mercredi 18 janvier 2023

Face à la crise climatique, un dialogue de sourds très politique entre économistes et scientifiques

Par   Publié le 17 janvier 2023

Les deux types d’experts parlent, depuis trente ans, deux langues différentes, les premiers abordant le sujet par les prix, les seconds raisonnant par les quantités, dans un monde aux ressources finies.

Les deux notes ont été publiées à quelques mois d’écart, chacune avec un certain retentissement. Dans l’une, des milliards d’euros à dépenser, dans l’autre un plan. Deux stratégies distinctes pour faire face à la crise climatique : la première, écrite par l’économiste Jean Pisani-Ferry pour France Stratégie, un organisme rattaché à Matignon, avance un chiffrage des investissements nécessaires en France pour décarboner l’économie – 70 milliards d’euros par an.

La seconde, un « plan de transformation » produit par le think tank The Shift Project, organisation militante fondée par des experts du climat, propose d’abord un inventaire des ressources naturelles disponibles, puis un plan pour en optimiser la consommation dans chaque secteur, en parlant « tonnes, watts, personnes et compétences ». Pas d’argent, qui « n’est jamais une donnée d’entrée du problème » ni « un facteur limitant », selon le document. « Au Shift, nous ne faisons pas de chiffrage en euros, résume Michel Lepetit, ingénieur pour l’organisation. La contrainte numéro un est physique. »

En matière climatique, économistes et scientifiques parlent, depuis trente ans, deux langues différentes. Les premiers, convaincus de la puissance du marché, abordent le sujet par les prix, seuls capables, à leurs yeux, de donner une valeur aux ressources naturelles et de modifier les comportements humains – lorsque les prix augmentent, les individus sont censés chercher des solutions de substitution. Les seconds, en bons physiciens, l’approchent généralement par les quantités, la finitude de la planète étant une contrainte indépassable, tandis que la monnaie se crée et s’imprime à volonté, comme les dernières crises économiques l’ont montré.

« A chaque fois qu’il faut gérer moins, il n’y a que deux options, par les prix ou par les quantités, résumait le fondateur du Shift Project, Jean-Marc Jancovici, sur France Inter, en novembre 2022. Le système par les quantités est plus équitable que celui dans lequel on gère par les prix. » En clair, les ménages aisés parviendront toujours à payer le prix d’une ressource rare, même s’il augmente sous l’effet d’une taxe carbone censée orienter leurs choix de consommateurs. La seule façon de rétablir une forme d’équité dans la transition, c’est de rationner les ressources en planifiant – en octroyant, par exemple, à chacun un nombre limité de voyages en avion à utiliser à l’échelle d’une vie, ainsi que le propose Jean-Marc Jancovici.

Virulentes critiques

Ces clivages se retrouvent dans la sphère politique, entre partisans de la décroissance, pour qui croissance et ressources sont fondamentalement corrélées, et défenseurs de la « croissance verte », pour qui il est possible de créer de la richesse tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre – l’Europe a réduit les siennes de 30 % depuis 1990. Chacune de ces communautés tend à juger l’autre éloignée des réalités, prisonnière de son propre cadre idéologique, voire irréaliste. « Les lieux de dialogue entre les disciplines ne sont pas si nombreux », regrette Jean Pisani-Ferry.

Ces divergences ne datent pas d’aujourd’hui. Dès les années 1970, lorsque le rapport Meadows, écrit par une équipe de scientifiques américains, pose pour la première fois la question des limites physiques de la croissance économique, il fait immédiatement l’objet de virulentes critiques de la part des économistes, notamment de William Nordhaus, de l’université Yale (Connecticut), qui lui reproche de ne pas avoir inclus une dimension monétaire. Autrement dit, de n’avoir raisonné qu’en tenant compte des flux physiques, sous-estimant la sensibilité des économies et des individus aux prix. Il développa l’un des premiers modèles permettant d’évaluer l’impact macroéconomique du réchauffement climatique, qui lui valut, en 2018, un prix Nobel d’économie. Ainsi que les foudres d’une partie de la communauté scientifique et des écologistes, son modèle promouvant une cible optimale de réchauffement, fixée à 3 °C en 2100, quand l’accord de Paris fixe un objectif à 2 °C.


