mardi 7 février 2023

La Maison de Solenn, une bulle pour réparer les ados : « Arrivée en fauteuil roulant, notre fille repart debout »


REPORTAGE  Dans la structure parisienne de pédopsychiatrie qui se consacre au mal-être des jeunes, les consultations ont augmenté de 30 % depuis le début de la pandémie. La spécificité de cette maison des adolescents est de mêler soins médicaux et ateliers de hip-hop, de musique ou d’arts plastiques pour retrouver l’estime de soi.

La tête dans le bac à shampoing, elle savoure son massage les yeux fermés. Louise (les prénoms ont été modifiés) ne lave pas souvent ses cheveux bouclés. « C’est compliqué avec la douche, on dit qu’elle est bipolaire, s’amuse-t-elle. On ne sait jamais si on aura du chaud ou du froid ! » Les mains expertes de la coiffeuse dorlotent son cuir chevelu. D’habitude, Louise ne supporte pas qu’on la touche : « Je ne fais jamais de câlins, je n’aime pas les massages sur le corps, mais là, ça va. » Dans ce cocon ressemblant à un vrai salon de coiffure, avec ses fauteuils design et sa publicité de shampoing, Louise, 16 ans, se laisse aller : « Ça fait du bien, j’ai juste à me détendre. »

C’est la première fois qu’elle met les pieds – de gros chaussons en forme de licorne – dans l’atelier de Marie (qui préfère ne pas donner son nom), la « socio-coiffeuse » qui bichonne les ados de la Maison de Solenn. « Je fais du lissage, du massage, du bouclage, je coupe, mais je ne colore pas, déclare-t-elle d’une voix douce, que veux-tu faire ? » Lisser !« C’est joli, dit Louise, ça fait un peu princesse. »

Marie distille ses conseils (« une goutte d’huile d’olive sur tes longueurs ») et suscite les confidences. « Quand je suis venue te chercher, vous papotiez entre filles ? », demande-t-elle. « Une ado partage sa chambre avec une autre qui agit comme sa mère : “Tiens-toi bien, assieds-toi correctement”, confie la jeune fille. Elle avait besoin de réconfort. »

Marie, la « socio-coiffeuse » de l’établissement.

Louise est hospitalisée depuis un mois pour un violent mal de ventre l’empêchant de marcher. Demain, c’est le grand jour. Comme l’ont dit ses parents : « Arrivée en fauteuil roulant, notre fille repart debout. »

Troubles alimentaires, anxiété scolaire, phobie sociale…

Réparer les adolescents, les rendre à la vie après quinze jours ou douze mois dans une bulle à l’abri des fracas du monde est le défi de la Maison de Solenn. Derrière les vitres vertes de l’imposant édifice du boulevard de Port-Royal, à Paris, se démène un bataillon de médecins, infirmiers, diététiciens et autres spécialistes submergés par les SOS de parents désorientés : près d’une centaine de nouvelles demandes chaque semaine.

« Les ados paient le prix fort de la pandémie. Le confinement les a obligés à vivre sous le regard de leurs parents, au moment où ils étaient censés s’en séparer, aller vers l’extérieur. » Marie Rose Moro, pédopsychiatre à la tête de la Maison de Solenn

C’est dans ce sanctuaire thérapeutique des 11-18 ans qu’on envoie l’inconsolable qui a tenté trois fois de se suicider à l’aspirine, au paracétamol puis aux anticoagulants, l’addict aux jeux vidéo reclus dans sa chambre qui qualifie d’« arnaqueur » son médecin, la brindille que l’équipe du Kremlin-Bicêtre ne parvient plus à remplumer. Rattaché à l’hôpital Cochin, l’établissement fait partie de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP).

Depuis le premier confinement, les consultations y ont augmenté de plus de 30 %, avec 6 500 jeunes accueillis en 2022. « En ce moment, on a beaucoup de jeunes qui n’arrivent pas à sortir de chez eux, on voit beaucoup plus d’idées suicidaires, de passages à l’acte, constate la pédopsychiatre Marie Rose Moro, qui dirige cette maison des adolescents depuis 2008. Les ados paient le prix fort de la pandémie : de 10 % à 12 % sont en souffrance psychique en France. Le confinement les a obligés à vivre sous le regard de leurs parents, au moment où ils étaient censés s’en séparer, aller vers l’extérieur. »

Guerre en Ukraine, réchauffement climatique… Le dehors les angoisse. « Dans un monde mouvant, le seul point fixe, c’est le corps, et il est attaqué. On observe une augmentation des douleurs somatiques dont on ne connaît pas la cause, ça ressemble par exemple à de l’épilepsie, mais ça n’en est pas, observe la professeure Moro. On prend ça très au sérieux. Il faut en comprendre l’origine et ne jamais dire : “C’est dans ta tête !” » 

Pendant une séance de méditation, à la Maison de Solenn.

