dimanche 7 mai 2023

Etienne-Emile Baulieu, inventeur de la pilule abortive : « J’ai toujours voulu aider les femmes »

Par     Publié le 7 mai 2023

 9 October 2022. DAY1.--
Residence of Dr. Baulieu, Paris, France.--


Story: Pam Belluck visits the French doctor who invented the abortion pill, mifepristone, Etienne-Emile Baulieu. He is 95, but still doing research and going to conferences and very much active. --

PHOTO: Portrait of Professor Etienne Baulieu, inventor of the abortion pill RU-486 at his Paris home. DAY1. --

Assignment ID: 30270981A --

Photographer: Julie Glassberg for the New York Times.

ENTRETIEN   « Je ne serais pas arrivé là si… » Chaque semaine, « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de son existence. A 96 ans, le médecin chercheur revient sur les origines de ses combats pour la liberté sexuelle des femmes.

Né en 1926, le professeur Etienne-Emile Baulieu est un pionnier de la recherche hormonale et l’inventeur de la pilule abortive RU 486, utilisée dans le monde par des dizaines de millions de femmes et que plusieurs Etats américains tentent d’interdire. Membre de l’Académie des sciences, en France et aux Etats-Unis, couronné de nombreux prix, ce médecin chercheur, toujours attentif à la cause des femmes, continue de se rendre chaque jour à son laboratoire du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), avec une soif de découverte intacte.

Je ne serais pas arrivé là si…

Si je n’étais pas le fils d’un médecin remarquable, Léon Blum, un juif alsacien né sous l’occupation allemande, bien avant la guerre de 14-18, et d’une femme indépendante et féministe, Thérèse Lion, avocate et merveilleuse pianiste, qui parlait parfaitement anglais, avait fréquenté les suffragettes à Londres, avant de se consacrer à l’éducation de ses enfants. A vrai dire, j’ai peu connu mon père, puisqu’il est mort en 1930, lorsque j’avais 3 ans.

J’ai donc été élevé dans un environnement exclusivement féminin (mère, grand-mère, sœurs) au sein duquel je me sentais très bien, car j’aime profondément les femmes. J’ai toujours eu envie de les soutenir et de les aider. Mais la réputation de mon père, homme de sciences et humaniste, m’obligeait également. Je voulais être digne de cette famille. On y vénérait le travail, la science, la patrie. On y dédaignait la soif d’enrichissement personnel et les honneurs. Je dirais que j’ai été bien élevé.

Votre père était médecin et vous avez choisi la médecine. Cela ne peut être un hasard…

J’ai pourtant eu cette impression parce qu’après la guerre, bon élève mais indécis sur mon avenir, j’ai simplement suivi en fac de médecine un camarade qui avait fait ce choix. Mais que sait-on des ressorts inconscients ? Ma mère ne souhaitait pas que je devienne médecin. Comme si c’était une profession… mortelle ! Elle n’avait été mariée que quatre ans avec mon père et attribuait sa mort soudaine à son métier.

C’était un grand spécialiste du rein, l’un des tout premiers à utiliser l’insuline pour traiter le diabète. Il était courageux. Mobilisé dans l’armée allemande en 1914, il avait inventé un stratagème incroyable pour renseigner les Alliés : sous prétexte de suivre l’évolution de leur cas, il demandait aux officiers allemands qu’il soignait de lui envoyer chaque semaine un échantillon de leurs urines ! Grâce aux tampons de La Poste, il pouvait ainsi reconstituer les mouvements de leurs régiments et les transmettre aux services français et britanniques.

N’a-t-il jamais été pris ?

Si ! En 1916. Et il a dû passer les lignes allemandes à Verdun pour rejoindre les Français. Le maréchal Pétain l’a alors décoré de la Légion d’honneur. Par la suite, il est devenu un professeur célèbre de la faculté de médecine de Strasbourg.

Est-ce dans cette ville que vous avez été élevé ?

Non. A la mort de mon père, ma mère, enceinte de ma plus jeune sœur, a voulu rentrer à Paris avec ses enfants. La famille paternelle souhaitait nous garder près d’elle en Alsace, ma mère a refusé cette emprise et a coupé tout lien. Ses trois enfants ont été sa priorité absolue. Plus un homme n’a franchi le seuil de notre maison.

S’appeler Blum exposait à un grand péril en 1940. Où avez-vous passé la seconde guerre mondiale ?

Nous avons quitté Paris pour la zone libre et nous nous sommes installés à Grenoble, où j’ai été élève au lycée Champollion. C’est là, en 1942, que j’ai adhéré au Front patriotique de la jeunesse, une organisation satellite des jeunesses communistes clandestines, reliée aux Francs-tireurs et partisans, le mouvement de résistance.

Vous n’aviez que 15 ans !

