samedi 4 février 2023

Virginie Courtier-Orgogozo : «L’évolution peut parfois prendre des chemins tortueux»

par Nicolas Celnik  publié le 3 février 2023

Les dernières recherches en génétique permettent de mieux comprendre les méandres de l’évolution, mais aussi de modifier facilement la séquence d’ADN de n’importe quelle espèce. La biologiste, invitée cette année au Collège de France, revient sur les perspectives et les risques, ouverts par ces récents progrès de sa discipline.
publié le 3 février 2023 à 19h25

Pourquoi les hommes ont-ils des tétons ? On trouve, en feuilletant les livres de biologie, des «galeries de défauts anatomiques humains» : certaines de ces curiosités nous sont généralement inutiles, comme les tétons masculins ; d’autres peuvent nous être mortelles, comme le fait que l’on puisse s’étouffer en mangeant lorsque des aliments descendent par la trachée. Ces imperfections sont là pour nous rappeler que nous sommes le produit d’une longue histoire évolutive. Or les principes de l’évolution n’ont pas été gravés dans le marbre par Charles Darwin : ces dernières années, grâce aux progrès de la biologie et de la génétique notamment, les scientifiques ont pu affiner leur connaissance de ce processus. Virginie Courtier-Orgogozo, directrice de recherches au CNRS, spécialiste des drosophiles (des petites mouches très étudiées dans les labos de génétique) et des mécanismes évolutifs, va exposer les derniers résultats de ces explorations au Collège de France, où elle est l’invitée annuelle de la chaire «Biodiversité et écosystèmes». Le cycle de conférences vise à «Penser le vivant autrement», comme l’annonce la leçon inaugurale prévue le 9 février, en dialoguant parfois avec d’autres chercheurs, comme le biologiste Marc-André Selosse ou le philosophe Baptiste Morizot.Et puisqu’il faut commencer par revenir sur des idées reçues…

L’évolution ne suit pas toujours le chemin le plus rapide ?

Non ! Pour comprendre cela, il faut se rappeler que le vivant s’ancre dans une histoire. Nous considérons que le début de notre vie commence par notre naissance, mais c’est oublier que chaque être vivant est l’aboutissement d’un long lignage qui a commencé il y a plusieurs milliards d’années. J’ai commencé mon travail de thèse en étudiant la manière dont les organes sensoriels des drosophiles sont formés. Je me suis rendu compte que, pour former quatre cellules, la cellule mère se divisait pour en donner cinq. Il y a donc une cellule supplémentaire, qui migre un peu plus loin, et qui meurt parfois. Le processus n’est donc pas optimal. C’est un exemple parmi d’autres pour montrer que l’évolution ne favorise pas toujours les systèmes les plus simples, et qu’elle peut parfois prendre des chemins tortueux.

Nous ne sommes donc pas des créatures parfaitement adaptées à notre milieu ?

Si vous mangez en même temps que vous parlez, et que la nourriture s’engouffre dans votre trachée, vous pouvez mourir d’étouffement. Pourquoi ne pas avoir deux canaux bien séparés, l’un pour s’alimenter, l’autre pour respirer ? D’une certaine manière, il s’agit là d’une imperfection. De même, il y a un «point aveugle» dans nos yeux : c’est une zone qui n’est pas sensible aux rayons lumineux et qui correspond à l’endroit où tous les neurones envoient leurs axones [qui conduisent le message nerveux, ndlr] vers le cerveau. Ce point aveugle existe parce que les neurones sont orientés dans le «mauvais» sens : si les axones partaient directement vers le cerveau, nous n’aurions pas ce problème. Les poulpes, à l’inverse, ont les neurones qui vont dans le «bon» sens : ils n’ont donc pas de point aveugle. Ce qui explique cette différence, c’est qu’il s’agit de deux évolutions indépendantes des yeux.

Des évolutions similaires se produisent donc de manière indépendante ?

Oui, c’est un phénomène très fréquent. On observe que dans différentes régions enneigées sont apparus des individus avec une fourrure blanche. On parle d’«évolution répétée». Ce qu’on a découvert, c’est qu’en plus de cette évolution répétée au niveau des caractères observables, il y a également des répétitions au niveau des gènes : souvent les mêmes caractères évoluent suite à des mutations dans les mêmes gènes. Cette découverte laisse à penser que l’évolution n’a pas autant de chemins évolutifs que ce que l’on pensait au départ.

Donc, que l’histoire de la faune et de la flore était toute tracée ?

Oui, effectivement, c’est une possibilité. Quand j’ai commencé mes études, j’étais très influencée par le paléontologue américain Stephen-Jay Gould [1941-2002]. Qui affirmait que si on relançait l’évolution de la vie sur la Terre à partir de zéro, on obtiendrait des espèces très différentes. Mais après avoir effectué mes propres recherches, je me suis rendu compte que l’intuition de Gould n’était pas forcément exacte : en fait, il est très difficile de savoir ce qui se passerait si la vie recommençait à zéro car nous n’avons qu’un seul cas sous les yeux, l’évolution de la vie n’a eu lieu qu’une fois sur la Terre. Même si les mutations apparaissent de manière aléatoire sur de petites échelles de temps, et de petites zones géographiques, quand on se place sur le temps long de l’histoire évolutive, certaines mutations et certains traits de caractère reviennent de manière quasi systématique.

