mardi 17 janvier 2023

Qui étaient les Freinet, le couple d’instituteurs qui voulait sauver l’école publique ?

Marion Rousset  Publié le 16/01/23

Des enfants en train de peindre à l’école Freinet, dans les années 1950.  

Des enfants en train de peindre à l’école Freinet, dans les années 1950. Fonds collection privée de Madeleine Freinet, Saint-Paul-de-Vence

L’historienne Laurence De Cock restitue le combat d’Élise et Célestin, deux pédagogues militants qui, dès les années 1920, ont voulu changer l’école mais qui, acculés, se sont finalement résignés à créer leur école privée.

Qui dit Freinet dit pédagogie alternative, mais aussi pédagogie populaire. Au sein du mouvement de l’Éducation nouvelle, ce nom reste attaché à l’idéal de l’école publique, gratuite et obligatoire. C’est elle qu’Élise et Célestin ont tenté de transformer de l’intérieur. C’est pour la faire vivre qu’ils se sont donné tant de mal. Dans Une journée fasciste. Célestin et Élise Freinet, pédagogues et militants (éd. Agone), l’historienne Laurence De Cock dessine le portrait sensible d’un couple d’instituteurs engagés qui s’est lancé dans un bras de fer contre l’institution pour défendre une pratique originale… avant d’être poussé vers la sortie. Vétusté du bâti scolaire, mutations forcées d’enseignants, menaces de l’extrême droite envers certains professeurs… Nourri de multiples résonances, ce livre dresse aussi en creux un état des lieux inquiétant de l’institution scolaire aujourd’hui.

Qu’est-ce qui crispe dans la pédagogie de Freinet, au point qu’elle n’a jamais trouvé l’écho espéré dans les sphères du pouvoir ?
À Saint-Paul-de-Vence, petit village provençal, Célestin Freinet développe une technique pédagogique originale qui repose sur le principe du texte libre imprimé. Ses élèves ont complète liberté pour produire un texte, ensuite la classe délibère pour choisir lesquels seront imprimés, puis chacun s’occupe d’une tâche – les uns se chargent des lettres de plomb, les autres du papier – pour aboutir à une production commune insérée dans un livre qui appartient aux élèves. C’est très motivant pour des élèves qui ont du mal à entrer dans les apprentissages de la lecture et de l’écriture : savoir que de leur travail va surgir un texte qui a la marque de noblesse d’avoir été choisi et imprimé.

Mais cette liberté qui leur est offerte met le feu aux poudres. Un élève raconte par exemple un rêve dans lequel il tue le maire sur ordre de son instituteur Freinet ! La moitié des parents de l’école dans laquelle cet instituteur exerce commencent à se plaindre, au début des années 1930, de sa pédagogie pas vraiment classique. Ils expliquent que leurs enfants n’apprennent rien, qu’on les prive de manuels scolaires, que les corrections sont insuffisantes et qu’il y a trop de bruit dans la classe. Au fond, on reproche à Célestin Freinet son engagement politique : ces familles ne supportent pas non plus la correspondance que leurs enfants entretiennent avec des écoles russes. Elles accusent l’instituteur de passer trop de temps à faire de la propagande communiste dans ses cours, ce dont il se défend fermement, même s’il reste persuadé que sa pédagogie « prolétarienne » débouchera un jour sur une transformation sociale.

L’institution ne le lui pardonne pas non plus… 
C’est un couple qui se bat pour sauver l’école publique, contre les institutions. Au début du livre, j’évoque une scène qui montre Freinet l’arme au poing, prêt à aller jusqu’au bout pour défendre sa petite école. Mais Élise et Célestin, soupçonnés de militantisme politique dans leurs classes, acculés par la police et l’administration, qui agissent de concert, doivent renoncer à enseigner dans le public devant l’ampleur des tracasseries qui leur sont faites.

Cette question de la répression des enseignants traverse d’ailleurs l’histoire de l’école jusqu’à aujourd’hui. Ces dernières années, plusieurs enseignants représentés par le collectif « Sois prof et tais-toi » ont été mutés d’office : Hélène Careil, professeure des écoles à Bobigny et militante Freinet, Kai Terada, professeur de mathématiques à Nanterre, six enseignants de l’école Pasteur de Neuilly… Ces personnes qui subissent des mesures de rétorsion sont toutes très impliquées dans leur métier et la défense de l’école publique, comme l’était le couple Freinet.

