lundi 23 janvier 2023

En biologie, les « bons » et « mauvais » gènes font un inquiétant retour, alimentant les théories racialistes

Par  Publié le 21 janvier 2023

ENQUÊTE Maintes fois démontées depuis leur émergence au XIXᵉ siècle, les thèses d’une inégalité génétique entre les populations humaines – dont s’inspirent notamment des auteurs de crimes racistes – refont surface à la faveur de publications scientifiques autour des études du génome.

Payton Gendron avait d’excellentes lectures. Il les a consignées dans le manifeste qu’il a posté sur Internet, le 14 mai 2022, avant de parcourir les 320 kilomètres séparant son domicile de la ville de Buffalo. Là, dans un supermarché, il a abattu dix personnes afro-américaines à l’arme automatique. Le jeune homme de 18 ans ne s’était pas seulement radicalisé à la lecture des exégèses du « grand remplacement » de Renaud Camus ou de la blogosphère suprémaciste : tout au long des 180 pages, souvent délirantes, de son testament raciste, apparaissent des références puisées dans des revues scientifiques, parfois parmi les plus prestigieuses.

Dans son texte, Payton Gendron rassemble d’abord des statistiques pointant la surreprésentation des Afro-Américains parmi les auteurs de crimes et de délits aux Etats-Unis, leur moindre réussite scolaire ou leurs scores plus faibles aux tests de quotient intellectuel (QI) que les Blancs. Son interprétation ? Rien à voir avec le déclassement social et économique, les inégalités territoriales et environnementales, l’héritage du déracinement culturel et de trois siècles d’esclavage. Tout, écrit-il, est affaire de gènes : les humains à peau sombre n’auraient pas les bons. Et personne n’y peut rien.

C’est « la science » qui en atteste. Une « science » qui est d’abord, dans l’esprit du tueur, un galimatias de travaux marginaux et de piètre qualité, parfois ouvertement racistes et publiés par des revues de seconde zone. Mais dans les références de Payton Gendron surgissent également des travaux de référence conduits par des consortiums de chercheurs internationaux et publiés dans des journaux prestigieux et influents. Parmi eux, deux analyses génomiques respectivement publiées en 2011 et 2018 dans Molecular Psychiatry et Nature Genetics : pour elles, des traits aussi complexes que l’intelligence et la réussite scolaire sont inscrits, pour une part substantielle, dans nos gènes.

Mille fois réfuté, l’héréditarisme semble toujours revenir hanter les sciences de la vie. Depuis sa naissance au XIXe siècle, la biologie moderne voit sans cesse renaître l’idée selon laquelle ceux qui jouissent de la meilleure destinée sociale et économique sont ceux qui ont les « meilleurs gènes ». Une idée dont « il ressort invariablement que l’infériorité des groupes opprimés et désavantagés – races, classes ou sexes – est innée, et qu’ils méritent leur statut », écrivait, en 1981, le biologiste Stephen Jay Gould, de l’université Harvard, dans un livre devenu un classique (La Mal-Mesure de l’homme, Ramsay, 1983). Aujourd’hui, on ne cherche plus comme au XIXe siècle les marques héréditaires de l’intelligence ou du comportement antisocial dans la taille et la forme du crâne, ou la longueur du troisième orteil : les nouvelles technologies de séquençage du génome, la disponibilité des séquences d’ADN de millions d’individus et les immenses capacités de calcul de l’informatique offrent un nouveau terrain de jeu.

La question de l’hérédité

De nombreux biologistes s’inquiètent ainsi que leur discipline soit, comme elle le fut au cours des deux derniers siècles, instrumentalisée à des fins politiques funestes. Au lendemain de la tuerie de Buffalo, Lior Pachter, professeur de biologie computationnelle au California Institute of Technology (Caltech), remarque, dans le manifeste de Gendron, la référence à l’analyse génomique de 2018, publiée par Nature Genetics. Les scientifiques, déclare-t-il sur Twitter, ont la responsabilité de « ne pas diffuser de manière irréfléchie et irresponsable des munitions idéologiques pour soutenir des croyances tordues ». Il lui est aussitôt objecté qu’il souhaite « censurer » la recherche.

