samedi 13 mai 2023

“Backlash”, quand le patriarcat contre-attaque

Par  Juliette Cerf   Publié le 10 mai 2023 

On pensait que #MeToo avait changé la donne. C’est le contraire qui semble se produire : remise en cause de l’accès à l’IVG, paroles déconsidérées, violences sur les réseaux sociaux… Partout les droits des femmes reculent. Une offensive conservatrice plus qu’inquiétante.

Action du collectif féministe Nous Toutes en soutien aux victimes de viol et en dénonciation de l’inactivité judiciaire face à ces crimes, le 12 novembre 2022, à Paris.

Action du collectif féministe Nous Toutes en soutien aux victimes de viol et en dénonciation de l’inactivité judiciaire face à ces crimes, le 12 novembre 2022, à Paris.  Photo Anna Margueritat/Hans Lucas via AFP

Révocation de l’arrêt Roe vs Wade, en juin 2022, qui garantissait le droit constitutionnel à l’avortement aux États-Unis. Maintien en fonction de plusieurs ministres accusés de violences sexuelles en France. Abandon de la « diplomatie féministe » en Suède, qui en avait pourtant été la pionnière dès 2014, en défendant l’égalité entre les sexes dans les dossiers internationaux. Réduction des femmes à leur fonction maternelle en Italie, où Giorgia Meloni, du parti d’extrême droite Frères d’Italie, refuse de féminiser son titre pour se faire appeler « il Presidente ». Décret forçant les femmes à écouter battre le cœur du fœtus avant de recourir à une IVG, en Hongrie. Obligation faite aux médecins, en Pologne, d’inscrire le nom des femmes enceintes dans un registre qui pourrait devenir un gigantesque outil de surveillance alors que l’avortement y est quasiment interdit. Sans parler des filles effacées de la vie publique en Afghanistan. Ou de la répression massive du mouvement Femme, Vie, Liberté, en Iran.

Tous pays confondus, la séquence internationale 2022-2023 a été marquée par une spectaculaire série d’entraves à l’émancipation des femmes. À l’ONU, le secrétaire général António Guterres s’en est vivement inquiété, dès l’ouverture, le 6 mars dernier, de la session annuelle de la Commission de la condition de la femme : « Les progrès réalisés au fil des décennies s’évanouissent sous nos yeux. L’égalité des genres est un horizon de plus en plus lointain. ONU Femmes estime qu’au rythme actuel il faudra attendre trois cents ans avant de l’atteindre. […] Le patriarcat contre-attaque. Mais nous ripostons. »

Quand les bourreaux se placent en victime

Combative, cette déclaration émanant d’une instance de paix fait froid dans le dos, dans le sillage encore brûlant de la bataille #MeToo, menée depuis 2017. En une vertigineuse accélération de l’histoire, le mouvement semblait avoir réussi à transformer nos sociétés et nos représentations, grâce à la libération massive de la parole et de l’écoute. Grâce aussi à une moindre impunité pour les auteurs de violences sexuelles et intrafamiliales. Cinq années seulement auront suffi à traîner le mouvement dans la boue. Sur les réseaux sociaux, où il avait pourtant éclos, une levée de boucliers est allée jusqu’à ridiculement renommer #MeToo en #MePoo (to poo, « faire caca ») pour mieux y humilier l’actrice Amber Heard. Laquelle, tout un symbole, a perdu en juin 2022 le procès en diffamation que lui avait intenté son ex-mari Johnny Depp, qu’elle accusait de violences conjugales. En France aussi, les réactions n’auront pas tardé. Emblématique, le cas Polanski : alors que le cinéaste, accusé de viols multiples, renonçait en 2017, sous la pression féministe, à présider la cérémonie des César, il reçut, en 2020, le César du meilleur réalisateur pour J’accuse, pied de nez typiquement masculiniste le faisant, lui, passer pour une victime, à travers la réhabilitation du capitaine Dreyfus racontée par le film…Un pas en avant, deux pas en arrière ?

Forgé en 1991 par la journaliste américaine Susan Faludi , le concept de backlash (« contrecoup ») a refait surface pour qualifier ce retour de bâton des plus claquant. Traduit en 1993 par les éditions Des Femmes-Antoinette Fouque, Backlash. La guerre froide contre les femmes nomme et analyse avec maestria le ressac conservateur des années Reagan, qui fit suite à la libération des années 1970. La légalisation de l’avortement en 1973 avait alors entraîné une « puissante contre-offensive pour annihiler les droits des femmes », émanant de la nouvelle droite alliée aux réseaux évangéliques. Le tout véhiculé par une nouvelle mythologie, promue par la culture de masse, selon laquelle le féminisme aurait fait le plus grand tort aux femmes, dont le récent malheur serait en fait dû à leur conquête de la liberté et de l’égalité… Du film Liaison fatale, d’Adrian Lyne, au roman de Stephen King Misery, porté à l’écran par Rob Reiner, les portraits de femmes seules et misérables, acariâtres harpies harcelant les hommes, sont en effet légion dans les années 1980. Ce scénario idéal incriminant les femmes en vue de discréditer leur progression, Faludi l’a trouvé dans un film hollywoodien plus ancien, précisément nommé… Backlash (1947), où un homme fait accuser son épouse du crime qu’il a commis !

