vendredi 31 mars 2023

Chronique «Aux petits soins» Comment l’hôpital est-il devenu inhospitalier ?

par Eric Favereau   publié le 28 mars 2023

La professeure de santé publique Béatrice Schaad décrypte, dans un ouvrage collectif, comment l’hôpital se transforme en un lieu de conflits sans plus de langage commun entre les différents acteurs.

A l’heure où l’on n’en finit pas de disséquer la crise hospitalière, on oublie de s’arrêter sur ce drôle de constat : pourquoi l’hôpital est-il devenu aussi peu hospitalier ? Quel diable l’a-t-il piqué pour que cette caractéristique de départ soit à ce point mise à mal ?

«Questionner la fragilité du caractère hospitalier de l’hôpital aujourd’hui peut sembler, de prime abord, anecdotique au regard des difficultés face auxquelles les systèmes de santé européens sont confrontés», concède Béatrice Schaad qui a écrit et coordonné le livre passionnant (In)hospitalités hospitalières (1). Professeure de santé publique, elle est en charge de la recherche et de l’enseignement sur les relations entre patients, proches et professionnels à l’hôpital, en particulier au CHU de Lausanne en Suisse. Elle s’interroge : «Et si l’hospitalité n’était pas une question anecdotique mais un élément cardinal du futur du système sanitaire ?»

Béatrice Schaad a une forte expérience. Cet ouvrage repose sur plus de 5 000 médiations dont le CHU suisse a eu à s’occuper depuis dix ans. Et quelle ne fut pas sa surprise en notant que, ces derniers temps, ont surgi des plaintes venues de professionnels eux-mêmes ? Leur nombre augmente chaque année : entre 2020 et 2021, les signalements, par des professionnels, d’agressions ont augmenté de 61 %. «Ces derniers n’ont plus peur de se plaindre, ils parlent de patients qui les fragilisent. Ils ne se sentent pas protégés. C’est vrai que le Covid, ajoute-t-elle, a entraîné une confrontation plus frontale.» D’où cette interrogation qui se décline tout au long de livre : «Comment l’hôpital, lieu de liens, a-t-il pu devenir source de tensions ? Pourquoi, alors qu’ils sont confrontés à de comparables pressions, qu’elles soient économiques, émotionnelles, ou administratives, ses principaux acteurs, patients comme professionnels de santé, finissent par s’affronter ?»

«Petit maillon»

Les raisons sont, pour la plupart, connues. «Du coté des malades, sont évoqués une communication déficiente, un manque d’égards, des soins promis mais non dispensés. Tandis que les blouses blanches évoquent de la part des usagers des incivilités, de la violence verbale ou psychique, une remise en cause régulière des options thérapeutiques.» De façon plus structurelle, un des éléments clés est l’hyperspécialisation de la médecine hospitalière qui a cassé la relation entre patients et professionnels de santé, mettant la technique au centre des rapports. La preuve dans des études – que Béatrice Schaad évoque dans son ouvrage – qui ont montré qu’un patient hospitalisé est vu par de multiples intervenants : 44 lorsqu’il séjourne en médecine, 75 en chirurgie. Avec, pour corollaire, un langage commun qui se perd, celui-ci devenant de plus en plus spécifique, se différenciant, se spécialisant, perdant toute chaleur.

Patients comme professionnels n’ont plus, au final, de mots communs. Sur ce point, Béatrice Schaad s’étonne du maintien d’une formation qui reste imprégnée des principes de la médecine libérale et solitaire, et non pas de la médecine collective, telle qu’elle se pratique désormais à l’hôpital. «Les médecins se sentent mal, vivant comme injuste le fait de devoir répondre d’une prise en charge globale dont ils ne sont, individuellement, qu’un petit maillon. Le médecin peut se sentir ainsi impuissant face aux attentes des patients, impuissant face à un système qui laisse aussi peu de place à l’écoute, impuissant aussi face à un système qui ouvre des lieux d’écoute développant la culture de la plainte». Et ce rappel : «On fait l’erreur de penser que l’hospitalité est de la seule responsabilité du médecin ou du soignant, or elle suppose un soin mutuel, une responsabilité partagée par le patient et ses proches…» En même temps, «la relation est déséquilibrée par nature, c’est un bien-portant qui prend soin d’un vulnérable».

«L’hospitalité comme l’hostilité ont une histoire commune»

Le constat est là, et nul ne le remet en cause. Pour autant, tout n’est pas de la faute de… l’hôpital. D’autres éléments entrent en ligne de compte. D’abord, le rappel que l’hôpital n’est plus une citadelle refermée sur elle-même, à l’abri de toute secousse, protégée par de hautes murailles ; c’est un lieu devenu de plus en plus ouvert à la cité, et donc ouvert aux conflits et aux tensions qui secouent nos sociétés. Second point, le conflit n’est pas mauvais en soi, il n’est pas, par essence, «in-éthique». Ce qui l’est, c’est sa non-résolution, c’est de le nier au point de ne pas le regarder en face. Non sans humour, les auteurs de cet ouvrage notent d’ailleurs que l’étymologie du mot hospitalier est paradoxale, car cela peut vouloir dire aussi bien l’hôte que l’ennemi. «Ainsi l’hospitalité comme l’hostilité ont une histoire commune.»

Comment dès lors en sortir ? Béatrice Schaad – qui estime que, si leur travail repose sur les pratiques du CHU de Lausanne, en France la situation n’est guère différente –, défend le dispositif de médiation, un lieu où l’on reçoit les doléances, où des enquêtes sont menées, puis qui s’achève par un retour aux différents acteurs. «Depuis que l’on a ouvert cet endroit [au CHU de Lausanne, ndlr],certains s’étonnent qu’il y ait de plus en plus de doléances. Mais c’est très bien qu’il y ait ainsi plus de conflits qui se révèlent, plutôt qu’ils ne moisissent», dit Béatrice Schaad.

«Aujourd’hui, à l’hôpital, 80 % de la patientèle est chronique. Donc c’est plus complexe, les patients reviennent. Et si vous ne résolvez pas le conflit, alors celui-ci va pourrir. Comment, dès lors, mieux intégrer les proches qui sont de plus en plus présents ? Cette situation est d’autant plus urgente, conclut-elle, qu’on assiste à une digitalisation des dissensions et des conflits, avec l’usage des réseaux sociaux.»

(1) (In) hospitalités hospitalières (Conflit Médiation Réconciliation), sous la direction de Béatrice Schaad, aux éditions RMS, 216 pp.


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