L’objection du chercheur américain va cependant bien au-delà de considérations sur l’éthique de la communication scientifique. Bien que publiés dans une revue majeure, ces travaux « n’ont aucune valeur scientifique et ne servent que de matériel de manipulation »ajoute-t-il. Un point de vue qui peut sembler radical pour le béotien, mais qui reflète celui de nombreux généticiens et épidémiologistes.

Pour comprendre, il faut entrer dans le détail de la controverse. La question de l’hérédité est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Certains traits tels que la stature, la complexion, le groupe sanguin et d’autres sont bien sûr fortement héritables : nul ne le conteste. De même que certains facteurs génétiques sont indubitablement des causes de maladies. Des mutations sur les gènes suppresseurs de tumeur BRCA1 ou BRCA2 jouent un rôle essentiel dans certaines formes de cancer du sein, par exemple. La mucoviscidose, le syndrome de l’X fragile ou la maladie de Huntington : toutes sont des pathologies causées par un défaut sur un gène – on parle alors de maladies « monogéniques ».

Les travaux cherchant des causes génétiques à des maladies multifactorielles ou des traits sociaux complexes comme la réussite scolaire, l’intelligence, les préférences sexuelles, les choix politiques ou les orientations idéologiques reposent sur des principes tout autres. Il s’agit de rechercher au sein d’une population des différences statistiques sur l’ensemble du génome des individus, en tentant d’identifier les marqueurs plus probablement présents chez certaines personnes (par exemple ceux qui ont fait des études longues) que chez les autres.

Score génétique

Ces analyses sont appelées « études d’association pangénomiques » (GWAS, pour Genome-Wide Association Studies) et permettent de calculer un « score polygénique » pour chaque individu, par comparaison avec la population étudiée, estimant sa prédisposition plus ou moins forte à un QI élevé, à la réussite scolaire, sa susceptibilité aux drogues, à la maladie de Parkinson, etc.

Premier problème, « les “scores polygéniques” ne donnent pas d’explication causale », détaille l’épidémiologiste John Ioannidis, de l’université Stanford, dont le travail sur la qualité des résultats de la recherche en sciences biomédicales est mondialement réputé. « Cela signifie, précise-t-il, que les variants génétiques identifiés ne sont pas nécessairement à l’origine du comportement, de l’aptitude ou de la maladie étudiée, ils n’en sont que des marqueurs. » En d’autres termes, si l’on imagine une société où les enfants aux yeux bleus n’auraient pas le droit d’aller à l’école, les facteurs génétiques caractéristiques de ces enfants seraient identifiés par ce type d’études comme statistiquement associés à l’illettrisme, à la propension à divaguer dans les rues, à la délinquance, etc.

« Ces “scores polygéniques” reposent sur des hypothèses totalement erronées, affirme la généticienne et mathématicienne Françoise Clerget-Darpoux, directrice de recherche émérite à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Leur présupposé est que le génome s’exprime indépendamment de l’environnement, or nous savons avec certitude que cela est faux. Les facteurs génétiques et environnementaux sont en interaction permanente. »

Le fait est connu depuis des décennies. De la conception d’un humain jusqu’à sa mort, l’environnement au sens large – l’alimentation, le stress, l’environnement social et culturel, les expositions à des agents pathogènes chimiques ou naturels, l’éducation, etc. – contribue à réguler le fonctionnement et l’expression de ses gènes. La condition sociale, en somme, s’imprime profondément dans la construction et la vie biologiques des individus.