Guérilla à la maison ? Dégoût du collège ? N’importe quel ado peut se rendre, avec ou sans rendez-vous, à la Maison de Solenn. Ils sont aussi envoyés par leur médecin ou un autre hôpital en recherche de place en pédopsychiatrie. Les jeunes sont orientés en consultation de jour ou hospitalisés. Une vingtaine de lits tournent à plein régime. Dans les cas d’anorexie, il faut attendre de trois à six mois pour une place.

L’approche pluridisciplinaire donne aux médecins une vision complète de leur patient : on le pèse, on l’écoute, on l’ausculte, on le fait dessiner, cuisiner, danser. Les soins médicaux (psychothérapie, méditation…) s’intercalent avec les ateliers favorisant la créativité (hip-hop, musique, arts plastiques…). « Les ados ne savent pas toujours à quel point ils sont puissants, relève Teddy Abbou, responsable de l’atelier radio. A un âge où il est compliqué de s’affirmer à l’école, avec la peur de l’échec, et de trouver sa place en famille, nous leur offrons un espace d’expression sécurisant. »

On ne sèche pas le groupe de parole

Dans le hall d’accueil trône le portrait d’une jeune fille à la blondeur solaire et au regard voilé. C’est en mémoire de Solenn, une des filles de Patrick Poivre d’Arvor, atteinte d’anorexie mentale et qui s’est suicidée à l’âge de 19 ans, en 1995, qu’a été baptisée la maison, inaugurée en 2004. Galas de bienfaisance en présence de patrons du CAC 40, mobilisation de TF1 autour de l’opération Pièces jaunes… Avec le soutien de Bernadette Chirac, l’ex-star du JT s’est démenée pour financer cette structure innovante, alors pilotée par le pédopsychiatre Marcel Rufo. Elle a été l’une des premières maisons des adolescents en France, il en existe aujourd’hui une centaine.

Depuis qu’a éclaté l’affaire PPDA, en 2021, au moins sept femmes souffrant d’anorexie accusent l’ancien présentateur d’agression et de viol (aucune n’a été soignée à la Maison de Solenn). Dans l’enquête PPDA, le Prince noir (Fayard), à paraître le 8 février, Romain Verley raconte comment Patrick Poivre d’Arvor « s’est drapé de la cape d’impunité » du père endeuillé. « A TF1, il recevait des lettres de mères dont la fille était anorexique et qui le remerciaient, raconte le journaliste, certaines jeunes anorexiques le voyaient comme un père de substitution. » Aujourd’hui, l’équipe de la Maison de Solenn affirme n’avoir gardé aucun contact avec l’ex-présentateur du « 20 heures » et ne veut surtout pas y être associée.

« Je m’appelle Emma et je vais bien » ; « Je m’appelle Kenza et je suis fatiguée » ; « Je m’appelle Zélie et je vais normal. »

Il y a tant d’urgences à gérer, tant de blessés de l’adolescence à apprivoiser. « Axel, je t’ai vu ! », lance, ce jeudi matin, Rahmeth Radjack à un garçon caché sous une table. « Je suis obligé de rester ? », réplique le gamin aux boucles brunes enfouies dans sa capucheIl connaît la réponse de la pédopsychiatre : le groupe de parole fait partie des soins obligatoires.« Ça fait partie de rien du tout ! », boude-t-il dans son coin. Soigné pour « trouble de l’attachement et des apprentissages », Axel marche à l’affectif. Sèche les cours qui ne lui plaisent pas, contourne les règles qu’il n’aime pas.

