mercredi 12 avril 2023

Effondrement «Un monde sans insectes, ce serait une catastrophe»

par Coralie Schaub  publié le 11 avril 2023

Le biologiste britannique Dave Goulson publie un livre alarmant dans lequel il explique pourquoi nous ne pourrons pas survivre sans ces bestioles, dont les populations s’effondrent. Leur disparition rendrait la planète invivable pour les humains.

C’est un livre choc. Aussi fascinant qu’horrifiant. Un nouveau cri d’alarme qui devrait nous extirper d’une torpeur individuelle et collective : en exterminant les insectes, nous condamnons notre civilisation. Dans Terre silencieuse, qui vient de paraître en français (Ed. Rouergue, 400 p.), le biologiste britannique Dave Goulson, professeur à l’université du Sussex, explique à quel point notre destin est lié à celui de ces bestioles, belles, intelligentes, captivantes, mystérieuses, que nous faisons pourtant disparaître à un rythme ahurissant. Pour l’instant, nous n’en avons décrit et nommé qu’environ 1,1 million d’espèces, mais il pourrait y en avoir cinq fois plus.

Signataire en 2017, avec 20 000 autres scientifiques du monde entier, d’un «avertissement à l’humanité» publié dans la revue Bioscience et appelant à éviter «une souffrance généralisée et une perte catastrophique de biodiversité», il se désole de constater que depuis, rien n’a changé ou presque. Il redoute plus que jamais un «cataclysme imminent» si nous n’agissons pas illico pour enrayer «l’apocalypse des insectes». Et insiste : les solutions sont là.

Pourquoi les insectes sont-ils vitaux pour nous ?

Nous en avons tous besoin, où que nous habitions, que nous les aimions ou pas. Ils constituent la nourriture de la plupart des espèces d’oiseaux, de presque toutes celles de chauve-souris, des araignées, musaraignes, lézards, batraciens ou de nombreux poissons comme la truite et le saumon. Ils fournissent aussi une foule de «services écosystémiques». Environ 80 % de toutes les espèces de plantes dépendent de la pollinisation par les insectes. Et les trois quarts des cultures que nous faisons pousser dans le monde ne donneraient pas de bonnes récoltes sans les pollinisateurs. Cela inclut presque tous nos fruits et légumes, le chocolat ou le café. Ne resterait que celles pollinisées par le vent, comme le blé, l’orge, le riz ou le maïs. Mais il y a bien plus que la pollinisation…

C’est-à-dire ?

Les coccinelles, perce-oreilles, guêpes ou syrphes aident à contrôler d’autres insectes «nuisibles» comme les pucerons. Les insectes contribuent aussi à aérer et assainir le sol. Ils recyclent le bois mort, les feuilles, cadavres et excréments animaux. C’est discret, peu glamour mais vital, car cela rend les nutriments à nouveau utilisables par les plantes. En Australie, où il n’y avait pas le bon type de bousiers pour éliminer les bouses des vaches importées, celles-ci se sont accumulées sur des milliers de kilomètres carrés, étouffant l’herbe. Et beaucoup d’éléments chimiques trouvés chez les insectes peuvent être utilisés en médecine, par exemple pour lutter contre les bactéries résistantes aux antibiotiques. Chaque espèce qui s’éteint est une mine de médicaments potentiels disparue à jamais.

Un monde sans insectes, ce serait quoi ?

Ce serait la catastrophe. Il est difficile de voir comment les humains pourraient survivre sans les insectes. Peut-être qu’une poignée vivoterait, mais leur existence serait lugubre, morne, la civilisation disparaîtrait, de même que quasiment toutes les espèces de plantes et d’animaux. Ce serait un monde sans nourriture ou presque, sans fleurs, sans couleurs. Les insectes, qui sont à la base de la chaîne alimentaire, sous-tendent tout le reste. Si les pandas ou les rhinocéros s’éteignaient, ce serait triste, mais ça ferait peu de différence. Si nous perdions les insectes, tout s’écroulerait, pas uniquement les cultures agricoles. Et ce ne sont pas d’hypothétiques robots-abeilles qui nous sauveraient.