L’existence de « bons » et de « mauvais » profils génétiques est au cœur de fortes tensions dans la communauté scientifique. Et ce d’autant plus que le contexte politique, notamment aux Etats-Unis, est propice à toutes les récupérations. Le 18 septembre 2020, au cours d’un meeting de campagne à Bemidji (Minnesota), le président Donald Trump s’adressait à ses partisans : « Vous avez de bons gènes, vous le savez, n’est-ce pas ? C’est en grande partie une question de gènes, n’est-ce pas ? C’est la théorie du cheval de course : vous pensez qu’on est si différents ? Vous avez de bons gènes dans le Minnesota ! » La presse américaine n’a pas manqué de noter que la harangue de Donald Trump s’adressait à une foule presque exclusivement blanche.

Le séquençage de l’ADN et ses promesses

La principale société savante rassemblant les chercheurs en génétique humaine ne s’y est pas trompée non plus. Moins d’une semaine après le discours de Donald Trump, l’American Society of Human Genetics (ASHG) publiait une déclaration à propos « de récents commentaires sur le rôle de la génétique dans la société »« La génétique montre que les humains ne peuvent être divisés en sous-catégories ou races biologiquement distinctes, et que toute affirmation d’une supériorité en fonction d’une ascendance génétique ne repose sur aucune preuve scientifique, explique la société savante dans une déclaration du 24 septembre 2020. De plus, il est inexact de prétendre que la génétique est un facteur déterminant dans les aptitudes humaines, lorsque l’éducation, l’environnement, le statut social et l’accès à la santé sont souvent des facteurs plus importants. Il n’y a aucune base factuelle dans les tentatives de définir des “bons” ou des “mauvais” gènes, et un siècle de science a démenti les idéologies racistes. »

En dépit de ce consensus qui prévaut chez les spécialistes de génétique humaine, des centaines d’études, parfois publiées dans les plus prestigieuses revues, se livrent, au contraire, à la recherche des « bons » et des « mauvais » ensembles de gènes, pour tout ce qui touche à la cognition, à la capacité à étudier, aux comportements antisociaux, etc.

Pour comprendre ce paradoxe, il faut revenir au tournant du siècle et aux espoirs ouverts par le séquençage du génome. Ce sont les promesses de voir l’ADN humain receler les causes moléculaires de nombreuses maladies – et donc leurs traitements potentiels – qui ont suscité des investissements considérables dans ces études d’association pangénomiques, ces fameuses GWAS. Le 26 juin 2000, au cours de la conférence de presse annonçant la fin du séquençage du génome humain, le généticien américain Francis Collins, directeur des National Institutes of Health (NIH) et l’une des personnalités les plus influentes de la recherche biomédicale, déclarait : « A plus long terme, peut-être dans quinze ou vingt ans, vous assisterez à une transformation complète de la médecine thérapeutique. »

Près d’un quart de siècle plus tard, des thérapies géniques ont vu le jour pour traiter certaines maladies monogéniques, mais la révolution promise par Francis Collins n’a pas eu lieu. Néanmoins, les GWAS profitent encore de cette croyance forte que notre ADN est un eldorado qui recèle de nombreux trésors, dont des réponses à une variété de questions sociales. « Le séquençage du génome humain a suscité beaucoup d’attentes et de nombreux postes de direction dans le monde scientifique ont été obtenus par des personnes convaincues que c’était la voie à suivre pour réaliser des progrès scientifiques, explique John Ioannidis. Cet énorme investissement n’a malheureusement pas permis de faire une grande différence pour les gens et les patients. Mais, aujourd’hui, les agences de financement de la recherche n’arrivent pas à cesser de verser de l’argent dans ce tonneau des Danaïdes et les scientifiques travaillant sur ce thème ne peuvent pas changer de métier pour faire autre chose ! »

Violence et cerveau

En deux décennies de recherches sur le génome humain, des milliers de GWAS ont ainsi été financées et publiées. Professeur à l’université de Houston (Texas) et spécialiste de l’évolution des génomes, Dan Graur est plus sévère encore à leur endroit et évoque ces travaux comme une « pollution de la littérature scientifique »« Mais, lorsque des scientifiques peu scrupuleux proposent des méthodes pour découvrir les causes du cancer ou de l’illettrisme, ajoute le biologiste américain, les financements affluent. »

