mercredi 1 mars 2023

Derrière la grève à la Cité des bébés, le profond malaise de la Cité des Sciences


Thomas Bécard. Publié le 28/02/23

La Cité des bébés à été lancée en juillet 2019, d’abord sous forme d’expérimentation sous le nom de « Lab de la cité des bébés ».

La Cité des bébés à été lancée en juillet 2019, d’abord sous forme d’expérimentation sous le nom de « Lab de la cité des bébés ».

Photo Sandrine Expilly

Un espace gratuit et permanent pour les moins de 2 ans, c’était ce que proposait l’institution culturelle parisienne avant sa fermeture pour travaux… La décision de le rendre payant ne passe pas au sein des équipes, qui dénoncent aussi un management brutal.

Au milieu du brouhaha qui règne dans le grand hall de la Cité des sciences, un jeune père assis sur un banc tente de calmer un nourrisson énervé. Il y a quelques semaines, il aurait pu trouver refuge à la Cité des bébés, située juste à quelques mètres, dans un coin de ce temple de la connaissance du nord-est parisien. Mais cet « espace permanent consacré à l’éveil et au bien-être des petits de zéro à deux ans » est fermé pour travaux avant une réouverture qui devait initialement avoir lieu en avril, et qui est désormais prévue « dans le courant de l’année », sans doute vers l’été. Officiellement, les travaux d’agrandissement ont pris du retard. Mais ce n’est peut-être pas la seule raison. Depuis plusieurs semaines, la petite équipe de médiateurs et de concepteurs d’exposition (huit personnes en tout) qui s’occupe du projet se bat contre la volonté de la direction de rendre la Cité des bébés payante. Le 16 février dernier, ils ont entamé une grève illimitée.

Lancé en juillet 2019 sous forme d’expérimentation, le « Lab de la cité des bébés » (son nom temporaire avant la future réouverture) a été pensé comme un lieu exemplaire, presque utopique, où le plastique et les écrans sont bannis. Un territoire d’exploration où les bébés, sous la surveillance de leurs accompagnateurs, peuvent aller crapahuter entre les serpents remplis de doudous et les cravates reliées à des carillons, avant d’aller se reposer dans la tente touareg. Où le rythme de chacun est respecté – libre aux bébés de s’intéresser ou pas aux propositions des artistes invités. Et où tout le monde pouvait jusque-là se rendre librement dans la limite des vingt places disponibles – les lieux ont accueilli 35 000 visiteurs en 2022.

La gratuité semble être une donnée essentielle pour ne pas perdre la diversité culturelle et sociale présente et ne pas réduire le public aux bobos.” Le conseil scientifique du « BBLab ».

« A l’origine, la Cité des bébés est une déclinaison de la Cité des enfants à destination des moins de deux ans, explique la direction d’Universcience, l’établissement public qui depuis 2009 regroupe la Cité des sciences et de l’industrie et le Palais de la découverte, fermé pour travaux jusqu’en 2025. On a souhaité la rendre gratuite le temps de l’expérimentation, car on avait besoin des retours des usagers. Maintenant que l’offre est mature, il est logique qu’elle rentre dans le même cadre que nos autres propositions en matière d’expositions. » Une position pas vraiment partagée par le conseil scientifique mis en place pour accompagner ce « BBLab », qui écrivait en 2021 que « la gratuité semble être une donnée essentielle pour ne pas perdre la diversité culturelle et sociale présente et ne pas réduire le public aux bobos ». Plus récemment, une lettre ouverte signée par de nombreux spécialistes de la petite enfance renchérit : « La gratuité permet de centrer l’offre sur le bien-être du tout-petit, de respecter ses besoins de sommeil, les parents ne se sentant pas poussés à rentabiliser leur billet si bébé pleure. […] Elle contribue à rompre l’isolement des accompagnants qui y trouvent des ressources en matière de soutien à la parentalité. Elle génère l’implication des parents qui ne sont pas des consommateurs passifs. »

La Cité des bébés est installée au sein de la Cité des sciences, Porte de la Villette à Paris.

La Cité des bébés est installée au sein de la Cité des sciences, Porte de la Villette à Paris.

