mardi 28 février 2023

Pourquoi l’affaire Pierre Palmade fascine-t-elle ?





par Marie-Eve Thérenty, Professeure de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier-3, membre de l'Institut universitaire de France  

publié le 27 février 2023

Si ce dramatique fait divers résonne autant, des chaînes de télévision aux discussions entre collègues, c’est parce que sur cette route se sont rencontrés, de manière irréversible, deux mondes incompatibles, estime l’universitaire Marie-Eve Thérenty.

«Vous avez vu, l’affaire Palmade ?». Cette question a résonné partout ces dernières semaines dans les bureaux, entre amis, en famille même. L’affaire dite Palmade illustre la fascination que l’on éprouve pour les faits divers. Le plus étonnant dans cette débauche de discours dans les médias comme dans les sociabilités ordinaires est que, contrairement à d’autres sujets d’actualité plus polémiques, tout le monde est généralement d’accord. Finalement avec les conversations sur Palmade, nous sommes plus proches de l’excitation du potin que du commentaire averti de l’information. Pourquoi alors continuer si c’est pour répéter les mêmes banalités ?

Alors que les sociologues (voir Theodor W. Adorno ou Pierre Bourdieu) voient parfois dans la circulation du fait divers une forme de dépolitisation et d’affaiblissement de la pensée critique, l’anthropologue Robin Dunbar compare de manière plus positive ce plaisir du ragot au rituel d’épouillage réciproque des grands singes, là pour créer le plaisir du contact, fonder le commun et dessiner le périmètre de la communauté. Le chercheur Yoan Vérilhac, spécialiste du sensationnalisme, voit même dans le bavardage médiatique une sorte de ferment démocratique, apte, malgré sa futilité, à créer intensément le sentiment du présent.

Alors, si l’on suit avec sérieux cette hypothèse, qu’est-ce qui dans cet accident de la route finalement banal, malgré son caractère tragique, retient si fortement l’attention de la France de 2023 ?

L’ultra-médiatisation dès qu’il y a des célébrités

Les faits divers qui mettent en scène des célébrités soudainement rattrapées par le sort ont toujours été extrêmement médiatisés et commentés, parfois à une échelle mondiale. Pensons à l’affaire du bébé Lindbergh, soit l’enlèvement et l’assassinat de l’enfant de Charles Lindbergh, l’aviateur qui avait réussi, en 1927, la première traversée de l’Atlantique en solitaire en avion. Cette affaire a déclenché dans le monde entier pendant des mois à partir du 1er mars 1932, une énorme logorrhée médiatique et sociale et entraîné une abondante production littéraire. Tintin en Amérique d’Hergé et le Crime de l’Orient-Express d’Agatha Christie ont été inspirés par ce fait divers.

Ce qui différencie d’abord l’affaire Palmade des centaines d’accidents de la route causés par la prise de stupéfiants chaque année en France, c’est donc la présence d’un people, ce quinquagénaire, héritier des ironistes et des humoristes, précurseur des youtubeurs qui a accompagné de ses sketchs la vie de la plupart des Français adultes. Entre exhibition plus ou moins publicitaire (le mariage avec Véronique Sanson) et accidents de parcours, la France entière a l’impression d’avoir grandi avec ce vieux jeune homme, avec ses gueules de bois et ses dérapages.

Pierre Palmade, il appartient à la fois à la tribu du monde d’en haut, de la cocaïne, des boîtes de nuit et des escort boys, et en même temps, on a l’impression curieuse, grâce aux pages glacées des magazines, de le connaître intimement sans l’avoir rencontré. Et alors qu’on ne le verra jamais puisqu’il appartient à un autre monde, un monde dont le degré de réalité, si on y réfléchit un peu, est pour le commun des Français assez indéfinissable. Il n’appartenait pas à la fiction, Palmade, mais relevait-il pour la plupart d’entre nous d’une autre réalité que celle des écrans ou des magazines ?

Et c’est dans ce cadre que se produit la collision infernale. Sur cette route se sont rencontrés, de manière irréversible, deux mondes incompatibles. D’un côté, une famille que l’on a dépeinte sans histoire, une famille qui tient à rester anonyme alors que petit à petit, par bribes, la presse finit par rendre compte du moindre détail de la vie de ses membres. Cette famille, c’est vous, c’est moi, ce sont nos proches. Le fait divers est effectivement un genre de proximité, dont la signification et les fonctions ont trait à l’identification au temps, à l’espace des acteurs de l’événement.

Dans l’autre, voiture Pierre Palmade, ses excès et ses fêlures, le visage de l’ananké. Normalement, ces deux mondes auraient dû se croiser comme d’habitude sans qu’aucun n’ait même conscience de la présence de l’autre, tant leurs voies sont tracées comme parallèles. Et là, déraillement de la normalité dû sans doute au rail de cocaïne que Palmade avait inhalé, la rencontre de ces deux mondes a abouti en une seconde à la pulvérisation des deux destins. D’un côté, la famille anonyme littéralement mise en morceaux. Et de l’autre, le vieil humoriste qui ne fera probablement plus jamais rire personne et qui va devoir porter de manière inéluctable le poids de sa culpabilité, de son irresponsabilité, de son complexe de Peter Pan.

Un fait divers qui réunit une somme de symboles

En fait, il y a des raisons logiques, contextuelles et très rationnelles au succès de ce fait divers absolument improbable par la somme de symboles qu’il réunit (la France qui travaille vs la France qui fait la fête, la famille vs les relations éphémères, la solidarité vsl’irresponsabilité, en un mot, la France d’en bas victime de la France d’en haut). Ce fait divers résonne de manière particulière dans le contexte houleux du débat sur les retraites et les suspicions générales qu’il entraîne sur une société à deux vitesses où les uns, la France d’en bas et du travail, risqueraient d’être victimes d’une France d’en haut, coupée des réalités du terrain, de la vie quotidienne et de la douleur ordinaire.

Roland Barthes pensait que le fait divers se suffisait à lui-même, que le goût du public pour ces histoires venait de ce que, contrairement aux sujets économiques et politiques, il n’y avait pas besoin de contexte pour les comprendre. Les historiens du fait divers, comme Dominique Kalifa ou Anne-Claude Ambroise-Rendu, ont réfuté cette sorte d’immanence et de clôture du fait divers. Ils y ont plutôt vu une sorte de matériau propre à pointer les failles du réel et du social. Si l’affaire Palmade résonne, c’est parce qu’elle apparaît, avec sa structure particulièrement épurée (un changement de trajectoire qui fait se rencontrer deux univers incompatibles et contradictoires) comme une forme d’allégorie des questionnements d’une société française particulièrement fracturée en cet hiver 2023.

Marie-Eve Thérenty a dirigé en 2022 l’ouvrage Roy Pinker, Faits divers et vies déviantes,CNRS Editions en hommage à l’historien Dominique Kalifa.

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