Jugées invalides pour prédire les cancers, ces GWAS le sont plus encore dès lors qu’il s’agit de traits complexes fortement liés à la condition sociale. « Au fil du temps, ce sont des chercheurs en psychologie ou en sciences cognitives, ou issus d’autres communautés sans connaissances pointues de la biologie, qui se sont approprié les données génétiques et les ont utilisées pour répondre aux questions de leur discipline, résume Philippe Huneman, chercheur à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques au CNRS et à l’université Paris-I - Panthéon-Sorbonne. Ce faisant, ils mettent sur un même plan un phénotype biologique relativement objectif et mesurable, comme la stature, et des notions assez vagues ou marquées culturellement, comme l’externalisation du comportement [un faible niveau d’autocontrôle] ou la faculté à réussir à l’école. »

De nombreux biologistes jugent sévèrement cette tendance et la prolifération de publications qui en découlent. La démarche, ironise Dan Graur, « peut relier des marqueurs génétiques à toutes sortes de choses, comme les loisirs ou le type de café préférés, la croyance que la vie a, ou non, un sens, et bien d’autres traits subjectifs et mal définis ». Dan Graur exagère à peine. En mai 2012, un généticien associé à une équipe internationale de chercheurs en économie et sciences politiques discutait dans la prestigieuse Proceedings of the National Academy of Sciences de « l’architecture génétique des préférences politiques et économiques ». Peu auparavant, deux psychologues affirmaient dans la même revue que « les gènes de prédisposition à la violence se cachent dans le cerveau ». Un article qui n’avait pas échappé à Payton Gendron, qui le citait dans son manifeste.

La popularisation de ces idées auprès du grand public et des décideurs passe par leur publication dans des revues à fort impact, ainsi que par leur légitimation au sein de cénacles prestigieux. En France, à l’automne 2020, le département d’études cognitives de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm (ENS-Ulm) a par exemple invité une professeure de psychologie de l’université du Texas à Austin, Kathryn Paige-Harden, à présenter les résultats de travaux de ce type.

Ceux-ci, lit-on dans la présentation du séminaire, ont permis d’identifier environ 500 marqueurs génétiques associés aux « troubles liés à la consommation de substances, [aux] problèmes de comportement pendant l’enfance et [aux] comportements antisociaux à l’âge adulte ». « Le score polygénique calculé à partir de ces résultats d’association à l’échelle du génome, ajoute la présentation du séminaire, explique une variation substantielle de la consommation de substances psychoactives, des troubles et maladies psychiatriques, du suicide, des condamnations criminelles et les résultats socio-économiques. » L’invitation avait ouvert une vive controverse entre chercheurs des départements d’études cognitives, d’une part, et de biologie, d’autre part.

Etudes de jumeaux

Certains travaux le disent sans détour : le modèle de l’école égalitaire, prônant le même enseignement et portant une même ambition pour tous les élèves, serait remis en cause par la génétique. Une étude britannique fondée sur l’analyse comparée des résultats scolaires de « vrais » et de « faux » jumeaux, publiée en 2013 dans la revue PLoS One, affirmait par exemple avoir montré que les différences de résultats à la fin de l’enseignement obligatoire « ne sont pas en premier lieu un indice de la qualité des enseignants ou des écoles »« Une part beaucoup plus importante de la variabilité de [ces] résultats peut être attribuée à la génétique plutôt qu’à l’environnement scolaire ou familial », affirmaient les auteurs. Ces travaux ont eu un grand retentissement outre-Manche. Le Science Media Centre britannique – une organisation censée œuvrer à la bonne couverture journalistique des questions scientifiques – a même organisé, quelques années plus tard, un compte rendu à destination des journalistes reprenant ces idées.