D’un ton doux mais ferme, la docteure Radjack parvient à l’amadouer. Le groupe de parole peut démarrer. « Nous sommes là pour partager des choses partageables, commençons par l’émotion du jour », encourage la médecin. Blottis dans des couvertures, les vingt ados hospitalisés, en majorité des filles, entonnent : « Je m’appelle Emma et je vais bien » « Je m’appelle Kenza et je suis fatiguée » ; « Je m’appelle Zélie et je vais normal »

Lors d’un groupe de parole, à la Maison de Solenn. Ces séances font partie des soins obligatoires.

Comme chaque jeudi, le groupe se réunit au « club », la salle de détente où s’empilent des puzzles, DVD, jeux de société. Son doudou suspendu à une sonde de renutrition, une préado au tour de taille fantomatique s’assoit sur la banquette en forme de U. Elle a 11 ans à peine, l’anorexie frappe de plus en plus tôt.

Sur la table trône une boîte à questions dans laquelle Chloé, legging et Crocs bleus, pioche un papier : « Comment définissez-vous la vie avec vos mots ? » « C’est une maladie qu’on nous offre, on finira tous par mourir », lance une fille avec un blouson rouge. « Une branche d’arbre avec plein de feuilles de couleur, plus ou moins vieilles », poursuit une autre.

La métaphore fait réagir la pédopsychiatre : « C’est nous, les feuilles ? » Ah ! non, « nous, c’est les roseaux ! », rectifie l’intéressée. Et pour Axel, à quoi sert la vie ? « A gagner de l’argent ! », crâne le gamin, dont c’est le dernier jour ici. La médecin propose à tous de lui dire un mot d’au revoir. L’ado au blouson rouge s’y colle : « Comme ça, il a l’air de s’en fiche de tout, Axel, mais il a su toucher notre cœur. »

« Eden de nos âmes tourmentées »

Sur le mur du « club » s’affichent des tags griffonnés par ceux qui ont été hospitalisés : « Bonne chance » ; « Eden de nos âmes tourmentées » « Welcome to the MDA »… A la maison des ados gravite la mélancolie carabinée de la jeunesse de Neuilly-sur-Seine ou du 93. Ici, les origines se fondent dans les règles de vie. Tout le monde porte un masque et un bracelet blanc. Dépose son smartphone en arrivant, accessible trois heures par jour. Se voit attribuer « son » interne, qui ne porte jamais de blouse, jugée trop médicale. Occupe une chambre simple ou double.

Des inscriptions figurant sur le mur d’expression de la salle commune de la Maison de Solenn.

Rosa, qui ne se déplace jamais sans un bouquin, a décoré la sienne de photos de sa famille et de ses amis. A 13 ans, cette brillante élève a été emportée par la vague de troubles du comportement alimentaire (TCA) qui déferle dans les services spécialisés depuis la pandémie. Au moment de son admission, à l’automne 2022, elle ne pesait que 36 kilos : « Je mangeais un quart de tranche de courgette, le peu que je mangeais, je le pesais. »

« J’ai besoin d’être la meilleure en cours, sinon je me sens mal. Je ne peux pas avoir 20 sur 20 tout le temps, mais, quand je contrôle ma nourriture, je me sens puissante. » Rosa, 13 ans

Son « angoisse de performance » commence durant le premier confinement. Privée de cours en présentiel, Rosa stresse « un an à l’avance » pour le brevet des collèges. A la rentrée 2021, quand la France franchit le cap des 50 millions de primo-vaccinés, elle « décompense », comme on dit en jargon psy pour parler d’une rupture de l’équilibre psychique. S’invente une routine rassurante : réviser, peser ses aliments, réviser, peser ses aliments. « J’ai besoin d’être la meilleure en cours, sinon je me sens mal, analyse-t-elle. Je ne peux pas avoir 20 sur 20 tout le temps, mais, quand je contrôle ma nourriture, je me sens puissante. »

Ses parents viennent la voir trois fois par semaine et une fois le week-end. Les médecins lui ont fixé un contrat de poids : 8 kilos à prendre. Rosa en a gagné 4, sa sonde a été retirée hier : « J’étais contente, je me rapproche de la sortie. Ici, on vit comme dans une bulle, je tiens bon en me faisant des amis. Je mange des repas normaux pour rentrer à la maison. Une partie de moi veut s’en sortir, mais une autre a du mal à voir les choses d’un bon œil. »

Une adolescente participe à l’un des ateliers d’arts plastiques proposés à la Maison de Solenn.