Et alors ? La nuit, je pouvais participer à des tas d’actions : écrire et distribuer des tracts, casser les vitres de la Milice, saboter le départ des trains partant en Allemagne. Ma mère n’en savait rien. Mais, un jour de 1943, alors que j’avais rendez-vous dans un café de la place Grenette, j’ai vu entrer des messieurs de la Gestapo. J’avais été dénoncé. J’ai eu le temps de m’enfuir par la porte de derrière, et j’ai compris instantanément qu’il fallait quitter Grenoble. Des résistants nous ont procuré, à moi, à ma mère et à mes sœurs, de fausses cartes d’identité.

C’est ainsi que la famille Blum est devenue la famille Baulieu…

Baulieu « bau », et non « beau », que je trouvais prétentieux ! Etienne est devenu Emile. Je me suis vieilli d’un an pour avoir droit à une carte de tabac, et j’ai choisi de naître à Arras, puisque la mairie de cette ville avait brûlé en 1940 et qu’il était donc impossible de vérifier l’authenticité de l’extrait de naissance. La famille s’est installée à Annecy et j’ai partagé mon temps entre le lycée et le maquis. J’ai quand même réussi à passer mes deux bacs avant d’être enrôlé, juste après la libération d’Annecy, dans une unité régulière de l’armée française, avec [le général Jean] de Lattre de Tassigny. Puis ce fut la fac, à Paris. Médecine et sciences. Les deux. La chimie m’a toujours passionné.

Tout en militant au Parti communiste ?

Eh bien oui. J’avais lu Marx, j’étais idéaliste. J’avais côtoyé dans la Résistance beaucoup de camarades communistes, et j’avais soif de participer à une nouvelle phase de la civilisation mondiale. Mais mes études et ma famille – je me suis marié à 20 ans – sont vite devenues ma priorité, même si mon attachement au PCF – et mon aveuglement – ont duré longtemps. Je me souviens encore de mon émotion le jour de la mort de Staline, le 5 mars 1953. Je suis rentré dans l’amphithéâtre de [l’hôpital] Bichat, où mon patron donnait un cours, et j’ai crié : « Debout ! Staline est mort ! » Et tout le monde s’est levé. J’étais ignorant, alors, des crimes du régime… Il faudra l’invasion de la Hongrie par l’URSS en 1956 pour que je rompe définitivement.

Pourquoi ne pas avoir repris votre nom de naissance, Blum, après la guerre ?

Pour l’inscription à la fac, en octobre 1944, on m’a dit que c’était plus simple de garder le nom de Baulieu. Je pensais que ce serait temporaire, et puis je m’y suis habitué. Tous mes copains d’adolescence me connaissaient sous ce nom. Pourquoi changer ? D’autant que je redoutais, m’appelant Blum, l’antisémitisme au sein du PCF. Baulieu évitait le problème. Et comme j’étais athée, je ne ressentais pas le besoin d’exposer mon judaïsme. Enfin, j’étais content de ne pas apparaître comme « un fils de », puisque mon père était renommé dans le milieu médical. Etre inconnu m’allait très bien.

Comment ce métier, choisi presque « par hasard », est-il devenu une passion ?

Parce que j’ai tout de suite associé médecine et recherche. Parce que la joie de soigner a vite été supplantée par la soif d’inventer ce qui permettrait de soigner encore mieux. Parce que chercher, explorer, découvrir, faire avancer la connaissance est devenu une obsession, je dirais même mon oxygène. Et parce que, sur mon chemin, j’ai rencontré des hommes exceptionnels qui ont été des maîtres, voire des pères de substitution.

Le premier, que je désigne parfois comme l’homme de ma vie, était Max-Fernand Jayle, un professeur de biochimie fascinant, doté d’une voix magnifique, et devenu aveugle après une expérience en laboratoire. Il m’a quasiment adopté, incité à poursuivre mon internat de médecine, envoyé à Londres apprendre la chromatographie, une méthode sophistiquée pour analyser les hormones, que lui-même ne pouvait utiliser puisqu’elle est fondée sur les couleurs. C’est grâce à lui que j’ai acquis cette double formation, clinique et recherche, et que j’ai commencé à travailler sur les hormones sexuelles.

Quand avez-vous rencontré Gregory Pincus, l’inventeur de la pilule contraceptive ?

En 1961, à sa demande, alors que j’étais invité aux Etats-Unis par un autre grand biochimiste, Seymour Lieberman, après ma découverte de la sécrétion du sulfate de la DHEA [déhydroépiandrostérone, une hormone stéroïde naturellement produite par l’organisme]. Mon passé communiste avait retardé mon voyage, et il a fallu l’élection de Kennedy et plusieurs pétitions universitaires pour que j’obtienne un visa. Mais quelle rencontre ! Gregory Pincus aurait mérité le prix Nobel tant il a fait pour les femmes, et donc pour l’humanité. J’ai d’ailleurs souhaité que mon laboratoire au Kremlin-Bicêtre porte son nom – c’est le seul au monde à perpétuer son souvenir –, car sa découverte reste pour moi un événement majeur dans l’histoire de l’humanité. En déconnectant l’acte sexuel de l’acte de reproduire, il a émancipé les femmes et leur a donné un pouvoir nouveau, le plus fondamental. C’était bel et bien une révolution.

