vendredi 3 mars 2023

Isabelle Lonvis-Rome : «Les victimes de violences conjugales n’auront plus à aller frapper à toutes les portes»

par Marlène Thomas  publié le 2 mars 2023

A l’approche de la Journée internationale de la lutte pour les droits des femmes, la ministre déléguée à l’Egalité entre les femmes et les hommes dévoile à «Libération» les contours du dispositif de «pack nouveau départ».

Huit jours avant le 8 mars, Journée internationale de la lutte pour les droits des femmes, Isabelle Lonvis-Rome est hantée. Hantée par le souvenir d’Assia B., que la ministre déléguée à l’Egalité entre les femmes et les hommes convoque à plusieurs reprises durant l’entretien, une victime de féminicide dont le corps démembré a été retrouvé mi-février au parc des Buttes-Chaumont à Paris. Une de plus pour qui il était trop tard. En 2021, 208 000 victimes de violences conjugales ont passé la porte d’un commissariat ou d’une gendarmerie, un bond de 21 % par rapport à 2020, selon les données du ministère de l’Intérieur. La même année, 122 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex (+20 %).

La ministre l’espère, son «pack nouveau départ» – annoncé le 2 septembre par la Première ministre, Elisabeth Borne – pourrait sauver des vies. Expérimenté dès vendredi dans le Val-d’Oise, premier département pilote, cet accompagnement devrait permettre via un interlocuteur unique de faciliter leur parcours et débloquer rapidement les aides dont elles ont besoin. Insistant sur la nécessité de travailler sur l’après, Isabelle Lonvis-Rome dévoile à Libération les contours de ce dispositif s’inscrivant dans le plan égalité 2027 en quatre axes (santé des femmes, lutte contre les violences sexistes et sexuelles, égalité professionnelle et culture de l’égalité), qui sera annoncé pour le 8 mars.

Alors qu’en moyenne il faut sept départs à une victime de violences conjugales pour s’extraire des griffes de son bourreau, comment comptez-vous les accompagner ?

Faisant écho à la grande cause des deux quinquennats du président de la République, l’idée de ce «pack nouveau départ» me vient de mes années de pratique en tant que magistrate et notamment comme présidente de cour d’assises ayant jugé des féminicides. J’ai trop souvent constaté qu’il était difficile pour une femme de s’extraire de la relation.

Après avoir subi des mois, voire des années, de harcèlement, de dévalorisation, d’humiliation, de violences psychologiques, parfois de violences physiques, ces femmes sont complètement annihilées, détruites. Elles m’ont souvent dit se sentir comme des serpillières. Elles sont tellement culpabilisées qu’il leur faut du temps pour se rendre compte que ce qu’elles subissent est anormal. Et elles sont dans une dépendance psychologique telle qu’elles n’ont pas forcément la force de partir pour de bon. C’est ce qui provoque ces allers-retours parfois mortifères. Je l’ai vu. Pour autant, combien de femmes ai-je aussi vues venir à la barre avec leur mari en disant «je ne veux pas qu’il soit condamné ?» C’est très compliqué. Pendant longtemps, on disait qu’elles étaient «ambivalentes». Ce processus de destruction qu’est l’emprise n’avait pas été compris.

Si vous ajoutez à cela des difficultés matérielles, ça devient l’enfer. Au cours des cinq dernières années, nous avons beaucoup développé les outils de protection et pris conscience de l’importance de la prévention de la récidive. On ne peut pas dire que rien n’a été fait, même si on peut encore s’améliorer. Le but du «pack nouveau départ» est de faire bénéficier à la femme victime des dispositifs spécifiques et de droit commun existant déjà de manière prioritaire et coordonnée, et ils sont nombreux, par exemple : l’hébergement d’urgence, l’aide d’urgence, la réinsertion professionnelle. Nous devons agir sur ce moment où la femme veut partir et se retrouve face à une montagne.

Ce pack vise à ce que ces femmes n’aient pas à escalader cette montagne, mais qu’elles puissent prendre le petit sentier pour pouvoir retrouver leur liberté. L’idée est de pouvoir les accompagner sur le plan social, de manière simple, rapide et sur mesure pour éviter les faux départs.

Sous quels critères les victimes de violences auront accès à ce pack ?

Nous n’avons pas voulu conditionner ces aides à une plainte. Seules 34 % des femmes portent plainte, je vise aussi les 66 %. Cela reposera sur un dispositif de signalement des situations de violence par les multiples acteurs qui œuvrent auprès de ces victimes. On peut penser à une association, un médecin, un maire, un avocat et bien sûr, un policier ou un gendarme. Ce signalant va saisir un référent unique, la CAF ou le département s’il se porte volontaire.

Ce dernier fera l’évaluation des besoins avec la victime et aura dans chaque service compétent un référent violences conjugales, qui va prioriser le circuit pour cette femme afin que toutes les aides se déclenchent en priorité. Si elle a besoin et est éligible à une allocation de type RSA, ça se déclenchera vite ; si elle a besoin d’une formation, d’une aide au retour à l’emploi ou d’un accompagnement psychologique avec le tissu sanitaire local, idem ; si elle a besoin d’un hébergement d’urgence, ce sera géré avec le service intégré d’accueil et d’orientation et ce qui existe localement ; idem pour le système coupe-file pour la garde d’enfants. Ces femmes n’auront plus à faire toutes les démarches une par une, aller frapper à toutes les portes, constituer des dossiers.

Est-ce que ce pack vise seulement à faciliter l’accès à l’existant ? Vous parliez notamment en novembre d’une allocation…

Quand je parlais d’allocation, c’est plutôt le RSA par exemple, un minimum vital mais qui sera débloqué plus facilement en fonction des ressources de la personne. L’aide universelle d’urgence votée récemment est en plus.

