lundi 24 avril 2023

Bien-être Les gars gagnés par le yoga

par Florian Bardou et collage Robin Lopvet   publié le 14 avril 2023 

Parmi les sept millions d’adeptes en France, les hommes restent minoritaires notamment en raison de stéréotypes de genre et de cours peu adaptés. Des professeurs cherchent à favoriser la pratique masculine, au risque d’exclure davantage et de renforcer les clichés.

Il est à peine huit heures du matin mais, au sous-sol d’un immeuble haussmannien du VIIIe arrondissement de Paris, cela n’empêche pas une douzaine de personnes d’enchaîner avec plus ou moins d’aisance une suite de positions sur leurs tapis de yoga. Aux consignes du professeur sur le maintien des asanas ou la nécessité de poser son souffle, les participants répondent par des chiens têtes en bas, chiens tête en haut, guerriers et autres postures de vinyasa, un style moderne et dynamique de yoga, sur fond de musique méditative. Tout ce qu’il y a de plus classique, diront les initiés. Sauf que ce matin-là au studio Somasana, la majorité des participants, soit huit yogis sur treize, sont des hommes.

«On adapte les postures»

«C’est devenu un rituel de venir le mardi matin pour se retrouver entre mecs, raconte Laurent, 37 ans, responsable communication dans un groupe de médias. Et puis, ici, la pratique est plus adaptée à mon corps qui n’est pas très souple. Ça m’a aussi permis de prendre plus confiance en moi avant de fréquenter d’autres studios.» «Ici» ? Le cadre, trois ans de pratique assidue au compteur, fait référence au collectif Yoga des bons hommes (1). Soit un espace imaginé par trois professeurs, aussi autosurnommés «brogis» (contraction de «bro» – frères en français – et yogis), pour «démocratiser» cette activité physique auprès des hommes et en «changer les représentations». «C’est une porte d’entrée», plaide Prosper Matussière, 33 ans, l’un des trois coachs, présent ce matin-là.

Cet ancien gymnaste et entraîneur raconte comment lors d’un rassemblement de yoga, les trois compères ont constaté que les hommes désertaient leurs cours – ce que confirment les statistiques publiques sur la pratique (2). «Avec Samuel [Urtado] et Frederik [NgoDi], on trouvait dommage que des hommes passent à côté du yoga. Ils se sentent un peu exclus parce qu’ils seraient les moins souples dans un cours rempli de femmes», poursuit celui qui se définit comme un «architecte du corps et de l’esprit» surInstagram et qui intervient aussi auprès de détenus de Nanterre. D’où leur idée, il y a quatre ans, de proposer des séances hebdomadaires majoritairement adaptées aux hommes pour «briser les clichés de la pratiquante élancée qui médite à la Arielle Dombasle dans Un Indien dans la ville». «On adapte les postures, on mélange du hatha et du vinyasa [disciplines de yoga postural, douce pour la première, plus athlétique pour la seconde, ndlr] mais en aucun cas c’est quelque chose de nouveau», complète Prosper Matussière pour qui la mixité est un atout puisqu’elle permet, au passage de «récupérer pas mal de mecs», notamment des conjoints de pratiquantes sans exclure ces dernières. Et d’abonder : «Le yoga renforce intelligemment, donne plus de mobilité articulaire et éveille la conscience.»

«Activité centrale du bien vieillir»

Mettre les hommes au yoga, qui ne représentent que 20 à 30 % des quelque sept millions de yogis hexagonaux selon différentes enquêtes (2) même s’ils sont de plus en plus nombreux : la proposition n’est pas isolée. Ces dernières années, les cours réservés aux hommes ou pour leur faire découvrir les bienfaits physiques et psychologiques du tapis se développent de plus en plus. Dès 2019, au studio Qee à Paris, Adrien Matter, coach fitness et aussi auteur d’un bouquin «pour une pratique ludique et stimulante» destinée aux hommes (3), proposait une fois par semaine des séances 100 % masculines. Inspirés par ce qui se fait déjà en Amérique du Nord, d’autres profs misent, eux, depuis quelques années et notamment la pandémie, sur YouTube ou toute autre plateforme (l’application allemande Asana Rebel, entre autres) pour dispenser en ligne des programmes ou méthodes adaptés «à la gent masculine» ou qui la met en scène. De leurs côtés, les équipementiers, à l’image des marques Lululemon, Ohmme ou PrAna mais aussi Nike ou Decathlon, exploitent le filon avec des gammes de vêtements ou d’accessoires dédiés, notamment pour des pratiques plus intenses comme le hot yoga dans une salle chauffée à 35 °C.