Cela revient à dire qu’à Noël, les marchands de chocolats savent qu’il va y avoir une forte demande, même s’ils ne savent pas dire quel individu va venir chez eux, ni qui achètera quelle boîte. Finalement, il y a fort à parier que les formes de vie sur d’autres planètes ressembleraient à celles sur la Terre. Par exemple, des organismes capables de faire de la photosynthèse seraient probablement verts, parce que la chlorophylle, molécule la plus efficace pour transformer l’énergie lumineuse en biomasse, est de couleur verte ; ils auraient certainement des feuilles, car c’est une manière d’augmenter la surface de réception des rayons lumineux ; et on peut penser qu’ils auraient des troncs, car plus on est haut, plus on capte la lumière par rapport aux autres végétaux. On retrouve là les caractéristiques d’un arbre.

Ces découvertes ont été permises par les progrès récents de la génétique. Parmi ces nouveaux savoirs, certains permettent aujourd’hui de faire du «forçage génétique». De quoi s’agit-il ?

Grâce aux ciseaux moléculaires Crispr («courtes répétitions palindromiques groupées et régulièrement espacées»), il est aujourd’hui possible de modifier facilement la séquence d’ADN de n’importe quelle espèce. Auparavant, quand on souhaitait obtenir des tomates résistantes à la pourriture blanche, il fallait faire des croisements entre différentes variétés sur plusieurs générations, une opération qui pouvait prendre plusieurs années. Il est maintenant possible d’introduire directement la mutation souhaitée dans une variété et d’obtenir des tomates résistantes en quelques mois seulement.

Le forçage génétique consiste à introduire dans le génome un ADN particulier qui va alors utiliser ses propres ciseaux moléculaires Crispr pour se transmettre à toute la progéniture (alors que normalement, un gène a une chance sur deux de se transmettre à la descendance). Le but est de relâcher ces individus «super-OGM» dans la nature pour qu’ils se croisent avec les populations naturelles et conduisent à la propagation de cet ADN muté à toute la population. L’une des utilisations possibles concerne les moustiques vecteurs du paludisme. Deux approches sont envisagées : soit éliminer les populations de moustiques en relâchant des moustiques porteurs d’un gène qui rend les femelles stériles (le gène se répand dans la population via les mâles), soit rendre les moustiques résistants au parasite du paludisme (ils arrêteront ainsi de le transporter).

Cette technique soulève toutefois un certain nombre de problèmes éthiques.

Effectivement. Pour l’instant, le forçage génétique n’a jamais été réalisé en dehors des laboratoires. Il n’y a pas de réglementation internationale le concernant. Un accord a été signé par les pays dela Convention de la biodiversité – les Etats-Unis n’en font pas partie, ils ne sont donc pas signataires de l’accord –, qui stipule qu’avant tout relargage de moustiques modifiés, il faut obtenir le consentement de toute la population concernée. Mais c’est un texte assez flou : il ne prévoit pas comment le consentement doit être recueilli, et ne définit pas le périmètre de la population «concernée». Or les moustiques ne reconnaissent pas les frontières. Et si les modifications génétiques entraînent des effets indésirables imprévus, il est difficile de stopper un forçage génétique, contrairement à un insecticide qu’il suffit d’arrêter d’épandre. Je pense aussi qu’il faut réguler très étroitement les expériences faites au laboratoire : des insectes peuvent s’échapper dans la nature si les laboratoires ne sont pas suffisamment sécurisés. Un tel incident pourrait avoir des conséquences pour les écosystèmes.

N’y a-t-il pas un risque à considérer les êtres vivants comme des machines dont nous pourrions faire varier certains paramètres selon notre gré ?

A mon sens, le principal risque du forçage génétique est d’avoir des effets non anticipés sur les écosystèmes. Les effets des manipulations génétiques sur les écosystèmes sont plus difficiles à prévoir que leurs effets sur les organismes ou sur les séquences d’ADN. Certes, la réglementation avance moins vite que les technologies dans ce domaine, et le forçage génétique nous confère un pouvoir sur le vivant que nous n’avions pas auparavant. Mais je reste optimiste : cette nouvelle technique est suivie de près par de nombreuses associations pour la nature et par divers scientifiques.

Vous affirmez également que la biologie peut nous aider à nous relier au vivant, alors que nous sommes à l’aube de la sixième extinction de masse. Comment ?

Il me semble important, en tant que biologiste, d’insister sur la valeur intrinsèque de la nature : il faut rappeler l’émerveillement que l’on peut ressentir en s’intéressant à une plante ou à un animal, et en comprenant sa complexité. On considère trop souvent la nature d’un point de vue utilitariste : on va évaluer les «services écosystémiques» qu’elle peut nous rendre, dans une logique comptable. Cette conception nous induit en erreur parce qu’elle nous fait croire que les composants de la nature sont remplaçables : certains proposent même de remplacer les abeilles pollinisatrices par des drones ! La parole des biologistes est importante aujourd’hui pour nous rappeler que les abeilles sont des êtres bien plus complexes et sophistiqués qu’un drone, capables de danser une carte pour indiquer à leurs congénères une localisation et de voir des couleurs que nous ne percevons pas avec notre œil humain…

Cet émerveillement pour le vivant est également mis en avant auprès du grand public par le philosophe Baptiste Morizot, qui est l’invité de l’un de mes cours au Collège de France cette année. Il introduit dans ses analyses philosophiques des observations naturalistes issues de son travail de terrain. De mon côté, je me base sur des observations pour comprendre la nature, et j’y mêle des réflexions philosophiques. Nous avons un même objectif, qui est de comprendre le monde vivant, et nos approches convergent vers des conclusions très semblables : donner plus de valeur au vivant et s’émerveiller face à sa complexité et à sa beauté.

Chaire annuelle «Biodiversité et écosystèmes». Conférence inaugurale «Penser le vivant autrement» le 9 février à 18 heures, en libre accès dans l’amphithéâtre Marguerite-de-Navarre, sur le site du Collège de France Marcelin-Berthelot. Ou en direct sur le sitecollege-de-france.fr


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