La dépendance économique est l’un des facteurs déterminants empêchant la mise en sécurité des victimes. Comment ce pack va-t-il s’imbriquer avec cette aide universelle d’urgence ?

Je pense que dans la plupart des cas, quand il y aura aide universelle d’urgence, il y aura déclenchement du pack, mais elle ne sera pas conditionnée à ça. L’aide universelle d’urgence pourra être déclenchée lorsqu’il y a une ordonnance de protection, un dépôt de plainte ou un simple signalement adressé au procureur de la République, quels que soient les revenus, et son montant sera fixé par décret dans les neuf mois. Elle sera plus élevée s’il y a des enfants. Cette aide sera une somme débloquée en soixante-douze heures pour sauver sa peau, prendre le train pour aller à l’autre bout de la France ou encore payer un hôtel. C’est l’extrême urgence.

Le pack permettra, lui, à ces victimes de vivre pendant quelques mois, les aidera à se reconstruire. Je souhaite qu’il se déclenche également le plus vite que possible. Est-ce qu’il faudra un peu plus que soixante-douze heures ? L’expérimentation dans le Val-d’Oise nous permettra de le préciser.

Est-ce que ce pack nouveau départ prendra en considération les probables allées et venues des victimes ?

Nous souhaitons que toutes les personnes susceptibles d’être acteurs à un moment donné du pack reçoivent une sensibilisation aux violences conjugales. Tous les employés de Pôle Emploi ne connaissent pas le processus des violences. Je l’ai vu, y compris chez des magistrats.

Il faut deux messages clés, outre l’explication du fonctionnement du dispositif. L’emprise, pour bien expliquer ce que les violences provoquent et comment une femme peut réagir, dérouler le cycle de la violence. Et puis le psycho-trauma qui fait que vous êtes complètement annihilée et qu’il vous faut beaucoup de temps pour remonter la pente. Il ne faut surtout pas les lâcher, éviter les réactions du type «elles ne savent pas ce qu’elles veulent, elles y retournent». Il faut intégrer ces allées et venues comme une donnée possible et ne pas les priver d’une nouvelle chance le cas échéant. Si une femme a arrêté son stage au bout de trois jours, elle doit pouvoir y revenir. La sensibilisation pourrait durer une journée mais cela reste à déterminer.

Comment garantir un accompagnement psychologique alors que la pénurie de professionnels est criante ?

Nous voulons que les femmes victimes de violences puissent avoir accès à un accompagnement psychologique de manière priorisée. Je suis quelqu’un de terrain, je sais que le potentiel existe localement. Au ministère de la Justice, nous étions parvenus à mettre en place un système coupe-file dans les centres médico-psychologiques pour des conjoints violents.

Dans les zones rurales, les victimes n’ont pas toutes accès à une voiture, un réseau de transport en commun ou à des services de proximité. Tenez-vous compte de ces obstacles supplémentaires ?

Ce pack est le corpus de base, mais il peut être enrichi de spécificités locales. J’ai vécu dans un village de 400 habitants jusqu’à mes 18 ans, je sais ce que c’est et connais bien le rôle du maire dans ces villages. Il peut être cette personne de confiance et parfois le signalant, puisque le tissu associatif n’est pas forcément présent ni riche. Les femmes ont honte, n’osent pas révéler ce qu’elles subissent, car tout le monde se connaît. Mon ministère soutient d’ailleurs financièrement l’Association des maires ruraux de France, qui met en place des référents égalité au niveau des départements avec l’objectif d’en avoir un par commune.

J’ai fléché une partie de mon budget sur la ruralité. Nous soutenons les dispositifs de bons taxis qui permettent par exemple d’aller faire des constatations médicales. Je souhaite aussi développer des vans «droits des femmes». J’en ai vu un, rattaché à un centre d’information sur les droits des femmes et des familles, dans un village de l’Orne. Il s’installe par exemple sur la place d’un village, en lien avec la municipalité ou les maisons France Services. Ils ne sont pas connotés violences pour éviter que les femmes se sentent stigmatisées, c’est plus de l’information. Le dispositif En voiture Nina et Simon·e·s dans le Nord propose même des ateliers vernis. Il y a un côté vie quotidienne. C’est une manière d’aller vers ces femmes.

Combien de temps va durer l’expérimentation ?

Elle va durer un an, après une première phase de préfiguration de trois mois spécifique au Val-d’Oise. Pour adapter au mieux possible le dispositif, je me suis fait accompagner par le délégué interministérielle à la transformation publique, dont les experts iront sur place. L’idée est de faire du cousu-main, en voyant ce qui convient le mieux et ce qui ne fonctionne pas.

Cinq territoires pilotes sont prévus dont un territoire rural, un autre urbain et un en outre-mer. La Côte-d’Or en fera partie, comme annoncé par le président à Dijon en novembre. Les autres seront lancés entre fin mars et fin avril. J’ai été extrêmement marquée par les derniers féminicides et les propos d’Assia B. Elle aurait dit à sa sœur fin janvier : «Je pense que je vais bientôt mourir.» Il faut agir avant. Ce «pack nouveau départ» doit sauver des vies.

Quand pouvons-nous attendre une généralisation et avec quel budget alloué ?

Nous aurons les conclusions de l’expérimentation en juin 2024 pour une généralisation prévue au plus tard en janvier 2026 avec un contenu adaptable à la réalité des territoires. Une grande juriste, Mireille Delmas-Marty, disait toujours «un droit commun à contenu variable», c’est l’idée, mais là, c’est un minimum garanti avec un contenu variable. Comme ce ne sont pas de nouvelles prestations, elles existent déjà, ce qu’il faudra évaluer au fil de l’eau ce sont des renforts en moyens humains, notamment à la CAF.


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