vendredi 24 février 2023

Enquête Festifs ou accros, les chemsexeurs sur une ligne fragile

par Miren Garaicoechea  publié aujourd'hui

Depuis l’accident provoqué par Pierre Palmade, la pratique, à risques, visant à consommer des substances avant les rapports sexuels fait l’objet d’amalgames et d’une diabolisation homophobe. Rencontre avec des chemsexeurs qui témoignent de leur pratique récréative ou addictive.

Le 17 février, Pierre Palmade, 54 ans, testé positif à la cocaïne et aux médicaments de substitution lors de l’accident de la route qui a fait trois blessés graves, dont une femme enceinte qui a perdu son bébé à naître, a été mis en examen pour homicide involontaire. Cela faisait «plus de vingt-quatre heures que Pierre Palmade faisait la fête chez lui avec quatre autres jeunes gens et qu’il consommait diverses drogues, notamment des drogues de type chemsex en injection», affirmait dans la foulée BFM. Aucune confirmation du procureur, mais la polémique est lancée. «Depuis deux semaines, on a l’impression que la France découvre coup sur coup la cocaïne puis le chemsex, et certains discours caricaturaux sur les drogues ressortent», relate Mario Blaisepsychiatre et chef du service d’addictologie de l’hôpital Marmottan, à Paris.

La pratique, connue depuis une dizaine d’années et dont nous alertions sur les dangers après plusieurs overdoses dans la communauté gay, dès 2017, fait aujourd’hui l’objet d’amalgames problématiques et d’une diabolisation sur fond d’homophobie. Pour comprendre ce qu’est le chemsex (contraction des mots anglais «chemical» (chimique) et «sex» (sexe), rencontre avec cinq hommes et une femme (1) l’ayant pratiqué, certains amateurs ponctuels à des fins récréatives, d’autres désormais abstinents après une dépendance sévère.

«Brûler les étapes de la séduction»

Comme Bastien, étudiant lyonnais de 23 ans et chemsexeur depuis cinq ans, nombre de pratiquants s’en tiennent à des sessions récréatives ponctuelles, «quand l’occasion se présente», pour «plus de sensations». Le jeune homme aime cet espace hors du temps quotidien, «où il est possible de maintenir des moments de plaisir, de retarder la jouissance. Je vois le chemsex comme un sel qu’on ajoute à un plat, plutôt qu’un médicament qui viendrait combler un trouble». A l’opposé du spectre des pratiques, Thomas, 47 ans, a été des années accro au chemsex. Avant de s’en défaire, il le pratiquait tous les trois à quatre jours, parfois seul, devant un film porno, en injection. «Le chemsex brûle les étapes de la séduction, du désir. Ça mène à une sexualité plus hard, plus trash. J’étais alors incapable d’avoir un rapport sans drogue. J’avais perdu toute confiance en moi.»

Quelques «évidences» tout d’abord. Le chemsex consiste à consommer des substances psychoactives dans le but de faciliter, prolonger, augmenter les rapports sexuels à deux ou, plus souvent, à plusieurs. L’usage de substances psychoactives pour les rapports sexuels n’est pas nouveau. Dans la Rome antique, on consommait du cocetum, un miel mélangé avec du pavot à opium. «Le terme “chemsex” a été créé pour décrire des pratiques spécifiques parmi des “HSH”, des hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes», rappelle Maitena Milhet, docteure en sociologie et chargée d’études à l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT).

Désormais employé pour décrire tout usage sexualisé de produits, y compris chez les hommes hétéros et chez les femmes, le phénomène est difficile à quantifier. Selon les données d’enquêtes scientifiques relayées dans le rapport Apaches, rendu par l’OFDT à la Direction générale de la santé en 2019, 13 % à 14 % des HSH auraient pratiqué le chemsex au cours des douze mois précédents. Un rapport dédié rendu au ministère de la Santé en 2022 évoque, lui, 20 % de HSH concernés, soit potentiellement 100 000 à 200 000 personnes en France.

Nouvelles applis, nouvelles drogues

En France, poursuit le rapport ministériel, la pratique spécifique du chemsex a été détectée dès le milieu des années 2000 et s’est accélérée en 2010. Les applications de rencontre géolocalisées type Grindr, lancé en 2009, puis Tinder, en 2012, révolutionnent alors la manière de se rencontrer, de se draguer, de coucher.

Lors de ces mêmes années, de nouvelles drogues arrivent sur le marché, des NPS, nouveaux produits de synthèse. Les substances les plus répandues dans le cadre du chemsex sont les cathinones de synthèse soit la plante de khat reproduite chimiquement (3MMC, 4MMC, 4CMC, Alpha PHP), le GHB et le GBL, la méthamphétamine… Mais aussi la cocaïne, la MDMA, la kétamine, le poppers. Ces produits peuvent, pêle-mêle, augmenter la libido et l’endurance, désinhiber ou démultiplier les sensations de plaisir. Les sessions de sexe durent ainsi de quelques heures à plusieurs jours. Selon leur nature, ces produits peuvent être sniffés ou gobés. Voire injectés pour décupler l’intensité des effets : on parle alors de «slam».

Méconnu, le chemsex est stigmatisé : «Oui, il existe des pratiques ponctuelles et récréatives, ce qu’on appelle les “happy chemsexeur”. Non, le chemsex ponctuel n’est pas forcément l’antichambre d’une addiction», recadre Maitena Milhet, qui dénonce «des décennies de fantasmes et de représentations basées sur un déterminisme».Admettre que les parcours sont pluriels ne revient pas non plus à minimiser la sévérité de la souffrance des personnes qui ont besoin d’aide, insiste-t-elle. Les risques sont nombreux, comme dans toute prise de substance psychoactive, et peuvent aller jusqu’à la mort.