Photo Sandrine Expilly

L’équipe, qui s’est beaucoup investie depuis 2019, est aux dires d’une collègue « anéantie » à l’idée que la version payante passe en force. Mais la direction n’en démord pas : à la réouverture, il en coûtera 4,5 euros par adulte venu avec son enfant (2 euros pour un deuxième accompagnateur), pour des prévisions de recettes annuelles estimées entre 42 000 et 46 000 euros. « C’est un choix économique au détriment d’un choix éthique, déplore une syndicaliste. Pour les équipes, cela donne le sentiment d’être dépossédé de son expertise professionnelle. Et malheureusement, à la Cité des sciences, c’est un sentiment très partagé. »

De fait, les salariés que nous avons rencontrés (qui ont tous demandé à ne pas être cités nommément) racontent tous les « tensions qui s’accumulent » au sein d’un établissement qui emploie 1 068 personnes (934 CDI et 87 fonctionnaires). « Il y a alerte rouge ! », s’exclame l’une d’entre eux. Le malaise ne date pas d’hier. Une enquête conduite entre 2012 et 2014 dans le cadre d’une thèse de sociologie racontait déjà une « ambiance de crise », un « processus de travail perçu comme inéquitable et flou », « un absentéisme galopant, des soucis de recrutement, du turn-over dans les directions, et un mal-être croissant ». Mais le directeur Bruno Maquart, choisi en 2015 par les deux tutelles de l’établissement (le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et le ministère de la Culture), n’a semble-t-il pas réussi à renverser la vapeur. « Sa direction est déficiente et pas à la hauteur », estime une élue. « Bruno Maquart parle mal aux gens. Il donne des injonctions, on est dans une forme de brutalité », fustige une autre. « En termes de contenus, il a de bonnes idées, mais c’est quelqu’un avec lequel il est très difficile de travailler, sauf à être servile », abonde un cadre.

Dialogue bloqué

La direction, qui se targue d’avoir pu renouer avec la fréquentation pré-Covid – 1 992 823 visiteurs en 2022 pour la Cité des Sciences, pas tout à fait au niveau du record de 2 375 782 entrées en 2019 –, estime au contraire « associer le plus possible les personnels à la vie et aux grandes décisions de l’établissement : “amphis projets” pour faire connaître le travail de toutes les équipes, réunions d’encadrement, démarche participative sur la prochaine exposition Jardins, journées de sensibilisation au développement durable, webinaires réguliers avec l’ensemble des collaborateurs… » 

Dans un tract distribué début janvier à propos de la Cité des bébés, le syndicat SUD dénonçait cependant encore un « mode de management archaïque, loin des préoccupations du personnel ». En 2019, l’ancien DRH, qui avait des rapports cordiaux avec les syndicats, a été remercié du jour au lendemain. « Le vendredi, il était convoqué chez le Président. Le lundi, il a pris ses affaires et n’est plus revenu », raconte une collègue. Il a été remplacé par une juriste, qui a fait l’unanimité syndicale contre elle. « La direction des ressources humaines, c’est le point chaud, une vraie catastrophe : toutes les réponses se font sur un mode juridique, toute autre forme de dialogue est impossible. »

Bruno Maquart, president d'Universcience.

Bruno Maquart, president d'Universcience.

Photo Xavier Popy/REA

En 2021, un incident lors d’une séance du Conseil économique et social (l’instance de représentation du personnel) a symbolisé la crispation générale. Un élu de l’Unsa, ne réalisant pas que son micro était ouvert (la réunion se tenait en visioconférence), rameute ses collègues « Il y a une délibération, donc [la DRH] m’a envoyé un message pour me demander de me reconnecter. » Pour les autres syndicats, il n’en faut pas plus : c’est la preuve de la collusion entre la direction et l’Unsa, nouvellement créé, et qui a remporté la majorité des suffrages aux élections. À la séance suivante, l’ambiance est électrique.