Rosa se souvient des étés chauds à la plage. Des câlins doux avec sa mère. De ses hamsters. De l’extrême fatigue. De son premier amoureux. Des angoisses avant les contrôles. Elle ne se souvient pas de la séparation de ses parents. Ni de son arrière-grand-mère maternelle. Ni de son plat préféré. Elle ne se souvient pas vraiment du bonheur. Sa feuille noircie au crayon par cet inventaire à la Perec en dit long sur l’effacement grignotant sa personnalité.

Les fêlures soudent les amitiés

Dans la chaleur de la médiathèque, Rosa participe à un atelier d’écriture. « J’aimerais que vous écriviez une trentaine de “je me souviens” et une trentaine de “je ne me souviens pas” », a suggéré la médiathécaire Michèle Salifou, en citant le poème I Remember, de l’écrivain américain Joe Brainard (mort en 1994). Chouchou bleu assorti à son vernis, Océane a réparti ses souvenirs en deux colonnes qu’elle égrène dans un murmure : « Je me souviens de tes cigarettes qui empestaient ta maison, je me souviens de tes blagues, de ta gentillesse, je me souviens de quand vous m’aviez rendue heureuse, je me souviens des dimanches chez toi, je me souviens de tes cernes, je me souviens de tout. »

« Les ados se sentent rabaissés, s’automutilent et se détestent. Notre travail consiste à les aider. » Anne Li, pédiatre

Océane fait tourner son crayon sur sa feuille, le saisit par la pointe, le plante sur sa paume pour éprouver la piqûre : « Je ne me souviens pas de mon ancienne maison, je ne me souviens pas de quand tu m’as abandonnée sans t’expliquer, je ne me souviens pas de certains plaisirs que je ressentais… » « Magnifique ! C’est très émouvant ce que vous avez écrit, les félicite Michèle Salifou. Vous livrez avec beaucoup de sincérité des choses personnelles. Vous voyez comme l’écriture permet de mettre à distance nos émotions ? »

Au top des 700 titres empruntés par les jeunes de la Maison de Solenn en 2022 figurent les mangas et les romans-témoignages, comme Lâcher prise, c’est vivre (Publishroom), de Solène Revol, sur l’anorexie mentale. « Ces récits leur font du bien en agissant comme des romans-miroirs, note la médiathécaire. Les adolescentes partagent la maladie ou des traits communs avec l’autrice et elles y voient la possibilité d’une guérison. »

Dans la salle commune de la Maison de Solenn, un panneau édictant l’une des règles en vigueur dans l’institution.

Cet effet miroir fonctionne aussi entre patients. La mise en commun de leurs fêlures soude des amitiés. Sur la vingtaine de lits, un tiers est dévolu à la psychiatrie, un tiers à la pédiatrie, un tiers aux troubles du comportement alimentaire. On se confie, on se conforte. On s’échange les créneaux pour les ateliers : « Je te donne ma place en radio contre ta place en esthétique. »

On fête les anniversaires à l’heure du goûter dans la salle à manger. Mathilde fête ses 18 ans, elle en paraît 12. Des cernes marquent son visage, stigmates de ses « idées noires » qui surgissent la nuit. Atteinte de mucoviscidose, elle a frôlé la mort avant sa transplantation pulmonaire qui la contraint à prendre une vingtaine de médicaments par jour. « Dans l’hôpital où j’étais avant, il n’y avait que des bébés, je n’avais personne de mon âge à qui parler. Ici, je me sens moins seule », précise-t-elle.

Booster l’amour-propre

Au centre de la table est attaché un stylo au bout d’un fil. « On doit noter ce qu’on mange à chaque repas », explique son voisin Enzo, qui a avalé deux brownies, une petite brique de lait, mais n’a pas touché à sa tarte. « La diététicienne a l’impression que je ne mange pas assez », souligne-t-il. Pour lever le doute, le garçon flottant dans son jeans ajoute, avant de tourner les talons (des rangers noires) : « Je ne suis pas là pour TCA, je suis là pour une dépression. »

Le manque d’élan vital devient presque viral. Dans sa vie au dehors, Enzo avait une passion, les échecs. Pour d’autres, c’était la pâtisserie, le flamenco, l’escrime, les puzzles de 2 000 pièces… Désormais, leurs envies semblent sur pause. « Certains ne vont plus à l’école depuis deux ans, on voit beaucoup de refus scolaires anxieux se déclencher après un problème de santé : je suis harcelé, j’ai une gastro, je ne retourne plus en classe, relève la pédiatre Anne Li, cheffe de clinique AP-HP. Les ados se sentent rabaissés, s’automutilent et se détestent. Ils se font des scarifications impressionnantes. »

Les ateliers favorisant la créativité des jeunes patients s’intercalent avec les séances de soin.

