mardi 25 avril 2023

Interview Parentalité : «Le monde connecté crée une charge mentale supplémentaire»

par Julie Renson Miquel   publié le 25 avril 2023

Pour le socio-anthropologue Jocelyn Lachance, spécialiste de l’adolescence, les nouveaux outils de surveillance à disposition des parents redéfinissent la notion de parentalité et peuvent autant culpabiliser ceux qui ne les utilisent pas ou peu que perturber le processus d’autonomisation des enfants.

Dans un monde perçu comme de plus en plus dangereux et compétitif, la tentation d’avoir constamment un œil sur ses enfants est grande. Pourtant, explique Jocelyn Lachance, socio-anthropologue spécialiste de l’adolescence, maître de conférences en sociologie à l’université de Pau et auteur de la Famille connectée, de la surveillance parentale à la déconnexion des enfants (Eres, 2019), échapper provisoirement au regard parental est indispensable au processus d’autonomisation des enfants.

Quels impacts ces nouveaux outils ont-ils sur les enfants ?

Les parents ont de plus en plus accès à des données objectives : ils savent combien leur enfant dépense, où il a utilisé sa carte, voient ses notes en direct, etc. Or, ils ont tendance à se replier sur ces données au détriment du déploiement de la parole, c’est-à-dire au lieu de simplement demander à leur adolescent ce qu’il vit. Il n’y a plus le petit rituel qui consiste à montrer avec fierté son bulletin à ses parents, ou au contraire à réfléchir sur le chemin retour de l’école à comment on va expliquer une mauvaise note. Ces espaces d’élaboration ont tendance à disparaître. C’est un problème car c’est aussi dans ces moments-là que se construit la confiance en l’autre.

Les parents discuteraient moins avec leurs enfants ?

Prenons l’exemple des cartes bancaires qui envoient des notifications aux parents à chaque achat. Au lieu de demander «qu’est-ce que tu as fait de ton argent aujourd’hui ?», vous le savez déjà, ça change complètement l’espace d’élaboration de la parole et le discours de l’enfant, qui est réduit à une simple confirmation [de ce que les parents savent déjà]. On l’observe dans les enquêtes, ils vont juste répondre «j’assume». Mais le «j’assume» c’est une façon de dire qu’il n’y a rien à ajouter, rien à défendre, c’est une donnée objective, c’est comme ça.

Cela génère-t-il des tensions dans la relation parent-enfant ?

C’est très différent de rapporter un bulletin à ses parents et de le présenter avec un certain discours, que de rentrer à la maison en sachant que les parents ont déjà accès à la note. Cela peut être vécu avec beaucoup de violence, quand les parents utilisent ces données comme un fait inaltérable qui n’est pas à discuter. Ce qu’il faut avoir en tête c’est que l’autonomisation est possible à condition d’échapper provisoirement au regard des parents. C’est vraiment important. Il y a un lien très fort entre autonomisation et expérience de séparation, traditionnellement dans les espaces physiques. Or, ces dispositifs posent la question de savoir si ces espaces existent encore. Il y a aussi la question de la décision, importante dans le processus d’autonomisation. Pour les cartes bancaires qui envoient des notifications, vous avez toujours le regard parental à prendre en considération, comme s’ils étaient physiquement présents au-dessus de votre épaule, ce qui peut influer sur le choix des enfants.

Ces outils rassurent les parents qui les utilisent…

Tout à fait, mais cela peut être un piège. Où situe-t-on les critères de ce qui rassure ou non ? On observe un autre glissement : les parents trouvent que la donnée objective liée à la traçabilité est plus rassurante que le discours de leurs enfants. Plus globalement, cela pose la question de l’importance que l’on accorde aux critères quantitatifs et qualitatifs dans nos sociétés. Les chiffres parlent aux gens, même s’ils ne connaissent pas leur origine, ils les rassurent. L’idée n’est pas de stigmatiser les parents parce qu’ils sont dans un contexte social où ce discours est généralisé. Le numérique est plus rassurant que la parole qui laisse une certaine part d’interprétation et d’incertitude.

Donner accès à un compte bancaire à un enfant est-il à proscrire ?

Les enfants grandissent dans une société économique avec des transactions et doivent apprendre à la comprendre. Après, il y a deux points importants : le fait d’accorder à l’enfant la possibilité de gérer un certain budget sous le regard des parents et l’idée de l’usage de la carte bancaire dans un monde sans contact. Ce n’est pas la même chose de payer en posant juste sa carte avant d’obtenir ce que l’on désire et d’aller retirer des sous au distributeur, de payer et de récupérer la monnaie. Comment socialise-t-on des enfants à une consommation où il y a de moins en moins d’entraves avant l’acquisition du bien ? Comment inculquer la dimension symbolique de l’argent ? Le sans-contact donne l’illusion que l’on peut obtenir facilement ce que l’on désire. Il faut faire attention à ce que dans l’esprit de l’enfant, cela ne devienne pas une norme car ce n’est pas la réalité.

L’expression «flicage parental» parfois utilisée à propos de ces nouveaux outils est-elle adaptée ou exagérée ?

Les parents sont dans une situation complexe car il y a un sentiment d’insécurité très fort et généralisé dans la société. Le problème, c’est qu’on leur donne les moyens d’avoir des informations en continu sur leur enfant. Il y a donc ce questionnement sous-jacent : «Si je n’utilise pas ces outils, suis-je un bon parent ?» Le monde connecté crée une charge mentale supplémentaire. Contrairement aux générations précédentes qui n’avaient pas accès au numérique, aujourd’hui, il faut faire un effort pour laisser aux enfants des espaces d’autonomisation traditionnels.


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