lundi 24 avril 2023

Reportage «J’étais à la rue, ça m’a grave aidé» : à Villeurbanne, du travail à la journée pour les jeunes addicts

par Maïté Darnault, envoyée spéciale à Villeurbanne   publié le 24 avril 2023

Financé par l’Etat, le programme «Tapaj», mis en place près de Lyon depuis 2021, permet à des jeunes de 16 à 25 ans de s’engager sur des chantiers encadrés par des éducateurs. Un tremplin pour trouver un logement ou une prise en charge de leurs addictions.

Elle est émue et ne cherche pas à le cacher. «Vous nous avez bien aidés, ça nous a avancés et ça a répondu aux demandes des locataires. Ne lâchez pas, je vous souhaite plein de bonnes choses pour la suite», lance Véronique Cesarini aux quatre jeunes qui l’entourent. Timbre de voix râpé par les cigarettes et autorité tout en douceur, cette petite brune de 47 ans est responsable d’immeuble dans le quartier Saint-Jean, à Villeurbanne (Rhône). Durant près d’un an, elle a accompagné dans ce quartier populaire de la banlieue de Lyon, où elle est également logée, les recrues du programme «Travail alternatif payé à la journée», Tapaj. Destiné à des jeunes âgés de 16 à 25 ans, en errance ou en situation de précarité et sujets à des conduites addictives, il leur permet de travailler quelques heures et d’être payés dans la foulée.

Ce mardi après-midi est le dernier jour des «Tapajeurs» au côté de Véronique Cesarini. Leurs prochaines missions les enverront dans d’autres quartiers dont les logements sont gérés par son employeur, Est Métropole Habitat, bailleur social rattaché à la métropole de Lyon. La responsable d’immeuble est allée présenter Tapaj à ses collègues, pour les convaincre d’accompagner à leur tour le programme. Au fil des mois, elle a «découvert des jeunes épatants», «bosseurs, gentils, volontaires» et «qui ont un passé impressionnant pour leur âge». «Ils ont envie de s’en sortir, ça m’a touchée», dit-elle, reconnaissant un a priori de départ.

«J’avais l’image des petits jeunes qui faisaient la manche en ville, qui n’avaient pas envie de bosser et, en fait, ce n’est pas du tout ça.» L’histoire, dans bien des cas, est plus complexe, les failles intimes profondes, et devenues invisibles à force de se diluer aux marges de la société. «On tente de leur redonner un bout de confiance dans un bout de système. Même s’ils sont très jeunes, ils sont en rupture depuis très longtemps», résume Marion, éducatrice spécialisée et responsable de Tapaj au sein de l’association Oppelia Aria.

«Les jeunes se connaissent mieux, c’est déjà ça de gagné»

La majorité d’entre eux ont subi des défaillances familiales et ont eu affaire à l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Puis il y a eu la rue, les squats, la manche, la débrouille. Et les «prods» : un éventail de psychotropes légaux et illégaux, dont la consommation souffle d’abord un vent de liberté, avant de les encager en entretenant le mirage d’une pratique festive et maîtrisée. Tapaj permet d’aborder librement le sujet. Et de s’atteler avec pragmatisme à l’enjeu de la réduction des risques : «Ce concept est arrivé tardivement en France. L’entrée était très médicale il y a encore dix ans et il n’y avait quasiment rien pour les jeunes entre 18 ans – à la fin de l’ASE – et 25 ans, le début du RSA», explique Jean-Hugues Morales, délégué national de Tapaj France.

Le travail à la journée constitue donc «une réponse immédiate à des besoins immédiats». Importé du Québec et initié en 2012 à Bordeaux, ce programme pilote a été inclus en 2018 par l’Etat dans la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté. Depuis 2020, la manne publique a permis une explosion du nombre de territoires concernés, passant d’une vingtaine à près de 70 aujourd’hui, incluant l’outre-mer, en partenariat avec des opérateurs locaux. A Lyon, l’association Oppelia Aria a lancé Tapaj à l’été 2021. Désormais, une trentaine de jeunes se relaient sur les différents chantiers. «On fait tourner pour qu’ils en aient au moins un par semaine, ils ont tous besoin d’argent et on fait les groupes en fonction des envies», explique Marion.

Les tâches à accomplir sont «accessibles à tous», plutôt que présentées comme ne nécessitant aucune qualification. Pas question de «remettre en échec» les jeunes ou de les «renvoyer à l’image qu’ils ne sont que des punks à chien», souligne l’éducatrice spécialisée. Le départ après un casse-croûte pris ensemble et le retour pour la paie du soir se font depuis le centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues de Lyon ou depuis le centre de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie de Villeurbanne. «Ça permet de démystifier les blouses blanches. Ils auront déjà vu les visages, poussé la porte d’un lieu de soin», souligne Marion.

