vendredi 14 avril 2023

Cinéma suisse «Désordres», à la bonne heure




par Laura Tuillier  publié le 12 avril 2023

Le film impavide de Cyril Schäublin raconte l’introduction des idéaux anarchistes dans une horlogerie suisse à la fin d’un XIXe siècle. Et souligne la beauté des paradoxes.

Il est intéressant de constater combien le titre original du film de Cyril Schäublin contraste avec celui choisi pour la sortie en salles françaises. Unrueh désigne, en allemand (le film se passe à Saint-Imier dans le Jura suisse), le balancier au cœur du mécanisme des montres. Un mot qui évoque la précision, la régularité, l’ordre éternel des choses et du temps qui s’écoule. Soit tout l’inverse desDésordres promis par le titre français. Mais c’est dans l’écart entre les deux mots, dans l’interstice de sens qui se dégage des paradoxes, que réside une des beautés de ce deuxième long métrage atemporel et impavide. A la fin d’un XIXe siècle qui a marqué le triomphe du capitalisme industriel, dans un recoin champêtre de Suisse romande, débarque Pierre Kropotkine, géographe russe venu dessiner une nouvelle carte de la région. Un balisage du territoire qui va de pair avec d’autres grands mouvements vers la modernité dont le film est imprégné : naissance de la publicité grâce à la photographie, mesure de la productivité de plus en plus fine, contrôle de plus en plus total des populations ouvrières… C’est dans cette ambiance que se développent, en sous-main, en surimpression, les idées anarchistes, apportées par le vent internationaliste, certaines de Russie et d’autres de Paris et sa Commune.

Le pollen de la révolution

Cette dynamique de la contamination est présente dès l’ouverture du film, seule et unique séquence hors de Suisse où, sur une terrasse, des bourgeoises russes, nimbées dans une lumière fin de siècle, évoquent le nom de Kropotkine qu’elles soupçonnent à juste titre d’être devenu un anarchiste. A des milliers de kilomètres de là où il se trouve alors, elles sont pourtant au fait de son évolution politique comme si le pollen de la révolution ne pouvait manquer d’atteindre sa cible. Mouvement des idées donc mais, dès le départ, mélangé à un immobilisme que suppose par exemple le temps de pose photographique. Voici que les trois demoiselles ne doivent plus bouger pendant vingt secondes et que leurs ombrelles se figent en attendant le signal du photographe. Grâce de la suspension qui contraste avec les gestes machiniques qui sont la règle à l’usine de montres de Saint-Imier, et que le réalisateur filme avec une attention concentrée, chaque ouvrière étant un rouage à la fois indispensable et interchangeable à la fabrication d’un grand tout. L’élaboration d’un temps collectif, qui se confond ici avec la mesure et l’augmentation de la productivité, supervisées par un contremaître aussi urbain qu’implacable.

Ce que le film cherche dès lors à distiller, par ses jeux de décadrages (la caméra n’est jamais exactement là où on suppose qu’elle devrait être) et ses changements d’échelle, c’est la possibilité de ce fameux désordre, qui s’incarne également dans le jeu des actrices, ouvrières nonchalantes qui fument en discutant politique, opposant à la sécheresse de leur cadence d’usine la curiosité pour un autre temps – ailleurs, ce n’est pas le même fuseau horaire et pas la même vie. Le film, dans sa très grande intelligence, son sens mesuré de la dissension, mêle le géographique et le temporel, les limites à ne pas dépasser qui sont autant inscrites sur le sol que marquées par le tempo des horloges. En permanence, les ouvriers sont rappelés à l’ordre : «N’avancez pas, vous allez entrer dans le cadre», les sermonnent les photographes de l’histoire officielle, soucieux que ça ne déborde pas, que ça ne s’invite pas à la fête. C’est ici que le balancier rejoint le mouvement, pris dans les deux sens de son terme : un équilibre, mais aussi la possibilité d’une avancée téméraire. Le mouvement anarchiste, souterrain, entêté, passe de main en main et ne cesse de chercher, tout comme le film, une forme adéquate, moderne.

Désordres de Cyril Schäublin avec Clara Gostynski, Alexei Evstratov, Monika Stadler, 1 h 33.

 

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