L’équipe soignante observe que les adolescents sont moins agressifs envers leurs parents, leurs professeurs… Mais davantage contre eux-mêmes. « Notre travail consiste à les aider dans leur histoire personnelle à se définir par autre chose que le poids, les notes ou la douleur », explique la pédiatre. Les jeunes s’entretiennent tous les jours avec leur interne pour parler de ce qui les ronge et définir des objectifs. « Je le répète à tous les soignants : faites en sorte que votre patient se batte pour lui-même, insiste la docteure Li, boostez son estime de soi et son amour-propre ! »

A l’atelier d’arts plastiques, parfois, renaît un début de confiance en soi. Dans cette salle remplie de pinceaux, décorée de Cerisiers en fleurs, de Damien Hirst, on puise l’inspiration chez Cézanne ou Niki de Saint Phalle, on apprivoise la peur de rater. « Nous ne cessons jamais de les encourager, de les valoriser. La vocation est de “faire”, tout simplement, plutôt que de réaliser des belles œuvres, explique Martine Quillay, professeure d’arts plastiques. Certains sont dans de telles difficultés que se motiver, être dans l’action est déjà une petite victoire. Etre fier de son œuvre permet de changer le point de vue que l’on a sur soi-même. »

Histoires de clowns tueurs

Sa toile préférée, représentant deux dieux qui se font face, Marine, 17 ans, l’a offerte à sa famille. D’un coup de crayon, cette fan de mythologie peaufine une silhouette de femme : « Ça fait trois heures que je travaille dessus. » Victime d’une mauvaise chute, cette grande blonde fait partie de ceux qui souffrent de fortes douleurs inexpliquées, dites somatiques. Elle ne parvient pas à se débarrasser d’un mal au genou devenu obsessionnel et qui l’oblige à marcher avec des béquilles.« Rester concentrée sur ma toile m’aide à penser à autre chose et à me détendre », dit-elle.

« Les réseaux sociaux entretiennent une tyrannie de l’apparence, même si cela ne suffit pas à déclencher des troubles du comportement alimentaire. En atelier, on aide les ados à retrouver une bienveillance vis-à-vis de leur propre corps. » Marie Rose Moro, pédopsychiatre

Lola, elle, n’y parvient pas. Derrière son masque, on devine une sonde reliée à une narine. Lola finit par esquisser un chat, le colorie puis se plaint d’un mal au ventre. Elle veut retourner dans sa chambre où un soignant la raccompagne. Ce qui l’apaise, c’est d’enchaîner les vidéos flippantes du youtubeur Noa (1,7 million d’abonnés) à la médiathèque. Son casque sur les oreilles, la fillette de bientôt 11 ans savoure ces histoires de clowns tueurs et de manoirs hantés. « C’est agréable », murmure-t-elle.

L’équipe surveille comme le lait sur le feu le comportement de chaque jeune en atelier. Le corps en dit parfois plus long que la parole. Un garçon dessine des béquilles à la place des jambes, une fille se trouve « trop grosse » au moment de réaliser son autoportrait. « Travailler sur le corps est super important, remarque Marie Rose Moro. Les réseaux sociaux entretiennent une tyrannie de l’apparence, même si cela ne suffit pas à déclencher des troubles du comportement alimentaire. En atelier, on aide les ados à retrouver une bienveillance vis-à-vis de leur propre corps. » Chaque progrès est consigné par les soignants qui assistent, par exemple, à la transformation de cette ado poids plume habituée à rester debout pour mieux gainer son corps et qui accepte désormais de s’asseoir.

Un cours de soutien scolaire à la Maison de Solenn, à Paris, en janvier 2023.