Des jeunes viennent «en mode travail», d’autres «voir les copains et avoir de l’argent» ou pour «parler de ce qui ne va pas en ce moment». Il n’est pas interdit de consommer pendant les chantiers, mais un certain nombre essaie de s’abstenir. «Ils se testent pour voir combien de temps ils peuvent tenir quand personne ne les contraint, alors ils se connaissent mieux et c’est déjà ça de gagné», dit Marion. A Saint-Jean, Véronique Cesarini fait son topo avant de commencer : une équipe va retirer les déchets coincés dans une haie d’immeuble, une autre va nettoyer une cage d’escalier. Recrue récente de Tapaj, Angelina, 20 ans, reste à l’extérieur. Depuis un mois et demi, les chantiers lui permettent de «s’occuper», «d’éviter de taper de la ké [kétamine, ndlr] en journée» et de lui «donner plein d’expériences professionnelles».

«On n’a pas la bonne dégaine»

La jeune femme sniffe de la kétamine parfois seule, parfois avec des amis. Le regard des autres agace celle qui a «complètement lâché» l’école en fin de troisième : «Des patrons ne veulent pas nous prendre parce qu’on n’a pas la bonne dégaine, mais on est peut-être ceux qui veulent faire plein de choses.» En 2020, elle s’est retrouvée à la rue. Relogée puis employée dans une entreprise de logistique, elle a perdu ses revenus quand cette dernière a fait faillite l’été dernier. Depuis, elle touche environ 465 euros par mois d’allocation jeune majeur, qui prolonge la prise en charge de l’ASE.

«Ghost» – un surnom – fait lui partie des «anciens» de Tapaj à Lyon. Le jeune homme, 26 ans, tatouages sur le visage, y participe depuis un an : «J’étais à la rue, ça m’a grave aidé. Au début, ça m’a apporté de quoi survivre puis, via une autre association, j’ai trouvé un logement, raconte-t-il. Aujourd’hui, ça m’aide à boucler les fins de mois.» Ghost touche environ 800 euros de RSA. Originaire du Vaucluse, il a grandi en foyer. A 17 ans, il se balade «dans toute la France, en Espagne, en Tunisie, en Pologne». Celui qui se voit comme «un voyageur» sourit : «Je me suis rangé, j’ai rasé la crête.» Ce «polytox» confesse son «péché mignon» : la cocaïne injectée. Une consommation dont il «parle beaucoup» avec Gilles Penavayre, éducateur et chargé de mission à Oppelia Aria.

In situ, les encadrants mettent aussi la main à la pâte. «On n’est pas chef de chantier ou éducateur technique, on est côte à côte. Le but n’est pas de faire de l’insertion professionnelle, Tapaj est d’abord un levier, un support pour la mise en place d’un accompagnement», détaille Gilles Penavayre, chiffon à la main. Mattéo nettoie une rampe avec lui. La conversation passe de ses papiers d’identité à refaire à son dossier pour un logement individuel. «On peut aussi discuter de ce qu’on a fait le week-end», dit le jeune de 21 ans, logé en foyer d’urgence. Mattéo a un CAP cuisine mais a peu apprécié «les horaires, le chef qui te gueule dessus». Motivé pour «reprendre une activité professionnelle», il n’a pas bu d’alcool depuis plusieurs mois et essaie de «consommer avec modération» du cannabis. «Il y a des moments où je vais bien et je ne vais pas beaucoup fumer, dit-il. Mais si j’ai un coup de mou, je ne m’arrête plus.»

«On offre une possibilité de rebond»

Lyon, Genève, Bordeaux : Valentin, 23 ans, Angéli Après avoir eu «pas mal de problèmes avec l’héroïne», il a décidé il y a six mois d’arrêter d’acheter de la coke. «J’arrive à passer une journée sans fumer un joint, mais l’alcool, ça reste difficile de s’en sortir.» Placé en famille d’accueil à 12 ans puis en foyer, il a vite fugué, pour partir «avant qu’on [lui] claque la porte». A Lyon, il a vécu «dehors» jusqu’en septembre. «Il y a un moment où j’ai été dépassé par les choses qui me sont arrivées dans la vie», résume ce bavard, pour qui les tatouages, la musique forte, les comportements «qui vrillent» sont autant de moyens «de se protéger de l’indifférence des gens».

Aujourd’hui, Tapaj permet à 44% de ses jeunes participants de résoudre leurs problèmes avec la justice, à 52% d’entre eux de retrouver un logement et à 72% une prise en charge en addictologie. «Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de reprise de contrôle des 30% restants, précise Jean-Hugues Morales. On offre une possibilité de rebond.» Dans quelques mois, Ghost devrait partir en cure. Un projet «un peu angoissant» car «ça fait sept ans que je consomme à gogo, j’ai peur du retour à plus rien». Pourtant, quand on lui demande où il sera dans dix ans, il réagit du tac au tac : «Au Pérou et en Bolivie, c’est mon rêve d’en faire le tour en camion.» Sur le siège passager, il y aura son chien, un border collie croisé griffon, baptisé Punky Brewster.


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