Le sous-titre de votre livre, en anglais, est «éviter l’apocalypse des insectes». Et vous écrivez que leur effondrement est «au cœur d’un cataclysme imminent». La situation est-elle si effroyable ?

Oui, cette «apocalypse» n’a pas encore eu lieu mais pourrait arriver demain. Ou alors, elle a eu lieu hier mais nous ne le savons pas encore. Nos écosystèmes appauvris sont résilients, mais jusqu’à un certain «point de rupture» que nous ne savons pas prévoir. Le biologiste américain Paul Ehrlich a comparé les espèces aux rivets d’un avion : si vous en enlevez un, deux, même dix, il vole toujours. Mais à un moment impossible à prédire, vous ôtez celui de trop et il s’écrase. Les insectes étant les rivets qui permettent aux écosystèmes de fonctionner, il semble prudent et urgent de freiner leur destruction.

Certaines conséquences de leur disparition sont déjà visibles. Les populations d’oiseaux qui en dépendent pour leur nourriture s’effondrent. En Angleterre, entre 1967 et 2016, le nombre de gobemouches gris a chuté de 93 %. Je n’en ai plus vu un seul depuis une vingtaine d’années, alors qu’enfant, j’en admirais très souvent. D’autres oiseaux très communs ont subi le même sort, comme la perdrix grise (-92 %), le rossignol (-93 %) ou le coucou (-77 %). Mais les humains souffrent déjà, eux aussi. Une étude publiée en décembre estime que 3 à 5 % de la production mondiale de fruits, légumes et noix sont perdus dans le monde à cause de la baisse du nombre de pollinisateurs, menant à une surmortalité de 427 000 personnes par an.

Pourquoi les populations d’insectes s’effondrent-elles à une vitesse folle ?

Il y a beaucoup d’inconnues car nous ne comptons pas la plupart des insectes et nous ne savons presque rien d’eux, y compris souvent de ceux que nous avons identifiés. Mais toutes les études de long terme qui ont été faites révèlent un déclin terrifiant. L’étude la plus connue est sans doute celle publiée en 2017 indiquant que le poids total des insectes pris au piège dans des réserves naturelles allemandes a chuté de 76 % en à peine vingt-sept ans, entre 1989 et 2016. Deux ans plus tard, une autre étude allemande constatait même un déclin encore plus rapide. Et les recherches dans d’autres pays développés vont dans le même sens. Les célèbres et merveilleux papillons monarques qui passent l’été aux Etats-Unis et au Canada et l’hiver au Mexique ont perdu 80 % de leur population entre 2006 et 2016. Pour ceux qui hivernent en Californie, c’est un quasi-anéantissement, avec une chute de 97 % entre 1997 et 2018. Ailleurs, les données manquent, faute d’études de long terme. L’étendue du déclin n’est pas connue en Amérique du Sud ou en Afrique, mais vu les pertes massives d’habitat sous les tropiques, dues notamment à la déforestation, il serait très surprenant que celle-ci ne soit pas considérable.

Nous manquons aussi de recul historique.