«Le yoga vendu aujourd’hui en Occident reste fidèle au modèle dominant d’une féminité des classes sociales supérieures. Mais il est aussi perçu comme une activité centrale du bien vieillir et repose sur une idée de dépassement ou d’optimisation de soi, des dimensions qui commencent à intéresser des hommes cadres et sportifs», observe la sociologue Marie-Carmen Garcia, professeur à l’université Lyon-I. Sans compter que cette vieille philosophie hindoue modernisée au XIXe siècle s’immisce aujourd’hui dans la préparation physique et mentale des sportifs professionnels et correspond aux normes corporelles (un corps jeune, musclé, sec et fin, à gros traits)valorisées par l’époque. Marie-Carmen Garcia ajoute : «Comme le marché est saturé, on a vu émerger des cours qui tiennent compte de la masculinité de la même manière que d’autres sports se féminisent. C’est déjà un fait social en Amérique du Nord et cela pose question en termes politiques.» Certains défendent carrément une version non-mixte à l’instar de Thierry Daher, instructeur certifié à Marseille. Dans un petit studio sur le Vieux-Port, cet ancien entrepreneur dans la tech à New York, reconverti à la cinquantaine passée dans l’industrie du bien-être après quinze ans de pratique, anime depuis cet été des sessions exclusivement pour hommes en plus de cours réservés aux femmes. Ses cours, baptisés «yo-gars», sont «laïcisés» – foin de namasté ou de «om» (un son prononcé en début de cours), par exemple – et centrés «sur les points de stress typiquement masculin [le dos et les hanches, ndlr]».

«S’il y en a un qui pète, c’est pas grave»

«Les mecs se sentent plus en confiance, c’est l’ambiance du foot mais sur un tapis de yoga. On est relax : s’il y en a un qui pète, c’est pas grave, on fait ce qu’on peut, ce n’est pas un concours d’ego, souligne celui qui enseigne aussi la méditation et vend ses services en entreprise. Ma bataille, c’est de faire en sorte que des hommes essayent le yoga et qu’ils reviennent.» Il fait les mêmes constats d’une activité perçue à tort comme destinée aux femmes du fait des images et du propos véhiculés par la presse féminine. «Pour beaucoup d’hommes, ce n’est pas un sport, pointe Thierry Daher. Il faut un mec à l’aise avec sa masculinité pour aller plus loin que ce préconçu. Or c’est couillon car à 40 ans et plus, la problématique des mecs, c’est le mal de dos, le stress ou les problèmes de respiration, et le yoga c’est la réponse à ces trois trucs.»

Son approche non-mixte, assez rare, est loin de faire consensus dans le monde hexagonal du yoga où l’enseignement majoritaire se veut universel. «Le yoga est fait pour tout individu. Pas besoin d’adapter une discipline en fonction de son public. C’est à l’enseignant de faire en sorte que chacun travaille à sa façon pour progresser», assure Patrick Tomatis, président du Syndicat national des professeurs de yoga (SNPY) et professeur à Paris depuis 1969. «Le yoga, c’est pour tout le monde et aussi pour les hommes, ils sont bienvenus et il suffit d’adapter le langage et la pratique pour que ce soit le plus accessible à un public masculin», dit aussi Heberson Oliveira, 44 ans, médiatique professeur de yoga – pour la Star Academy, entre autres. Inventeur d’une «méthode», Vibhava, diffusée sur YouTube et en DVD, le Franco-brésilien, vingt-deux ans de carrière à domicile, au Club Med ou en studio à Paris, souhaite une démocratisation, mais pas à n’importe quel prix. «Le yoga, cela signifie intégration et union. Permettre un premier contact pour donner envie à des hommes avec des séquences adaptées, ça peut être intéressant. Mais un cours collectif doit être ouvert à tout le monde sinon on peut vite tomber dans des dérives pas très sympas»,met en garde ce chimiste de formation. Le risque ? Le renforcement des stéréotypes par des gourous aux penchants masculinistes et ce d’autant plus que l’enseignement n’est en France pas réglementé, contrairement à d’autres activités sportives. «La clé pour amener plus d’hommes, ça passe par plus de profs hommes», ajoute Heberson Oliveira. Ils sont pour l’instant minoritaires.

(1) Aussi auteur du livre le Yoga des bons hommes, Larousse, 224 pp.

(2) Selon l’enquête nationale sur les pratiques physiques et sportives 2020 du ministère des Sports et de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire, et l’enquête sur la pratique du yoga en France du Syndicat national des professeurs de yoga (SNPY) réalisée en 2021.

(3) Le Yoga pour les hommes, Leduc


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