dimanche 5 février 2023

Faut-il croire les enfants sur parole ? La psychanalyste Claude Halmos répond

CHRONIQUE

« Le divan du monde ». Dans cette chronique, la psychanalyste s’appuie sur vos témoignages et vos questionnements pour comprendre comment l’état du monde percute nos vies intimes.

HALF.RED

Un documentaire diffusé par France 2 vient de rappeler l’affaire d’Outreau, qualifiée, depuis vingt ans, de « fiasco judiciaire ». Un fiasco pour lequel on désigne deux responsables : un juge trop crédule et, surtout, des enfants accusés d’avoir dénoncé des abus qu’ils n’avaient pas subis. Deux mises en cause qui ont eu des destins bien différents, car si le procès d’Outreau n’a pas conduit à mettre en doute la compétence de tous les magistrats, il a jeté, et pour de longues années, un discrédit majeur sur la parole des enfants. Un professionnel – avocat ou soignant – qui affirme la crédibilité d’un enfant peut, aujourd’hui encore, s’entendre dire : « Oui, mais quand même, rappelez-vous, Outreau… »

Or, contrairement à ce qui, trop souvent, en est dit, le procès d’Outreau ne démontre pas le peu de crédibilité de la parole des enfants. Il démontre l’ignorance dans laquelle sont les adultes de ce qu’est la parole d’un enfant. Et leur ignorance plus grande encore de ce qu’est cette parole quand l’enfant qui l’énonce a été soumis à l’impensable destruction psychique que constitue pour lui un abus sexuel ou – pis encore, si c’est possible – un inceste.

Peut-on définir ce qu’est la parole d’un enfant ?

La parole d’un enfant commence bien avant les mots. Dès sa naissance, le petit d’homme exprime par ses cris, ses pleurs ou des dysfonctionnements de son corps ce qu’il a besoin de faire entendre aux adultes, pour qu’ils l’aident. Obligeant ces derniers à décrypter, pour y parvenir, les messages codés qu’il leur envoie.

Même quand vient pour lui le temps du langage, ce décryptage reste nécessaire, car, en dépit des apparences, l’enfant ne parle pas la même langue que l’adulte. Il emploie certes des mots identiques aux siens, mais il exprime à travers eux une façon de ressentir, de penser, d’imaginer très différente de la sienne ; et qui, de plus, se modifie au fur et à mesure de son développement.

La parole de l’enfant est toujours un texte d’une extrême complexité

Et cette parole doit d’autant plus être décryptée qu’elle porte toujours la marque de la totale dépendance – matérielle, intellectuelle et affective – dans laquelle l’enfant se trouve par rapport à ceux qui l’entourent, et en premier lieu ses parents. Il ne peut, en effet, penser qu’en fonction de ce qu’ils lui apprennent, et comprend par ailleurs très vite qu’il peut, par ce qu’il dit, les satisfaire ou, au contraire, leur déplaire. Compréhension qui peut le conduire – parce qu’il a peur d’eux, veut les protéger ou tente, désespérément, d’obtenir leur amour – à s’interdire de parler vrai.

En thérapie, quand, s’interrogeant sur les dires d’un enfant, on en vient à lui demander : « Ce que tu me dis là, c’est pour de vrai ou pour me faire plaisir ? », il n’est pas rare de l’entendre répondre, les yeux baissés, dans un souffle : « Pour te faire plaisir. »

La parole de l’enfant est donc toujours un texte d’une extrême complexité ; elle n’est jamais à prendre au pied de la lettre et suppose toujours, pour être comprise, un dialogue approfondi avec lui. Et ce travail de décryptage est évidemment plus essentiel encore quand l’enfant est victime de maltraitances, et notamment de maltraitances sexuelles.

Pourquoi la parole de l’enfant doit-elle être plus décryptée encore en cas de maltraitances sexuelles ?

Un adulte victime d’une agression sexuelle, sidéré, terrifié et écrasé par le pouvoir de son agresseur, subit toujours un traumatisme majeur.