William Nordhaus est aussi considéré comme l’un des pères de la taxe carbone, l’outil économique par excellence, fondé sur l’idée que, en augmentant son prix, on réduit la consommation d’une ressource – c’est le signal prix. Un outil contesté. « L’idée que les prix peuvent refléter la rareté fonctionne quand la contrainte porte sur une seule ressource, explique Sébastien Treyer, ingénieur et directeur général de l’Institut du développement durable et des relations internationales. Mais pas lorsqu’on a un ensemble de contraintes qui surviennent en même temps, comme c’est le cas actuellement. » A ses yeux, le signal prix ne peut pas résoudre à la fois le réchauffement, la raréfaction de la biodiversité, le manque d’eau douce et la dégradation de la couche d’ozone. Sans logique de sobriété, « on n’arrivera pas à faire baisser de façon structurelle la demande ».

En France, l’épisode des « gilets jaunes »descendus dans la rue pour protester contre la hausse des prix de l’essence provoquée par la taxe carbone, a achevé de convaincre les politiques des dangers d’un tel outil. Certains estiment même que cette crise a contribué à éloigner les économistes de l’Elysée, omniprésents au début du premier quinquennat. « Les économistes ont pris une bonne leçon sur le signal prix ! », admet un conseiller de l’exécutif, lui-même économiste.

« C’est jargon contre jargon »

La critique agace évidemment les intéressés. « Dans nos sociétés, il faut un prix, insiste l’économiste Christian Gollier, l’un des spécialistes du climat. C’est ça qui fait changer les comportements. » En témoignent les craintes autour des coupures d’électricité cet hiver. « Le fait de ne pas vouloir passer par les prix conduit à des logiques de rationnement, qui sont nécessairement aléatoires et injustes. » Un Etat planificateur chargé de rationner les ressources rares est pour lui la pire des solutions. « Avec le signal prix, on fait confiance aux marchés », avance-t-il, déplorant que le Haut Conseil pour le climat compte encore peu d’économistes.

Autre reproche fait aux modèles économiques : ils intègrent mal l’hypothèse d’une baisse de la consommation, qu’on cherche à obtenir par le biais de la sobriété. Par construction, ils montrent que la transition écologique produit moins de croissance et d’emplois, au moins dans un premier temps. Et ne parviennent pas à prendre en compte le bien-être potentiellement généré par un mode de vie moins polluant, par exemple par des trajets à vélo.

Symétriquement, les scientifiques, même s’ils ne forment pas une population homogène, se voient parfois reprocher leur incapacité à fournir des propositions de politiques publiques. « Les scientifiques devraient être davantage porteurs de solutions, avance Ludovic Subran, économiste en chef chez Allianz. Certains vivent dans un monde où l’on ne croit pas au génie humain ou à l’innovation. En face, les économistes croient que tout va se résoudre par le marché. C’est jargon contre jargon. »

Elaborer des politiques publiques n’est pas naturel pour le monde académique ou universitaire font valoir les scientifiques, contrairement aux économistes, pour qui le dialogue avec les décideurs est une évidence, voire une prescription. Les économistes « doivent se comporter moins comme des physiciens » que comme des « plombiers, qui utilisent leurs connaissances pour proposer la meilleure solution possible sur le terrain », résumait ainsi l’économiste Esther Duflo dans Le Monde en 2017.

Fournir des outils clés en main au politique, « ce n’est pas mon domaine de compétence », insiste à l’inverse Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue et coprésidente du groupe de travail 1 du GIEC. « C’est normal que la question des solutions soit dans le champ des économistes, abonde Philippe Ciais, physicien et spécialiste des cycles du carbone au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement. Il faut faire des investissements et donc comparer les coûts. »

Tous deux insistent sur le développement, depuis quelques années, d’espaces où les disciplines collaborent pour essayer de bâtir des outils communs. Reste que la culture des scientifiques, c’est celle de « la vérité, et de la science, confirme Jean Pisani-Ferry. Ils ont tendance à considérer que le politique n’en fait pas assez mais intègrent difficilement les contraintes auxquelles celui-ci fait face ».

Finalement, « on a parfois le sentiment d’un dialogue de sourds, mais, en réalité, les deux langages produisent un résultat similaire, avance Antonin Pottier, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et auteur de l’ouvrage Comment les économistes réchauffent la planète (Seuil, 2016). Que l’on parle des prix ou des quantités, on a de toute façon un bouleversement radical des manières de vivre, dont on a encore du mal à prendre la mesure. »


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