oui, mais pas avec toi”). La deuxième est plus délicate. Même si on peut dire sans se tromper que, si les personnes handicapées attendent beaucoup de choses de l’amour (un meilleur ami, un compagnon, un amant, un photographe pour Instagram), l’infirmier n’en fait pas partie.
Ces inquiétudes trouvent leurs origines dans le validisme. Les histoires de handicapés, et à plus forte raison les histoires d’amour de handicapés, ne sont pas grand public ni considérées comme sexy, et l’inconnu fait peur. Je cache ma réalité de handicapée à des amis, oscillant entre la volonté de leur dire qui je suis exactement et la crainte d’être vue comme un fardeau. Mais quand je suis franche, par à-coups, je reçois de l’amour. Ce qui donne un mélange* d’accords : un ami m’aide avec mon lourd bidon d’eau, et un autre suggère des lieux accessibles au lieu de me laisser en trouver toute seule.

Devenir extraordinaire, à deux

Par moments, je sens bien que leurs services sont exigeants et je me demande comment une relation amoureuse pourrait se développer dans ce contexte. Cependant, c’est du validisme internalisé. Tous les gens prennent soin les uns des autres tous les jours : on sert de l’eau à toute la tablée, on retient un ami maladroit, on fait en sorte qu’un collègue vegan ait de quoi manger. Pourquoi ceci est-il normal, alors que s’occuper de moi est une dépendance qui fait peur ?

Les personnes handicapées sont souvent considérées comme uniquement capables de recevoir des soins, et donc incapables d’être des partenaires d’égal à égal. Or l’amour et l’attention se manifestent de plusieurs façons. 

J’ai aidé des proches à régler des problèmes, à se battre pour des causes importantes, je leur ai apporté du réconfort à la fin d’une longue journée, je connaissais leur vulnérabilité et les serrais dans mes bras avec amour.

Je suis prête à mettre ma longue expérience de la complexité de l’aide dans une relation amoureuse. Le validisme et les partis pris de la société m’en ont pendant trop longtemps empêchée. Je suis lasse que ce soit mon problème à moi. Je suis lasse de chercher l’homme rare qui m’acceptera dans mon intégralité sans se poser de questions, comme si mon handicap était une allergie aux cacahouètes.

L’amour n’est pas un voyage en solitaire, et ce ne devrait pas toujours être à moi d’être ouverte, disponible et rassurante envers une société qui ne reconnaît pas mes désirs et ma désirabilité. S’il n’est pas de ma responsabilité d’éduquer, je continuerai d’espérer trouver quelqu’un qui n’a pas peur de découvrir à quel point nous pourrions être extraordinaires dans notre vie ensemble très ordinaire.

* En français dans le texte.


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