Poussés vers la sortie, Élise et Célestin Freinet montent une école privée qu’ils baptisent “École nouvelle”. Que signifie un tel revirement pour ces défenseurs de l’école publique ?
C’est une déchirure, plus pour Célestin que pour Élise. Lui qui a longtemps craché sur l’entre-soi bourgeois des écoles privées se justifie auprès de ses camarades de la coopérative de l’imprimerie à l’école. Il explique qu’il n’a pas eu le choix, qu’on l’a obligé à quitter l’école qu’il aime, qu’il ne pouvait plus rien faire dans le public. Il est tellement en tension que, sans faire de la psychologie de bazar, il ne va quasiment plus enseigner.

  

Fonds collection privée de Madeleine Freinet, Saint-Paul-de-Vence

Pourtant, il se débrouille pour maintenir une dimension sociale très forte et faire en sorte que ça ne coûte quasiment rien aux familles. Dans cet établissement qui n’accueille que des enfants particuliers, orphelins de Gennevilliers intrépides qui ne savent pas du tout comment on se comporte dans une école, ou encore réfugiés de la guerre d’Espagne, la scolarité des élèves est financée par des mutuelles ouvrières, des associations caritatives et des orphelinats.

“Freinet n’est qu’un petit instituteur du sud de la France, presque un paysan, qui n’est pas écouté à Paris. Il est un peu méprisé, à cause de son accent et de sa façon de s’habiller.”

Pourquoi Freinet est-il resté incompris, y compris sous le Front populaire ?
La mouvance de l’Éducation nouvelle à laquelle il appartient avec Montessori, Ferrière, Decroly et d’autres a imprégné les programmes de 1923, qui insistent sur les classes promenades, puis ceux de 1938, qui mettent l’accent sur les loisirs dirigés. Mais Freinet lui-même n’est qu’un petit instituteur du sud de la France, presque un paysan, qui n’est pas écouté à Paris. Il est un peu méprisé, à cause de son accent et de sa façon de s’habiller. En comparaison, Maria Montessori, c’est la grande classe, la médecin italienne qui sait se faire respecter. C’est d’ailleurs pour ça qu’il a une telle soif de reconnaissance, parfois maladive. Quand le Front populaire arrive au pouvoir, il attend quasiment que Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale, lui écrive personnellement pour lui demander de le rejoindre. Mais c’est le silence radio, ce qui le laisse très amer.

Quels sont les apports d’Élise Freinet, que l’Histoire a longtemps oubliée ?
C’est une femme engagée et une artiste. Tout ce que Célestin théorise sur le texte libre, cette théoricienne de l’art enfantin va le transposer dans le domaine du dessin, qui témoigne lui aussi d’une créativité spontanée de l’enfant. Ce qui a permis de nourrir une réflexion sur la pédagogie Freinet dans les petites classes, notamment en maternelle. Par ailleurs, Élise sera très marquée par sa rencontre avec Vrocho, un médecin rebouteux, qui l’a guérie de la tuberculose. Elle développe une philosophie naturiste fondée sur un régime alimentaire sans viande, à base de fruits, de légumes et de céréales. C’est elle qui insistera sur l’importance de l’alimentation : un élève qui mange mal travaille mal. Les enfants ne sont pas qu’une tête mais aussi un corps.

Pour le couple, les conditions matérielles sont donc une question centrale…
Élise et Célestin vont montrer l’influence de l’état du bâti scolaire comme de l’alimentation sur les apprentissages. Impossible de produire un travail de qualité dans des conditions insalubres. Impossible d’espérer une participation rigoureuse et sérieuse d’enfants qui ne mangent pas à leur faim ou n’ont pas de quoi se laver. Face à des élèves pauvres qui cumulent mauvaise santé et hygiène douteuse, l’insalubrité de leurs écoles contribue à construire un environnement défavorable à l’acquisition du savoir.

Cette question, les deux pédagogues la prennent à bras-le-corps. Pour eux, la solution ne passe pas seulement par des innovations pédagogiques, mais aussi par l’amélioration des conditions matérielles d’existence. Ses premières prises de bec, Freinet les a avec le maire, qui refuse de livrer du bois de chauffage et d’affecter quelqu’un pour nettoyer la salle de classe. Il travaille dans des conditions de vétusté et de saleté honteuses, qu’on ne retrouve pas dans les établissements des centres urbains. J’avoue qu’au fur et à mesure que j’avançais dans le dépouillement des archives, les résonances avec le présent m’ont semblé ahurissantes. Quand on voit aujourd’hui l’exemple du lycée d’Aulnay-sous-Bois, qui tombe en lambeaux, force est de constater que les mauvaises conditions matérielles dans les quartiers populaires restent un problème majeur.

Sur la couverture, l’école publique de Saint-Paul-de-Vence, où Célestin et Élise Freinet enseignaient, vers 1930.

Sur la couverture, l’école publique de Saint-Paul-de-Vence, où Célestin et Élise Freinet enseignaient, vers 1930. Éd. Agone

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