Puisque ceux qui réussissent le mieux sont aussi les plus favorisés socialement, faut-il en déduire que ce sont eux qui bénéficient du « meilleur » patrimoine génétique ? Cette « naturalisation » rampante de la hiérarchie sociale – les riches seraient riches parce que génétiquement mieux équipés que les pauvres – ulcère nombre de biologistes. En 2018, une vingtaine de chercheurs en génétique humaine publiaient dans Le Monde une tribune dénonçant « le retour d’un discours pseudoscientifique » sur le sujet, après que des personnalités publiques ont affirmé, dans plusieurs médias, que la réussite scolaire et l’intelligence étaient déterminées autant par le génome des individus que par le statut social, la qualité de l’éducation, etc.

Des affirmations là encore tirées d’études de jumeaux. « Ce type d’études occulte généralement le fait que les parents ne se comportent pas de la même manière avec des “vrais” ou des “faux” jumeaux, objecte Hervé Perdry, maître de conférences à l’université Paris-Saclay et spécialiste des modèles d’analyse mathématique du génome. De plus, quand il y a des interactions entre les facteurs génétiques et environnementaux, on ne peut pas déduire d’une héritabilité élevée que la part du génome est prépondérante. Par exemple, la tuberculose [une maladie infectieuse] a une héritabilité de 70 %, ça n’est pourtant pas ce qu’on appelle couramment une maladie génétique ! » Les études de jumeaux peuvent aller plus loin encore dans l’étrangeté. En mai 2019, une équipe suédoise assurait avoir mis en évidence, dans la revue Scientific Reports« des éléments de preuve d’une importante influence génétique dans le fait de posséder un chien ».

Pour Françoise Clerget-Darpoux, « la vision déterministe qui s’est installée en génétique humaine est une dérive scientifique grave avec des conséquences inquiétantes ». La chercheuse, ancienne présidente de la Société internationale d’épidémiologie génétique, ne peut pourtant être soupçonnée de nier l’implication de facteurs génétiques dans l’ensemble des traits humains, pathologiques ou non : ses travaux, internationalement reconnus, ont précisément permis d’identifier et de modéliser le rôle de facteurs génétiques dans des maladies auto-immunes ou neurologiques.

Des formes d’eugénisme

Si l’inquiétude est aussi forte, c’est en outre que la récupération politique de la biologie a une longue histoire. Dans la seconde moitié du XIXsiècle, l’œuvre scientifique de Charles Darwin sera détournée pour former un socle de légitimité intellectuelle à l’esclavagisme et aux projets coloniaux des nations européennes : la spoliation et la destruction physique des peuples colonisés ou jugés inférieurs n’étaient plus des crimes, mais relevaient de l’histoire naturelle et de la « survie du plus apte ». A la fin du même siècle, l’héréditarisme – la théorie selon laquelle les traits sociaux ont un substrat biologique largement héritable – naissait des idées du grand savant britannique Francis Galton, reprises par le Français Alexis Carrel, Prix Nobel de physiologie et de médecine en 1912. Outre-Atlantique, des politiques eugénistes brutales seront en place, dans certains Etats, jusqu’au début des années 1970.

Les nouveaux usages des données génétiques illustrent bien le fait que les directions prises par la recherche scientifique sont le reflet de la société qui la produit et la finance. Surtout lorsque l’humain est lui-même l’objet de cette recherche. « Nous sommes dans une situation où le séquençage à haut débit a produit des quantités considérables de données génétiques, explique Catherine Bourgain, chercheuse en génétique humaine et en sociologie des sciences à l’Inserm. Or le monde de la recherche ressent, de la part du politique, une injonction à faire quelque chose de ces montagnes de données, leur trouver des applications commerciales, produire de l’innovation. »

Celle-ci prend forme, et pas toujours pour le meilleur. « Des sociétés commencent à proposer aux cliniciens des kits permettant de calculer, pour certains patients, des scores polygéniques de risque de contracter certaines maladies, poursuit Catherine Bourgain. La seule chose que cela produit, c’est une immense incertitude sur la conduite à tenir devant les résultats de ces tests, dont la validité scientifique n’est pas démontrée. » De la même manière, aux Etats-Unis, des centres de fertilité proposent à leur clientèle fortunée, depuis la fin des années 2010, de choisir l’embryon à implanter en fonction de ses résultats à de tels tests. Il ne s’agit plus d’un diagnostic préimplantatoire destiné à éviter au futur enfant une maladie monogénique, mais bel et bien d’une forme nouvelle d’eugénisme. Celle-ci est d’autant plus problématique, relève Françoise Clerget-Darpoux, qu’elle repose « sur un modèle génétique erroné et sur l’interprétation abusive de simples corrélations ».