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La DRH tente d’expliquer qu’elle aurait fait pareil avec n’importe quel autre syndicat. « Vous êtes une grosse menteuse ! », s’emporte une élue. « Ces propos sont grossiers, injurieux et diffamatoires », rétorque la DRH. Du côté de l’Unsa (qui revendique le fait d’être dans la co-construction plutôt que dans la confrontation, et qui explique qu’il n’est pas anormal que la direction veille à ce que tous les élus soient présents lors des votes), on trouve aussi qu’« il y a une rupture du dialogue social depuis l’arrivée de la nouvelle DRH. Elle prône une application très stricte du Code du travail, au détriment des échanges avec les représentants ». Quelques mois après le fameux CSE, dans un mail que nous avons pu consulter, un expert mandaté par le CSE alertait l’inspection du travail sur « une situation très dégradée du dialogue social » : « Les représentants du personnel semblent toujours avoir autant de difficultés pour exercer leurs mandats et prérogatives. »

« Boom Boom Villette »

Au delà du manque de dialogue social, l’inquiétude concerne aussi le bâtiment et la transformation du centre commercial Vill’Up, ouvert en 2016 dans la quatrième travée de la Cité des Sciences. Exit l’enseigne Cultura et tous les restaurants, il ne reste plus du projet initial que le cinéma Pathé, loin d’être suffisant pour attirer les foules – il n’est pas rare pour le cinéphile égaré de se retrouver quasiment seul spectateur dans la salle. Seule une attraction de simulation de chute libre permet au lieu de conserver un semblant d’activité. Concédé au promoteur Apsys via une autorisation d’occupation temporaire du domaine public d’une durée de 65 ans (moyennant redevance), le projet a été plombé par le Covid et ses confinements, et surtout par une offre mal adaptée au quartier. Le promoteur, qui a remis 40 millions d’euros sur la table après un investissement initial de cent millions, et qui reconnaît d’ailleurs s’être « complètement trompé », n’a pas dit son dernier mot : pour l’été prochain, il relance un nouveau concept au même endroit, sous le nom de « Boom Boom Villette », soit 4000 mètres carrés de « food market 100 % good & fun » (dixit le dossier de presse) et 21 000 mètres carrés de loisirs avec minigolf, bowling, escape game, laser game, jeux ­d’arcade, etc. L’offre sera-t-elle adaptée ? Et ne risque-t-elle pas de siphonner les visiteurs de la Cité des sciences, s’inquiètent les élus ?

Le bâtiment, construit au début des années 80 dans l’ancienne salle des ventes des abattoirs de la Villette, est vieillissant.

Le bâtiment, construit au début des années 80 dans l’ancienne salle des ventes des abattoirs de la Villette, est vieillissant.

Photo Martin Noda / Hans Lucas

D’autant que ce projet s’inscrit dans un bâtiment que tout le monde s’accorde à trouver vieillissant – il fut construit au début des années 1980 dans l’ancienne salle des ventes des abattoirs de la Villette par l’architecte Adrien Fainsilber. Pour le rénover, et repenser les espaces, il faudra que l’État mette la main à la poche. La direction d’Universcience ne veut pas s’avancer sur un chiffre (à titre de comparaison, le budget des travaux du Centre Pompidou, qui fermera pour trois ans après les JO, a été fixé à 200 millions d’euros). Pas question non plus, à ce stade, de communiquer sur un quelconque calendrier. Tout juste reconnaît-elle avoir mandaté, pour des études préalables, l’Oppic (l’opérateur du patrimoine et des projets immobiliers de la Culture), qui avait déjà piloté le chantier de rénovation de la toiture l’an dernier. Faudra-t-il en passer par une fermeture totale du site ? « Toutes les options sont sur la table, on avance au meilleur rythme possible », répond la direction, au risque, là aussi, de ne pas rassurer les salariés. « C’est très évasif », constate d’ailleurs Marie-Claude Atouillant, la secrétaire du CSE et élue CFTC-SNS. « On reste dans le flou, avec toute l’angoisse que cela peut générer. Beaucoup de gens se posent des questions. Or, ce genre de projet, cela se travaille avec les élus, le CSE est là pour ça », regrette également l’Unsa.

Début janvier, lors de ses vœux au personnel, accompagnés de la traditionnelle galette, le directeur Bruno Maquart a tenté de motiver ainsi ses troupes : « Notre seul but, c’est d’être utile au plus grand nombre, c’est pour cela qu’on se lève le matin. » Il y a quelques jours, ces paroles résonnaient encore dans les têtes de l’équipe de la Cité de bébés : « Pour nous, c’est impossible de contribuer à un projet qui va à l’encontre de l’utilité sociale. » Pour mener le combat, ils disent être prêts à faire grève jusqu’au bout.


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