Autres temps, autres mœurs, mais un même contre-mouvement rabaissant le « deuxième » sexe. Si en 1982 Reagan accusait les femmes actives d’être responsables du chômage, Trump, lui, se vantait dès 2005 de pouvoir, grâce à sa seule notoriété, les « attraper par la chatte ». « Après l’échec au Vietnam et l’essor féministe des années 1970, l’Amérique a, avec Reagan, cherché à se “remasculiniser” en réaffirmant les valeurs patriarcales », explique Marie-Cécile Naves, autrice de Trump, la revanche de l’homme blanc (2018), et directrice de l’Observatoire Genre & Géopolitique à l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques). « La masculinité dominante de Trump fut galvanisée par sa victoire sur une femme, Hillary Clinton, après deux mandats d’un président noir, Barack Obama, poursuit-elle. Avec lui, on observe une même nostalgie des années 1950, quand les femmes, à la maison, et les minorités raciales n’avaient pas voix au chapitre. Trump et ses supporters entendent ainsi redonner leurs privilèges perdus à tous les hommes blancs en colère, les “angry white men” ».

Il reste impensable pour nombre d’hommes de partager l’espace public, les postes, les étals des librairies, l’argent avec des femmes, et pire encore, féministes.

Dans son nouvel essai, « Calmez-vous, madame, ça va bien se passer ». Réceptions du féminisme, la politiste rappelle que, si l’antiféminisme est, pour les autocrates, un ressort traditionnel — « Là où la démocratie recule, là où les droits humains reculent, ceux des femmes régressent en premier » —, la haine des femmes s’est banalisée, d’une rive à l’autre de l’Atlantique : « Il reste impensable pour nombre d’hommes de partager l’espace public, les postes, les étals des librairies, l’argent avec des femmes, et pire encore, féministes. Voyez les derniers livres de Frédéric Beigbeder (Confessions d’un hétérosexuel légèrement dépassé) ou d’Emmanuel Todd (Où en sont-elles ?), et les réactions de tous ces masculinistes qui viennent donner des leçons, puisque, comme l’a très bien vu Virginie Despentes dans son roman Cher connard, “même le féminisme leur appartient” » ! La politiste déclare ainsi ouvert « le backlash du backlash », la riposte aux attaques antiféministes.

Cherie Sabini, étudiante à l’Université catholique, affronte l’activiste anti-avortement AJ Hurley devant la Cour suprême des États-Unis, à Washington, le 22 janvier.  

Cherie Sabini, étudiante à l’Université catholique, affronte l’activiste anti-avortement AJ Hurley devant la Cour suprême des États-Unis, à Washington, le 22 janvier.  The Washington Post / The Washington Post via Getty Images

« Très fort phonétiquement, mimant la gifle qui veut remettre les femmes à leur place, ce terme de backlash propose une vision trop simpliste de ce qui est en train de se jouer, module la philosophe Manon Garcia, autrice d’On ne naît pas soumise, on le devient (2018). Il décrit une régression, qui surviendrait après une avancée, alors qu’il s’agit en fait des deux facettes d’un même phénomène, témoignant de la force et de la relative réussite du féminisme, qui structure désormais le débat, et pousse chacun à se positionner. Le combat des femmes, la remise en cause de leur soumission, ont des effets massifs sur la société et déstabilisent quantité d’hommes, qui fantasment encore les figures de la maman et de la putain… » Si le mot ne lui paraît pas assez subtil sur le plan descriptif, Manon Garcia lui concède « une efficacité stratégique » : appeler à la vigilance, comme le faisait déjà, en 1974, Simone de Beauvoir, dont la philosophe est spécialiste : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »

Plus que jamais d’actualité, cette célèbre citation a repris vie dans le rapport de la Fondation Jean-Jaurès paru en février 2023, « Droits des femmes : combattre le backlash ». Pour son autrice, Amandine Clavaud, directrice des études et de l’Observatoire Égalité femmes-hommes, il est urgent d’alarmer pouvoirs publics et citoyens sur ces « très préoccupants signaux de régression » et le creusement des inégalités de genre depuis la crise sanitaire, alors qu’une femme meurt toutes les neuf minutes d’un avortement non sécurisé dans le monde. « Nous avons voulu décrypter les mouvements anti-droits, pour mieux les contrer. Le concept de backlash, essentiel, permet de comprendre qu’il s’agit d’une dynamique globale, d’un mouvement international aux formes hétéroclites, composé d’États, d’acteurs religieux fondamentalistes, de milieux économiques, grandes fortunes conservatrices et méga-donateurs, qui via leur financement des partis, pèsent sur les décisions politiques, nationales et internationales. Tous convergent vers une même vision de la société hétéronormée et sexiste, qui vise à contrôler le corps des femmes et leur sexualité. Les réseaux sociaux ont amplifié l’audience de cette sphère qui mène une guerre d’une extrême violence contre l’égalité des droits. » Autant de questions cruciales touchant le sens même de la démocratie, au point qu’en France plusieurs parlementaires et membres de l’exécutif envisagent l’inscription de l’IVG dans la Constitution. Une bataille loin d’être terminée…

Backlash. La guerre froide contre les femmes, de Susan Faludi, trad. par Lise Éliane Pomier, Évelyne Chatelain et Thérèse Reveillé, éd. des Femmes-Antoinette Fouque, 752 p.
« Calmez-vous, madame, ça va bien se passer ». Réceptions du féminisme, de Marie-Cécile Naves, éd. Calmann-Lévy, 216 p.
Droits des femmes : le grand recul ?, d’Amandine Clavaud, éd. de L’Aube, 86 p.


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