Le chemin est long. Raccrocher les ados à l’école, en particulier, prend du temps. Au début, ça rouspète : « Je ne suis pas venu pour ça ! » Un cours de maths, un autre d’histoire… La directrice des études, Christine Baveux, les remet peu à peu aux apprentissages : « Je récupère des bouts de chou de 11-12 ans victimes de harcèlement ou fragilisés depuis la crise sanitaire. Ils ont vu leurs parents tellement s’inquiéter du Covid-19 qu’ils sont en quête de sécurité. »

C’est elle qui contacte les établissements pour réaménager l’emploi du temps à leur sortie, en fonction de leur professeur ou de leur matière préférée. « Après trois mois sans école et sans sa famille, aucun ado ne sort d’hospitalisation en recommençant la vie, boum, comme ça ! », explique une interne en claquant les doigts dans la chambre d’Elise, assise sur son lit.

Cette élève de 4e aimerait reprendre le collège, une vie plus normale. Son poids remonte. Une permission de trois jours à la maison lui a fait du bien : « Tout se passait en fonction de moi, on a fait le maximum de trucs qui me faisaient plaisir. » Un tournant pour cette gamine à l’allure sage qui a longtemps endossé les responsabilités d’une mère, s’occupant de tout à la maison. « Ça t’a fait quoi, cette inversion des rôles ? », l’interroge son interne. « C’était bien », dit-elle en souriant. Son interne trouve qu’elle a fait d’énormes progrès : « Tu envisagerais de revenir un jour par semaine en hôpital de jour ? On te laisse réfléchir à cette idée. »

Rallumer les ados, accompagner les parents

Les sorties sèches n’existent pas à la Maison de Solenn. Quand un jeune hospitalisé rentre chez lui, il peut revenir en « séquenciel » le week-end, et une fois par semaine pour un atelier et une consultation. C’est la première fois qu’Antoine est en retard. Le garçon de 17 ans coiffé en pétard ne trouvait pas ses clés. « Je suis distrait, en vrai, j’ai du mal à dormir », confie-t-il à Rahmeth Radjack, qui le suit en hôpital de jour depuis plusieurs mois.

« Comment décrirais-tu ton état psychique ? », lui demande la pédopsychiatre. « Tout m’ennuie ! Quand je joue aux jeux vidéo, je ne pense plus à mes souffrances. Je dors, je mange, je joue, je ne fais que ça. Moralement, c’est pas ouf », soupire le garçon, diagnostiqué haut potentiel, qui a décroché au lycée. Cela fait une semaine qu’il n’a pas mis le nez dehors. Antoine a passé le confinement à voir son père rester au lit. Ce dernier a repris le travail, après une longue dépression. « Il va mieux que moi ! », s’étonne Antoine.

Pour accompagner les parents, la Maison de Solenn a mis en place un arsenal de thérapies (séances auxquelles nous n’avons pas pu assister), avec ou sans leur ado, avec d’autres familles… « On les considère comme nos alliés, c’est vrai qu’ils ont parfois des choses à régler, qu’il peut y avoir de la violence ou des séparations conflictuelles, des parents qui ne vont pas bien, mais ils restent les parents, précise Marie Rose Moro. On fait le pari de s’appuyer sur la meilleure partie d’eux-mêmes et cela fonctionne. »

Depuis la Maison de Solenn, à Paris, vue sur l’église du Val-de-Grâce, en janvier 2023.

La professeur d’arts plastiques, Martine Quillay, n’a jamais oublié cette hyperdiscrète de 15 ans qui reproduisait de toutes petites images et se sentait « nulle ». « Vers la fin de son hospitalisation, elle a soudain voulu faire une maquette : son futur studio dans le format d’une boîte à chaussure. C’est finalement devenu un quatre-pièces, soigné, décoré et proportionné. »

Marie Rose Moro, elle, se souvient d’une lycéenne dévastée par un deuil familial qui se destinait à des études scientifiques et s’est découvert une fibre artistique à la suite de son hospitalisation. Aujourd’hui dans l’univers des accessoires, elle lui envoie de temps à autre ses créations.

La pédopsychiatre aime comparer son métier à un travail de réanimation psychique : « Ce qui me préoccupe chez nos jeunes, c’est l’effacement de soi et de ce qu’ils aiment. Comme s’ils se rendaient transparents. Avec l’équipe, nous cherchons à les animer, à les rallumer. Ces petites lumières, nous ne savons pas où elles se cachent, il faut aller les chercher. »


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