Le retournement est cruel : dès le milieu des années 1970, des biologistes comme Richard Lewontin (1929-2021), professeur à l’université Harvard, montraient grâce aux données de la génétique que les notions d’hérédité construites au XIXe siècle étaient fausses et que, si la race était une réalité sociale, elle relève d’une « fiction biologique »… Et voilà qu’un demi-siècle plus tard c’est la génétique qui fournit le prétexte à un retour larvé de l’idée eugéniste, et qui arme l’argumentaire des suprémacistes blancs.

Nouvelles règles éthiques

Les chercheurs interrogés par Le Monde sont souvent critiques vis-à-vis des stratégies éditoriales des grandes revues scientifiques, qui donnent une forte visibilité à des travaux à la fois scientifiquement contestables et susceptibles d’être instrumentalisés. Certaines de ces grandes revues, pourtant, semblent prendre conscience de leurs responsabilités sociales et politiques. En septembre 2021, dans un billet en forme de contrition, le rédacteur en chef de Science reconnaissait qu’au début du siècle passé la célèbre revue avait « joué un rôle honteux et notable dans l’acceptation scientifique de l’eugénisme aux Etats-Unis et dans le monde ». Un an plus tard, c’était au tour de l’autre monstre sacré de l’édition scientifique, Nature, de battre sa coulpe. « Nous avons publié des travaux qui ont contribué aux préjugés, à l’exclusion et à la discrimination, lit-on dans son éditorial du 28 septembre 2022Certains de nos articles étaient offensants et nuisibles, c’est un héritage que nous nous efforçons aujourd’hui d’examiner et d’exposer. »

La revue Nature Human Behaviour, éditée par le groupe Springer Nature, a institué en août 2022 de nouvelles règles éthiques pour les chercheurs désireux d’y publier leurs travaux. En particulier, la revue annonce qu’elle ne publiera pas de contenus « fondés sur l’hypothèse d’une supériorité ou d’une infériorité biologique, sociale ou culturelle inhérente d’un groupe humain par rapport à un autre, en fonction de la race, de l’origine ethnique, de l’origine nationale ou sociale, du sexe, de l’identité de genre », etc.

L’initiative n’a pas fait l’unanimité. Sur Twitter, le psychologue cognitiviste Steven Pinker, de l’université Harvard, l’une des personnalités scientifiques les plus influentes de sa génération, a aussitôt annoncé son intention de boycotter la revue, devenue à ses yeux « promotrice d’un credo politique »« Comment savoir si les articles ont été expertisés pour leur véracité plutôt que pour leur conformité au politiquement correct ? », demandait-il.

Le désir de comparer les capacités ou les caractéristiques biologiques de catégories pourtant socialement construites demeure fort dans certaines disciplines. Dans une préface à un ouvrage collectif (What is Your Dangerous Idea ?, Simon & Schuster, 2006, non traduit), Steven Pinker listait ainsi une série de questions qu’il jugeait légitimes mais trop politiquement incorrectes pour être dûment creusées. Parmi elles : « Les juifs ashkénazes sont-ils, en moyenne, plus intelligents que les non-juifs parce que leurs ancêtres ont été sélectionnés pour l’habileté nécessaire au prêt d’argent ? »« L’intelligence moyenne des nations occidentales est-elle en baisse parce que les idiots ont plus d’enfants que les personnes plus intelligentes ? » Ou encore : « Les gens devraient-ils avoir le droit (…) d’améliorer les caractéristiques génétiques de leurs enfants ? »


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