par Robert Maggiori publié le 11 janvier 2023
Mais où sont passés les hystériques ? On ne voit que dos courbés et visages tristes, yeux mornes, esprits voguant entre apathie, plainte et idées noires… La bruyante Hystérie a été dépossédée de son sceptre, qui désormais luit d’une lumière blafarde sur la tête de la taciturne Dépression. Davantage même : elle n’existe plus. Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DMS, IV et V) et la classification internationale des maladies de l’OMS (CIM-10) ont effacé l’hystérie de leurs tablettes, pour la disperser entre trouble de conversion, trouble dissociatif, trouble somatoforme indifférencié, trouble de la personnalité histrionique. Mais rayer le nom ne fait disparaître ni les causes ni les manifestations de ce qui, jadis, était la «reine des névroses» : de quoi souffre aujourd’hui une personne qu’hier on eût tout de go qualifiée d’hystérique ? Comment la psychanalyse se situe-t-elle, qui, dans la question de l’hystérie (cas «Anna O.», premiers travaux de Freud avec Joseph Breuer), a son acte de naissance ? En s’aidant de nouvelles technologies d’investigation (imagerie cérébrale, électrophysiologie), la psychiatrie et la neurologie, après avoir poussé sous le tapis la poussière de l’hystérie, découvrent-elles des voies diagnostiques et curatives plus fécondes ?
La réponse est aux spécialistes. D’autant qu’il appert à l’évidence que, gommée, l’hystérie est toujours là, dans le langage, les représentations, la culture : d’une certaine façon, elle a débordé du vase psychopathologique pour emplir ce que Gramsci nommait le «bon sens», qui en l’occurrence n’a rien de bon puisqu’il désigne ce qui s’est déposé dans les esprits sans que les esprits en aient vraiment conscience : préjugés, croyances, façons de dire et de penser… Dès lors, l’hystérie renvoie moins à une approche médicale qu’à un discours dont la finalité est de dire, fantasmatiquement, ce qu’est le sexe féminin – ce que l’homme voudrait que la femme fût.
Rien de nouveau : que l’hystérie (hystera, «utérus») ait créé un dispositif idéologique structurant l’infériorité intellectuelle, physique, sociale et morale de la femme est reconnu. Mais on le réalise par un biais particulier si on lit les Hystériques. En attendant Freud, de Jean-Christophe Abramovici, professeur de littérature à la faculté des lettres de Sorbonne Université, spécialiste de Sade, Diderot, Condillac, des littératures libertines, des discours sur le corps et le genre. L’ouvrage ne propose pas une nouvelle «histoire de l’hystérie» : il en existe bon nombre déjà. Mais il offre une documentation extraordinaire sur les «relais» par lesquels cette histoire a pu se constituer : de larges extraits des textes médicaux les plus significatifs, rares ou peu disponibles, s’échelonnant (à l’exception de celui de Galien, 160 ap. J.-C.) entre le XVIe et la fin du XIXe siècle, signés par des praticiens alors considérés comme des «autorités».
«Lieu des lieux»
Médecins restés célèbres, comme Galien lui-même, Ambroise Paré ou Jean-Martin Charcot, dont on peut lire ici certaines Leçons du mardi à la Salpêtrière (1887-1889). Médecins entrés dans l’histoire scientifique et culturelle, tels Georges Gilles de la Tourette (Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie, 1891), qui a donné son nom au SGT, le syndrome Gilles de la Tourette (trouble neuropsychiatrique caractérisé par des tics chroniques) ; l’érudit Jean Astruc, théologien, pionnier de l’exégèse biblique, docteur régent de la faculté de médecine de Paris, auteur d’ouvrages sur les maladies vénériennes, les épidémies, les tumeurs et les ulcères, (Traité des maladies des femmes, 1761) ; Paul Richer, neurologue, anatomiste, peintre, sculpteur, médailleur, photographe (Etudes cliniques sur la grande hystérie ou hystéro-épilepsie, 1881) ; ou Nicolas Chambon de Montaux, maire de Paris en 1792 (Des maladies des filles, 1785). Médecins, enfin, dont le souvenir est flou : Giovanni Marinelli et Jean Liébaut, Jean Varandée (Traité des maladies des femmes, 1666), Charles Barbeyrac (Traités nouveaux de médecine, 1684), Mr Lange, médecin du roi (Traité des vapeurs, 1689), Etienne-Jean Georget (De la physiologie du système nerveux, 1821).
Ce qui est sidérant, c’est que ces textes, malgré les variations dues aux différences d’époque, de langage, de culture, reprennent, autour de l’hystérie, à peu près la même ritournelle – comme si rien, aucun progrès scientifique ou civilisationnel, ne pouvait éradiquer l’idée que la matrice de tous les maux, c’est la… matrice (de matrix, dérivé de mater, «mère»), le «lieu des lieux», où «se concentre le mystère féminin». Dans le Trésor des remèdes secrets pour les maladies des femmes (1585), Jean Liébaut utilise le pronom «elle» pour désigner indistinctement femme et matrice : elle est «mal disposée», «irritée», elle «s’émeut incontinent», elle bouge «comme si elle cherchait demeure plus commode que la sienne». Mais de cette antienne, quel est le premier refrain ?