«Je me sens plus puissante»

Alice, bisexuelle de 26 ans, fait partie des pratiquants occasionnels. A Lyon, cette salariée dans la banque évoque une vie «stable» avec un compagnon «assez classique, une sexualité formatée». Le chemsex est son plaisir secret depuis un an. Tous les deux-trois mois, elle consomme pendant une, deux ou trois journées. «J’ai commencé pour me détendre, ça me permettait d’allier deux plaisirs : drogues et sexe. Un mélange assez explosif», décrit-elle. Avec un homme, Alice explore ses limites sexuelles au fil des prises d’ecsta, de MD ou de méthamphétamines. «Je me réapproprie un corps que je pensais connaître. Je me sens plus puissante, comme une revanche sur les hommes», explique celle qui a gardé de douloureux souvenirs d’un ex violent et d’un avortement contraint. Alice aime quand c’est «un peu violent», et s’autorise des pratiques sous substances «plus brutales, comme la sodomie». Elle reste attentive à sa consommation et en discute avec son psychiatre, elle qui a connu un temps des problèmes avec la cocaïne.

Nombre de chemsexeurs font aussi des allers-retours, arrêtent un temps, reprennent, pas nécessairement plus fort qu’avant. François, 58 ans, est de ceux-là. Le Parisien a connu une période compulsive de 2011 à 2015. «Toutes les semaines, je ne pensais qu’à ça, je consommais jusqu’à 1,5 gramme de crystal [meth] chaque week-end», résume-t-il. L’addiction au chemsex est venue combler une déception intense au travail. «Je me suis réfugié dans ces sessions, pour m’occuper l’esprit», analyse-t-il. Un dimanche matin, il sort d’une session avec un arrière-goût amer. Il s’arrête brutalement. Sans aide, il se sèvre. Puis reprend la pratique, une session tous les deux ou trois mois, avec certains ajustements. «Je m’étais organisé pour les espacer dans le temps, et faire ça en décalage. Je commençais par exemple le matin pour finir le soir», détaille-t-il. Un cancer le contraint à arrêter : «Je ne pouvais juste plus physiquement.»

Pour certains, s’arrêter seul ou faire une pause n’est pas une option quand la pratique est devenue addiction. «Pendant quinze ans, ça a été du fun. Et tout doucement, ça s’est accéléré, notamment avec l’apparition de nouveaux produits de synthèse», retrace Selim, enseignant, la quarantaine. Jusqu’à consommer tous les jours durant les six derniers mois. Son quotidien est sombre. «J’ai vu des gens mourir à côté de moi», raconte-t-il. Pour financer ses doses, Selim se prostitue et vend lui-même des drogues. Eté 2020, lors d’un déjeuner, un ami abstinent lui tend la main. «Il était beau, en pleine forme. Il m’a parlé des Narcotiques anonymes [NA].» Ces groupes de parole ne proposent pas de réunion spécifique au chemsex, mais des réunions LGBTQIA+ à Paris, Lyon et en ligne. Trois mois plus tard, Selim participe à sa première réunion.

Reconstruire sa sexualité

Comme Selim et Thomas, Lucas, 35 ans, abstinent aux substances depuis trois ans, a éprouvé le besoin de faire également une pause d’un an dans sa vie sexuelle pour se la réapproprier. Les années d’addiction, une tentative de suicide, «un abus» vécu pendant une session chemsex ont laissé des traces. La route pour se soigner a été longue, parsemée de rechutes : une cure de trois mois, des soins psy, jusqu’à plusieurs réunions NA par jour sur Zoom pendant le confinement… Aujourd’hui impliqué dans des relations polyamoureuses, Lucas reconstruit son intimité patiemment avec ses «boyfriends». «J’ai pu leur dire ma peur de baiser dans un lit sans drogue, sans porte de sortie. Au début, même baiser deux fois avec la même personne était compliqué. Depuis, je découvre des sensations corporelles que je ne connaissais pas», évoque ce professeur de danse.

Alors comment distinguer la pratique récréative, qui comporte ses risques, de l’addiction ? Pour le psychiatre addictologue Mario Blaise, certains signaux doivent alerter, «quand on observe des conséquences psychologiques (anxiété, décompensation), physiques (IST, abcès, accidents, overdoses) ou sociales (fatigue, absence au travail, isolement)». Pour soi comme pour un proche, il faut penser aux différentes dimensions des soins : «D’abord, réduire les risques en particulier lors de la pratique du chemsex. Ensuite, se rapprocher de professionnels de santé pour se soigner avec plusieurs approches, suivant l’histoire de la personne et la fonction de son usage de drogues (désinhibition, antidépressif, performance…).»Enfin, le rôle de l’entourage est essentiel, souligne-t-il : «Les pairs et l’entraide communautaire peuvent beaucoup aider, comme les groupes de parole.»

Tout ceci se met en place à l’échelle individuelle, mais une bonne partie se joue à un niveau plus collectif : au-delà de la psychiatrie, parent pauvre de la santé, «une politique publique plus innovante sur les addictions serait nécessaire, en mettant l’accent sur la prévention et la réduction des risques», plaide-t-il. L’association Aides a ainsi lancé un groupe privé Facebook de prévention dédié au chemsex, qui rassemble près de 2000 personnes. Grâce à lui, Bastien a rapidement appris à comprendre et raisonner sa consommation : «Avec le chemsex, je veux rester dans un espace de jeu et de divertissement.» Il est attentif à un point : «J’arrive toujours à faire du sexe sans drogues. C’est essentiel.»

(1) Les prénoms ont été modifiés.


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