dimanche 7 mai 2023

Grand entretien «Que les émotions aient une histoire, c’est surprenant de prime abord»

par Sonya Faure    publié le 5 mai 2023 

Comment les sensibilités intimes ou collectives ont-elles évolué à travers les siècles ? Rencontre avec Alain Corbin et Hervé Mazurel, deux historiens spécialistes de la vie sensible. Une histoire qui n’a rien d’anecdotique car elle est essentielle pour ne pas se projeter dans le passé avec notre système de représentation du monde.

On dit parfois que nos émotions seraient aujourd’hui exacerbées et nos sensibilités portées en étendard. Des maisons d’édition anglo-saxonnes emploient des «sensitivity readers» qui pourchassent les préjugés racistes ou sexistes dans les romans pour ne pas heurter les lecteurs. Mais notre époque est-elle particulièrement sensible, et à quoi ? Comment les émotions, intimes ou collectives, ont-elles évolué à travers les siècles ? Inexistante il y a encore cinquante ans, l’histoire de la vie sensible et affective s’est développée jusqu’à devenir incontournable. L’historien Alain Corbin en a été l’un des pionniers. 

Dans le Miasme et la Jonquille (Flammarion, 1982), il étudiait comment la perception des odeurs avait connu une révolution au XIXe siècle. Puis il a travaillé sur les émotions provoquées par le son des cloches (les Cloches de la Terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes), la fraîcheur de l’herbe ou le souffle du vent… D’autres ont pris sa suite, comme Hervé Mazurel, pour qui même les névroses et les pulsions intimes sont taraudées par l’histoire (l’Inconscient ou l’Oubli de l’histoire, La Découverte). Il a contribué à lancer, en 2016, la revue Sensibilités (éd. Anamosa) qui consacre son dernier numéro à l’insensibilité. Alain Corbin et Hervé Mazurel ont coordonné une Histoire des sensibilités (PUF) et expliquent pourquoi il est important pour l’historien de «peindre ces manières différentes, hier, d’être à soi, aux autres, au monde et à un éventuel au-delà».

Sommes-nous tous devenus hypersensibles ?

Hervé Mazurel : Les mutations de la vie affective ne sont pas toujours faciles à déceler car elles sont souvent affaire de transformations silencieuses et de révolutions «à pas de colombe», comme disait Nietzsche. Mais nous sommes des êtres de seuils. Et nos seuils de pudeur, de gêne, etc., se déplacent historiquement, à mesure qu’évoluent nos mœurs corporelles, et, avec elles, les désirs, les interdits, les tabous… Or, ce qui se déplace ici souterrainement, ce sont aussi les seuils du dicible et de l’indicible, du tolérable et de l’intolérable, du supportable et de l’insupportable… Notre époque s’avère passionnante de ce point de vue. La révolution #MeToo peut se lire comme une mutation lente et profonde de nos sensibilités collectives, qui rend aujourd’hui insupportables les blagues graveleuses d’autrefois, les anciens modes de séduction, les harcèlements de toutes sortes et, bien sûr, les violences physiques faites aux femmes au sein du couple, et en dehors. Une sensibilité accrue à toutes les formes de discrimination, sexuelles ou de couleur en particulier, me paraît manifeste aujourd’hui.

Alain Corbin : La question des seuils de tolérance se pose dans bien d’autres domaines : l’attention portée à la fatigue a ainsi grandi. Le surmenage des ouvriers a émergé en tant que sujet de santé publique dès la fin du XIXe siècle mais, désormais, on parle aussi de l’épuisement des cadres, des mères de famille actives ou des écoliers. Des fatigues nouvelles sont apparues, comme le burn-out (1). Nos goûts et nos dégoûts ont changé eux aussi. La tolérance au sale ou aux «mauvaises odeurs» a ainsi varié au fil des époques. Dans le Miasme et la Jonquille, j’ai tenté de montrer comment s’était développée, au XIXe siècle, l’intolérance à la puanteur et aux fortes odeurs de la part de l’élite, qui les associait à la foule et au peuple. Bourgeois et hygiénistes se sont livrés à l’époque à une vaste entreprise de «désodorisation» de leur environnement.

Nos sensations n’ont donc rien de naturel et d’immuable ?