C’est vrai. L’étude allemande dont je viens de parler a démarré en 1989, soit vingt-sept ans après la publication du célèbre livre Printemps silencieux, de la biologiste américaine et lanceuse d’alerte Rachel Carson, qui insistait déjà sur l’effet des pesticides sur l’environnement, donc sans doute bien après le début du déclin des insectes. Nous pourrions facilement avoir déjà perdu 90 % de ceux qu’il y avait il y a une centaine d’années, avant l’apparition des pesticides et de l’agriculture industrielle. Et cela continue. C’est vertigineux, sidérant et la plupart des gens ne l’ont même pas remarqué, car nous souffrons tous d’une forme d’amnésie, générationnelle et personnelle. Nous acceptons comme normal le monde dans lequel nous grandissons, même s’il est très différent de celui dans lequel nos parents ont grandi et nous oublions même les changements graduels qui s’effectuent au cours de notre vie. La seule chose qui frappe l’esprit des plus de 40 ans est le fait que leur pare-brise ne soit plus constellé d’insectes après un voyage en voiture, comme c’était encore le cas à la fin du XXe siècle.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Les causes de la disparition des insectes sont multiples, mais toutes dues à l’homme. Nous détruisons leurs habitats pour les remplacer par du béton, des monocultures industrielles ou du gazon dénué de fleurs sauvages. Nous les exposons depuis des décennies à un cocktail mortel de pesticides de plus en plus dangereux. Par exemple, les néonicotinoïdes, qui attaquent le cerveau des insectes et altèrent leur système immunitaire, sont 7 000 fois plus toxiques que le DDT [un insecticide désormais interdit dans de nombreux payx, ndlr] et se répandent dans l’environnement. Ils sont massivement utilisés dans le monde, y compris dans les produits antipuces pour chiens et chats. Les fongicides et les herbicides comme le glyphosate sont eux aussi une tragédie pour les insectes. Nous introduisons des espèces invasives, des parasites et des maladies qui leur sont fatales. Nous illuminons de plus en plus la nuit (+2 à 6 % par an !), ce qui en tue des milliards. Ajoutez à cela les ravages croissants du dérèglement climatique et sans doute quantité d’autres causes que nous n’avons pas encore identifiées (nouveaux pesticides, métaux lourds, PCB [un polluant organique persistant], pollution de l’air). Tous ces facteurs de stress se cumulent, interagissent, de sorte que les insectes sont «bombardés» de toutes parts. Seules quelques espèces semblent profiter de notre présence et du changement climatique : malheureusement, il s’agit des cafards, moustiques, mouches ou punaises de lit…

Est-il trop tard ?

Je ne pense pas, je n’espère pas. Mais nous devons tous agir, d’urgence. Chacun peut faire de son jardin ou de son balcon une zone zéro pesticides parsemée de fleurs favorables aux pollinisateurs. La plupart d’entre nous pouvons acheter des produits de l’agriculture biologique, locaux, de saison. Nous pouvons réduire le gaspillage alimentaire et la consommation de viande : dans le monde, nous produisons trois fois plus de calories que nécessaire pour nourrir la population humaine, mais un tiers sert à engraisser les animaux et un autre tiers part à la poubelle. Nous pouvons voter pour des politiques vraiment prêts à agir. Prêts, surtout, à changer en profondeur le modèle agricole actuel, qui est un désastre et une impasse, pour produire une nourriture saine et abondante avec la nature et non contre elle. En réorientant les subventions, en taxant les pesticides… Nous avons les solutions, elles sont très simples, j’en cite beaucoup dans mon livre, mais elles gênent des lobbys puissants, qui bloquent.

L’«alerte des scientifiques à l’adresse de l’humanité» que vous avez signée en 2017 ne semble pas avoir suffi à créer un électrochoc.

Hélas, non. C’était pourtant la deuxième alerte du genre après celle de 1992. Notre message était franc, direct, sans détour : la vie telle que vous la connaissez sur cette planète va prendre fin, votre civilisation va tomber en ruines si vous ne vous réveillez pas et ne stoppez pas la destruction de la nature. Si des dizaines de milliers de scientifiques disent cela, ils devraient être écoutés. Mais rien ne s’est passé. La plupart des gens, y compris des politiciens, ne comprennent pas la gravité de la situation. Je ressens une immense frustration, une colère, et je suis inquiet pour le sort de mes enfants et le monde dans lequel ils devront vivre. Tout le monde se préoccupe de ses enfants, n’est-ce pas ? Nous faisons tant de choses pour essayer de les aider… à part s’assurer qu’ils auront une planète vivable. Pourtant, rien ne nous oblige à continuer ainsi et à compromettre notre avenir à court terme. Nous recherchons toujours plus de combustibles fossiles, brûlons toujours plus de forêts équatoriales, mais nous pourrions arrêter demain. Il n’y a pas de fatalité. Si nous réapprenions à vivre avec la nature, à aimer et respecter les insectes, nous pourrions tous mener une existence épanouie. La prise de conscience croissante de ces enjeux, notamment par les jeunes, me donne un peu d’espoir.


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