Alors, évidemment, les hommes se sont sentis dépossédés de leur prédominance patriarcale. Que n’a-t-on entendu, d’abord aux Etats-Unis, où la pilule a été commercialisée dès 1960, puis en France, où il a fallu attendre 1967 pour que la loi Neuwirth l’autorise enfin ! J’avais été nommé, après la réélection de De Gaulle, dans une commission de treize « sages » chargés de donner un avis. Le cancérologue disait : « Il n’est pas exclu qu’elle donne le cancer. » Le gastro-entérologue disait : « Elle est mauvaise pour le foie. » Le psychiatre prétendait que les maris deviendraient fous. Moi, j’étais résolument pour et j’ai tout fait pour les convaincre de ses bienfaits.

La pilule s’est pourtant révélée insuffisante pour résoudre le contrôle de la fertilité…

Une femme mourait toutes les trois minutes d’avortement mal pratiqué. Comment ne pas vouloir cesser ce carnage et leur venir en aide ? Un voyage en Inde, en 1970, a été pour moi déterminant. Ou, plus précisément, une scène dont je me souviendrai toute ma vie, sur le pont de Calcutta où mendiaient des dizaines de femmes entourées de grappes d’enfants. L’une d’entre elles s’est avancée droit vers moi, attirant mon regard vers son bras replié, où gisait un bébé mort, tandis qu’un enfant s’agitait à l’extrémité de son autre bras.

La fatalité de cette extrême misère m’a bouleversé. Et j’ai décidé de m’attaquer prioritairement à ce problème des grossesses subies. A mettre au point une autre méthode qui soulagerait la vie des femmes. J’en ai parlé à Indira Gandhi [première ministre de l’Inde de 1966 à 1977, puis de 1980 à sa mort, en 1984]. En tout cas, ce fut un moment fondateur. Un instant qui donnait du sens à ma vie de médecin qui fait de la science.

Et ce fut l’aventure de la pilule dite « abortive », le RU 486…

Oui, découverte avec l’aide du laboratoire Roussel-Uclaf, dont j’avais refusé d’être directeur pour garder ma liberté, mais dont j’étais conseiller. Un antiprogestérone permettant d’interrompre la grossesse une fois la fécondation faite et évitant aux femmes une chirurgie invasive. Mais, là encore, que de polémiques, de mensonges… et de violences ! J’ai été attaqué par les provie avec une fureur stupéfiante, accueilli aux Etats-Unis par des pancartes proclamant « Baulieu = Mengele » [en référence au médecin allemand nazi Josef Mengele], tandis qu’en France, le professeur Jérôme Lejeune, adversaire de l’avortement, m’a accusé d’avoir inventé un « pesticide humain » qui ferait plus de morts que « Hitler, Mao et Staline réunis ». Toutes ces pressions ont intimidé le laboratoire qui a renoncé, en 1988, à la mise sur le marché qu’il venait pourtant d’obtenir. J’étais outré.

Les pouvoirs publics avaient-ils leur mot à dire ?

Heureusement ! Claude Evin, le ministre de la santé [1988-1991], a même provoqué un coup de théâtre : « Le RU 486 est la propriété morale des femmes », a-t-il déclaré. Et il a mis en demeure le laboratoire d’en reprendre la distribution ou d’en transférer la licence à une autre société. C’était un acte politique, au meilleur sens du terme. Et Roussel-Uclaf s’est résolu à assumer son produit et à le commercialiser. Des millions de femmes l’utilisent aujourd’hui… Et cela, malgré les menaces qui persistent ou ressurgissent, hélas, dans de nombreux pays.

Après cette découverte, qui fut aussi un combat, vers quels sujets vous êtes-vous dirigé ?

J’ai repris mes travaux sur la DHEA et son action contre le vieillissement. Et puis j’ai travaillé sur la dépression, la maladie la plus fréquente au monde, sur laquelle rien n’a été inventé depuis les années 1990. J’ai mis au point un composé nouveau, dérivé d’un neurostéroïde, et j’attends les résultats d’un essai clinique, actuellement en cours, dont les premiers résultats sont très positifs. La psychiatrie me passionne ! Enfin, je poursuis avec énergie une voie originale et prometteuse pour traiter la maladie d’Alzheimer. C’est essentiel.

A 96 ans, quel ressort vous propulse chaque matin vers votre laboratoire ?

J’espère chaque jour découvrir des choses nouvelles, importantes pour l’humanité… et pour moi !

Quelles sont les choses de la vie qui vous réjouissent le plus ?

J’ai la grande chance d’aimer.

N’éprouvez-vous pas de la frustration, au terme d’une vie de recherches, à n’avoir pu percer le mystère de la vie et de sa finitude ?

Je n’ai pas très envie de critiquer Dieu.


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