A. C. : Le sensible est au contraire un objet d’histoire. Les émotions ont changé au cours des époques, en fonction des catégories sociales, selon les modes d’éducation, les connaissances scientifiques… Même l’appréciation des couleurs a évolué : Michel Pastoureau a bien montré qu’au Moyen Age le bleu était considéré comme une couleur chaude ! Ressentait-on la colère de la même manière à l’époque qu’aujourd’hui ? Certains neurologues répondraient sans doute par l’affirmative. Pour ma part, je ne le pense pas. Je crois que certaines formes de joie intérieure et de liesse collective ont disparu. Je crois que le silence n’est plus le même. «Le silence est contagieux comme le rire», disait le philosophe Alain. A l’école, dans les années 40, je faisais silence absolu. Les enfants en seraient-ils capables aujourd’hui ? J’habitais une petite commune dans le Cotentin, et le son des cloches suscitait l’émotion (2). A part les personnes très profondément catholiques, aujourd’hui très minoritaires, qui ressent aujourd’hui la même sensation qu’alors quand les cloches sonnent ?

H. M. : Que les émotions puissent avoir une histoire, c’est surprenant de prime abord. La liste est longue pourtant des émotions disparues. Prenez la componction, par exemple, bien étudiée par les médiévistes Piroska Nagy et Damien Boquet. C’est une émotion chrétienne, spécifiquement médiévale, qui n’a pas d’équivalent moderne. Elle n’est pas seulement la douleur du remords, mais renvoie au Moyen Age à une forme très précise de repentir qui mêle à la tristesse face au péché la consolation et l’espérance du pardon divin. La nostalgie, quant à elle, si bien décrite par Thomas Dodman, désignait, au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, une forme intense de mal du pays, dont souffraient tout particulièrement les soldats combattant loin de chez eux. Les médecins militaires la prenaient très au sérieux et craignaient sa contagiosité. Au temps de la conquête de l’Algérie, la nostalgie fit autant de morts au sein de l’armée française que le typhus ! Le champ des émotions nouvelles est tout aussi fascinant. Ne serait-ce qu’à tenter de décrire celles qui ont accompagné les révolutions technologiques majeures : les premiers enregistrements sonores, l’invention de la photographie, l’apparition du cinéma…

Quand la notion de sensibilité apparaît-elle ?

H. M. : «Sensibilité», c’est un assez vieux mot. Qui date du XIVe siècle. Qui a été précédé de son adjectif, «sensible». Comme chaque fois, au fil des siècles, le mot s’est chargé de sens divers…

A. C. : Le sentiment de soi, pour reprendre le titre d’un livre de Georges Vigarello (Seuil, 2014), se développe dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Jean-Jacques Rousseau, notamment, parle d’établir le «baromètre de son âme». En médecine, la découverte de l’oxygène [dans les années 1770, ndlr] modifie la perception de soi et de «l’âme sensible». Le romantisme nourrira également ce souci de soi, comme dans les tableaux de Caspar David Friedrich : l’homme est petit, il se confronte aux tempêtes et pourtant résiste…

Vous dites d’ailleurs que les émotions évoluent avec les progrès scientifiques. Pourquoi ?

A. C. : Pour tenter de sentir ce que ressentaient les hommes du passé, il faut prendre en compte leur ignorance, toutes ces choses qu’ils ne savaient pas encore. C’est ce que j’ai tenté de faire dans Terra Incognita (Albin Michel, 2020). Comment ressent-on un tremblement de terre quand on n’a pas connaissance de la tectonique des plaques ? Comment ne pas être terrifié par les fonds marins quand on ne sait rien des abysses ? L’historienne Anouchka Vasak a mené une très grande thèse où elle développe la notion de météo-sensibilité, la mise en rapport des états de météorologie et des aléas du moi. La météo tenait une place essentielle chez beaucoup d’hommes du XVIIIe siècle. Le philosophe Maine de Biran (1766-1824) tenait un journal où il rapprochait l’instabilité de ses humeurs avec celle du temps. Eugène Delacroix parle lui aussi de la météo dans son journal. On ne connaissait pas, avant 1802, la nomenclature des nuages de Luke Howard : cumulus, stratus et cirrus. On voyait dans ces masses blanches des choses étranges : un loup, un ours, une fleur… On ne pouvait décrire les nuages autrement que par son imaginaire et par ce qu’on y projetait de soi.

Pourquoi est-il important d’étudier l’histoire des émotions, et pas seulement celle des grands événements ?

