mardi 2 mai 2023

« Déflagrations » ou la guerre dans des yeux d’enfants

Par  (Lyon, correspondant)  Publié le 30 avril 2023

RENCONTRE  Zérane S. Girardeau déploie des trésors d’énergie pour retrouver, protéger et partager des dessins réalisés par des enfants dans des pays en conflit. L’exposition « Déflagrations » s’arrête au Musée international de la Réforme, à Genève, jusqu’au 27 août.

Dessin de Mouhammed Ibrahim, 9 ans, quartier de Chiah, à Beyrouth, Liban, au début des années 1980. Un soleil, une maison, un arbre, une voiture ont été tracés au crayon sur la feuille avant qu'une peinture aux couleurs de feu ne les recouvre.

La tache de peinture remplit toute la feuille. Elle pourrait figurer un pays sous la fumée, avec des couleurs jaunes et bleues qui s’en échappent. A moins que cette forme envahissante ne représente un espace mental, saturé de douleur. En bas de la feuille, des petits cœurs entourent le prénom Ostap, l’auteur du dessin âgé d’une dizaine d’années, comme une guirlande magique qui viendrait le secourir.

Ce dessin fait dans un camp de réfugiés de Lviv, en juillet 2022, en Ukraine, a été collecté par Triangle génération humanitaire, une ONG de Lyon qui intervient depuis trente ans dans des zones de combats. Puis il a été confié à Zérane S. Girardeau, 54 ans, ancienne cadre dans les ressources humaines, qui s’est donné pour mission de sauvegarder les dessins des enfants pris dans des conflits armés. Le précieux document venu d’Ukraine a rejoint « Déflagrations », l’exposition de 140 dessins venus de 35 pays différents, présentée au Musée international de la Réforme, à Genève (Suisse), jusqu’au 27 août.

Plus qu’une exposition, « Déflagrations » est un corpus en mouvement, constitué de centaines de dessins collectés depuis une dizaine d’années. Trouvés dans des camps, confiés par des familles ou des associations, transmis par des reporters de guerre ou des organismes comme l’Unicef, les dessins passent de main en main grâce à un réseau de bonnes âmes. « Ces dessins me sont parvenus au gré du hasard des rencontres, comme si un collectif informel avait décidé d’en prendre soin. Parfois, la petite feuille vient de très loin, passant les frontières grâce aux ONG, alors qu’elle allait partir à la poubelle », explique Zérane S. Girardeau.

« Donner la parole à ceux qui n’en ont pas »

Dans son petit bureau de la Maison des métallos, à Paris, elle passe ses jours et ses soirées à contacter ses amis dans des ONG. Après avoir étudié dans une école supérieure de commerce, Zérane S. Girardeau a longtemps travaillé dans le transport, avant d’être repérée par des chasseurs de têtes pour intégrer un service de ressources humaines dans une société chargée de restructurer les entreprises. En désaccord avec ses méthodes, elle a radicalement changé d’univers, préférant « donner la parole à ceux qui n’en ont pas ».

Engagée dans l’animation culturelle, elle a contribué en 2007 à « Cris silencieux », trente ans de photos sur les sans-abri de Paris, avec la Fondation Abbé Pierre. Elle a ensuite participé en 2009 à Avignon à « 47, portraits d’insurgés », sur la répression de l’insurrection de Madagascar en 1947. La voici désormais commissaire d’une exposition permanente, traquant les archives du monde entier. « Quand le dessin d’un môme arrive, il est posé sur du papier de soie, encadré. Ces petits traits de crayon, dont tout le monde se fichait, prennent une nouvelle vie, un autre parcours. Ils changent de statut », sourit-elle.

Les enfants décrivent la guerre avec précision. Bombardements, fusillades, armes de toutes sortes, les traits rapportent les scènes avec un souci troublant d’exactitude, presque détaché, comme l’a analysé l’anthropologue Françoise Héritier (1933-2017), marraine du projet « Déflagrations » à ses débuts, en 2013. « Ces dessins d’enfant représentent une violence universelle », avait-elle déclaré. Dans certaines images, les armes prennent des dimensions démesurées, envahissantes.

Des bébés dans la gueule

D’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre, les enfants semblent se répondre. En 2002, à New York, Ezair, 9 ans, dessine dans son école de Manhattan des dragons à têtes multiples, installés sur deux tours jumelles. En 2015, en Syrie, Sami, même âge, croque un monstre similaire, des bébés dans la gueule. « A la différence d’une photo qui nous fait fermer les yeux quand la scène est insupportable, le dessin d’enfant nous met au travail. Il représente un noyau d’expérience qui nous est commun », dit Zérane S. Girardeau.

Elle a eu accès à des trésors de l’association Memorial de Moscou, prix Nobel de la paix 2022, dissoute l’année précédente par le régime de Vladimir Poutine. Une série dessinée au crayon par Mikhaïl, 15 ans, qui date de 1943, montre le goulag soviétique en Sibérie. Ces documents à valeur historique sont maniés avec d’infinies précautions et surtout référencés, légendés pour en garantir l’origine et en assurer la sécurité.

« Nous devons parfois taire le nom ou le lieu exact pour ne pas mettre en danger l’enfant ou sa famille », précise la créatrice de « Déflagrations ». Indiquer le contexte est indispensable, lorsque les dessins peuvent servir de propagande. L’exposition montre ainsi des dessins commandés dans les écoles russes et distribués aux soldats au front, retrouvés par le reporter indépendant Florent Marcie dans un camp militaire abandonné, près d’Izioum, en Ukraine.

Originaire de Vendée, Zérane S. Girardeau porte Sabine comme deuxième prénom, en mémoire de Sabine Renaud, jeune résistante tuée par une mine sur la plage de Saint-Nazaire en 1945. Une autre Sabine, Sabine Zlatin, a, elle, préservé les dessins des enfants juifs raflés en avril 1944 à Izieu (Ain). Une reproduction d’un dessin appartenant au mémorial d’Izieu a d’ailleurs été prêtée par la Bibliothèque nationale de France. Le dessin de Max Tetelbaum, 12 ans, montre une cigogne sauvant un enfant d’un loup menaçant.


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