Un enfant victime de violences sexuelles vit un traumatisme équivalent, mais de façon plus grave encore. Du fait d’abord de la différence réelle des forces, car son agresseur est pour lui, surtout si l’enfant est petit, un géant terrifiant. Et ce géant le fait basculer dans un univers de cauchemar, d’autant plus déréalisant que, contrairement à l’adulte agressé, l’enfant ne comprend pas ce que fait son agresseur : une bouche ça sert à manger, un sexe de monsieur à faire pipi, comment comprendre un sexe dans une bouche ? Tout se brouille, la représentation qu’il avait de son corps s’effondre ; il ne sait ni quel orifice de son corps est pénétré ni par quoi, et il le montre en thérapie, dans ses dessins.

La parole d’un enfant violenté est donc l’équivalent d’une scène de crime. Il faut la protéger (empêcher qu’elle soit piétinée par des interventions inappropriées) et la « faire parler ». Non pas en interrogeant l’enfant à tort et à travers, mais en écoutant : son visage qui se crispe, ses mains qui se serrent et, surtout, ses silences. Car, contrairement à ce que croient encore trop d’adultes, la plupart des enfants petits sont dans l’impossibilité de parler. Ils ne peuvent que « donner à entendre » – par leurs comportements, leurs symptômes – ce qu’ils subissent. Et ont donc besoin que des adultes les entendent, se fassent leurs porte-parole et… que la justice accepte de croire ces adultes, ce qui est loin d’être toujours le cas.

La complexité à décrypter explique-t-elle ce qui s’est passé avec les enfants d’Outreau ?

Les enfants d’Outreau ont vécu l’impensable. Souvenons-nous : leurs parents leur offrent, pour Noël, des cassettes pornographiques et les leur passent en boucle. Comme tous les enfants petits placés devant des films, ils « rentrent » donc sans doute, sortant de la réalité, dans ces films où des adultes font des choses incompréhensibles. Et ces choses, leurs parents les reproduisent ensuite avec eux, évidemment en les violant. Comment ont-ils survécu à cela ? On est en droit de se le demander.

Lors d’un placement temporaire (du fait de la violence de leur père) dans des familles d’accueil, l’un d’eux s’étonne de ne pas voir les mêmes cassettes que chez lui et révèle ainsi, sans le savoir, ce que ses frères et lui vivent.

Des policiers interrogent les enfants comme des adultes, sans jamais s’enquérir du sens que ces petites victimes donnent aux mots

Et cette « parole-scène de crime » est alors immédiatement piétinée. Par les familles d’accueil qui interrogent à tout-va et par les services sociaux (qui, jusque-là, n’avaient rien vu). Puis la justice est saisie, et le saccage s’amplifie. Des policiers interrogent les enfants comme des adultes, sans jamais s’enquérir du sens que ces petites victimes donnent aux mots (elles pourront ainsi parler de gens qui « [leur] ont fait des manières » sans que personne leur demande : « C’est quoi, des manières ? »). Et, surtout, méconnaissent totalement la gravité de leur état.

Que font ces enfants ? Dressés depuis toujours à se soumettre, ils se soumettent. On veut qu’ils parlent ? Ils parlent et, ouvrant les vannes, déversent le mélange indifférencié de fantasmes et de réalités qui les habite depuis toujours. Sans aucun discernement, les enquêteurs prennent l’ensemble pour argent comptant et leur retirent ainsi, définitivement, toute possibilité de différencier le vrai du faux. A partir de là, leur imaginaire étant en roue libre, leur parole devient folle et la machine s’emballe, car le juge, qui, manipulé par leur mère, ne sait plus, lui non plus, distinguer le fantasme de la réalité, valide toutes leurs « révélations ».

De cette folie aux conséquences très graves, puisqu’elle enverra des innocents en prison, et dont les adultes sont seuls responsables, on continue d’accuser les enfants. Pourquoi ? Sans doute parce que, si les enfants ne sont pas crédibles, les crimes qu’ils dénoncent ne peuvent pas l’être non plus, et que cela permet de continuer à refuser de regarder l’horreur en face.


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