Des papyrus médicaux de l’ancienne Egypte, notamment ceux d’El-Lahoun (ou Kahun) ou d’Ebers, expliquent déjà, deux mille et mille six cents ans avant notre ère, que la «suffocation» et les mouvements convulsifs présents dans certaines maladies de femme seraient dus à un utérus errant. Hippocrate pose également qu’une matrice déshydratée se déplace dans le corps, à la recherche d’humidité. Dans Des maladies des femmes, il écrit : «La matrice, desséchée par la fatigue, se déplace, attendu qu’elle est vide et légère […] ; s’étant déplacée, elle se jette sur le foie, y adhère, et se porte aux hypocondres ; […] Elle cause une suffocation subite, interceptant la voie respiratoire qui est dans le ventre […] le blanc des yeux se renverse, la femme devient froide, et même quelquefois livide. Elle grince des dents ; la salive afflue dans la bouche, et elle ressemble aux épileptiques.» (Livre 1, 7). Même idée chez Platon : le déplacement de l’utérus, «qui est un être vivant possédé du désir de faire des enfants», jette le corps «dans les pires extrémités» et provoque«d’autres maladies de toutes sortes, jusqu’à ce que l’appétit et le désir de chacun des deux sexes les amènent à s’unir». (Timée, 91d). Quatre cents ans plus tard, Galien explique les maladies hystériques par la rétention du sang menstruel et du fluide séminal.
Fracas mondain
Faut-il attendre que s’affinent les connaissances anatomiques et physiologiques, que se perfectionnent les techniques diagnostiques et thérapeutiques pour enfin contester, écrit Jean-Christophe Abramovici, l’«assignation des femmes à leur nature, la réduction de leur corps à l’organe reproducteur qui distingue leur genre», et voir se dissiper cette idée, devenue maxime, que «tota mulier in utero», que la femme est tout entière dans son utérus, que de lui dépendent son humeur, ses désirs, sa «ronde lubrique» (chorea lasciva, Paracelse), ses crises nerveuses ? Pas vraiment. Ambroise Paré parle encore, en 1573, de la rétention des menstrues et de la corruption de la semence pour expliquer la suffocation, et, en guise de traitement, propose que le col de la matrice soit tenu ouvert par un pessaire, ou qu’une sage-femme y applique de ses doigts un onguent fait d’«huile de nardin, ou de Muguette» (si la femme est mariée, «qu’elle ait compagnie de son mari, car telle chose surpasse tous autres remèdes»).
Changent les siècles, demeurent (dans des traités médicaux qui n’ont rien de farfelu) matrices vagabondes, maux de mère, vapeurs du sexe et fureurs utérines, nymphomanie, extases, ensorcellements, possessions diaboliques – avant que n’advienne, au milieu du XIXe siècle, le «grand basculement», qui extirpe l’hystérie de l’utérus pour la placer dans le cerveau puis le psychisme. En 1821, Etienne-Jean Georget, psychiatre, peut écrire : «Le mot hystérie est tout à fait impropre […]. On pourrait, je pense, nommer la prétendue hystérie cérébropathie, en ajoutant l’épithètespasmodique ou convulsive.» L’appellation ne prendra pas : à grand fracas médical et mondain l’hystérie revient sur scène (y compris au sens propre) avec le spectacle, à la Salpêtrière, des leçons de Charcot – suivies par Freud.
«Camisole sociale et psychologique»
Le discours sur l’hystérie, androcentré, a façonné une image mystifiée de la femme. «Entre idéologie du “devoir conjugal” et pathologisation du désir excessif, injonction à la disponibilité sexuelle et culpabilisation», la femme a bien été «privée de toute maîtrise de sa vie sexuelle». De toute vie sociale même : pour «protéger la société», aliénistes et psychiatres ont traité «crises de folie» et «pulsions lubriques» en recourant à la contrainte, aux traitements brutaux, à la claustration – l’internement pur et simple des femmes ou, forme plus courante, l’assignation à domicile, qui les vouait «aux tâches domestiques et aux soins maternels», les enveloppait dans la «camisole sociale et psychologique de la retenue, de la discrétion, de l’effacement». De toute parole : vociférante, incohérente, simulatrice, la parole des femmes n’a de sens qu’interprétée par le thérapeute. De toute donation de plaisir : pour calmer la «passion hystérique», on a jugé idoine non que la femme s’autorise la masturbation, source d’autres effroyables maux et de peines infernales, mais qu’on lui procure un orgasme, par tout moyen, membre viril, «main curative» (manus medicans), instrument mécanique, hydraulique, puis électrique et vibrant…
Bien qu’ayant perdu leur prégnance, ces stéréotypes sont encore actifs : il suffit que des femmes réclament, manifestent en chœur, lèvent la voix, pour qu’aussitôt fuse l’insulte : hystériques ! Mais, comme souvent, ce sont les femmes elles-mêmes qui ont le plus contribué à les détruire ou les ridiculiser, en les «retournant», en revendiquant pour elles-mêmes les «désirs excessifs», la sexualité, la liberté, l’activité sociale et politique, la créativité, l’indépendance, le droit au plaisir – tout ce qui faisait si peur aux hommes et qu’il fallait dompter : la «bête noire» (Freud, 1888). Dans l’après Mai 68, les féministes défilaient en chantant : «Nous sommes toutes des hystériques !»
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