A. C. : Avant tout pour éviter tout anachronisme psychologique, pour ne pas se projeter tel que nous sommes dans le passé avec nos propres bagages, nos émotions contemporaines et notre système de représentation du monde. L’historien Alphonse Dupront l’écrivait très bien : «Il faut se taire et laisser monter le sens du document.» C’est cela qui est fantastique : se laisser surprendre par l’archive ! Tout le plaisir de l’historien est là, bien loin des indignations rétrospectives. C’est cela qui est effrayant avec l’histoire-tribunal que certains cherchent à édifier aujourd’hui : vouloir plaquer ses ressentis sur des situations du passé. Au risque de se tromper.

H. M. : Rien n’importe plus en effet que d’éviter de prêter aux femmes et aux hommes du passé nos propres perceptions, désirs, sentiments et fantasmes. L’histoire nous dépayse, nous décentre. Son détour provoque ce que Siegfried Kracauer appelle l’«estrangement», le fait de nous rendre de nouveau étrangères les choses les plus familières. A quoi ressemblait l’épaisseur de la nuit avant l’apparition de l’éclairage au gaz au XIXe siècle ? Ou encore la température des habitations avant l’invention du confort thermique ? Sinon la puanteur des cuisines et des maisons avant l’avènement de la pasteurisation ?

Comment un historien peut-il retrouver la trace d’émotions impalpables, d’autant plus quand elles ont disparu ?

H. M. : Il faut faire feu de tout bois. Tout peut faire source a priori, même si toutes les sources sont biaisées. L’histoire des sensibilités a un rapport privilégié avec les sources de l’écriture de soi (journal intime, correspondance, mémoires, récits de voyage ou de guerre…), et le risque est grand d’en rester, avant le XXe siècle et l’alphabétisation massive, à la seule histoire des élites sociales. C’est pourquoi Arlette Farge n’a cessé d’explorer les archives de police ou judiciaires pour traquer les effusions et tourments des mondes populaires parisiens du XVIIIe siècle. Ou que Jérémie Foa, dans un livre magnifique, Tous ceux qui tombent, a mobilisé les sources notariales pour écrire une histoire par le bas des massacreurs de la Saint-Barthélemy.

Alain Corbin, vous vous appuyez aussi beaucoup sur la littérature et la poésie…

C’est chez les poètes que je trouve le plus d’enseignements pour saisir les sensations du passé. Sans doute parce que le poète essaie d’exprimer ce qu’il ressent et non ce qu’il voit. Paul Valéry, par exemple, a su dire très tôt le plaisir du bain de mer – une émotion très récente en France, apparue à la fin du XVIIIe en Angleterre.

Hervé Mazurel, vous écrivez qu’Alain Corbin est l’un des précurseurs de l’histoire environnementale. Pourquoi ?

Cela me semble manifeste : après avoir mis en exergue la lente propagation du désir de rivage en Occident, il a travaillé sur notre relation à l’eau douce et à l’eau salée, sur l’histoire du temps qu’il fait, sur la «douceur de l’arbre», la «fraîcheur de l’herbe» (3) ou encore les manières d’éprouver le vent. A la croisée de l’histoire environnementale et de l’histoire du sensible, il y a aujourd’hui des enquêtes innombrables à mener, sur fond d’une très vive montée de la sensibilité écologique dans nos sociétés.

L’éco-anxiété est d’ailleurs peut-être l’une des émotions les plus récentes… Que pensez-vous de ce terme ?

H. M. : Il a le mérite de désigner un «trouble d’époque», générateur de souffrances réelles. Soit la rapide montée des peurs et anxiétés face au péril écologique – au point, pour certains, de renoncer à avoir des enfants. Dans l’Inconscient ou l’Oubli de l’histoire, j’ai cherché justement à mieux relier le psycho-affectif au social-historique. Car nos économies psychiques se transforment en corrélation étroite avec les mutations environnementales, sociales et politiques. La «solastalgie», pour user d’un autre mot très actuel, décrit ainsi une forme de détresse psychique de plus en plus prégnante, relative au réchauffement climatique et à ses effets en termes de destruction des écosystèmes et de la biodiversité.

(1) Histoire du repos, Alain Corbin (Plon, 2022).

(2) Les Cloches de la Terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle, d’Alain Corbin, vient d’être republié en poche.

(3) La Fraîcheur de l’herbe, Alain Corbin (Fayard).


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