vendredi 6 janvier 2023

Éducation, alimentation, genre… L’avenir de notre société vu par six chercheuses


 




Lila Braunschweig, 29 ans, est docteure en sciences politiques et chercheuse en philosophie féministe.

Lila Braunschweig, 29 ans, est docteure en sciences politiques et chercheuse en philosophie féministe.  Stéphanie Dupont

Éducation, santé, précarité alimentaire, genre et identité, démocratie… Six jeunes chercheuses françaises expertes dans leur domaine partagent leur réflexion sur les principaux enjeux de société. Inspirant.

Elles ont la trentaine, parfois à peine, sont philosophe, médecin, docteure en sciences politiques, en droit public, en histoire ou en sciences de l’éducation. Elles pensent notre société en mutation − souvent en crise −, analysant ses ressorts, ses failles et ses promesses, afin d’anticiper ce que pourrait être la France de demain : la redéfinition
des genres et des rôles sociétaux qui leur sont accolés ; l’instauration de rapports plus respectueux à notre environnement et aux animaux ; la mise en place d’un droit à l’alimentation pour tous ; la lutte contre les addictions ; ou la consolidation du système éducatif. Six jeunes femmes donc, et six regards pour aborder l’année nouvelle.
Leurs points de vue innovants, voire iconoclastes bousculeront sans doute.
Ils brossent le tableau d’enjeux sociétaux déjà sensibles, et qui ne vont cesser de croître.

Violence et démocratie

Marylin Maeso : “Débattre, pas combattre”

Marylin Maeso défend la pensée d’Albert Camus sur « la pluralité des positions ».  

Marylin Maeso défend la pensée d’Albert Camus sur « la pluralité des positions ». ,Jean-Francois Robert pour Télérama

Marylin Maeso, 34 ans, est spécialiste d’Albert Camus, philosophe, enseignante, normalienne et agrégée. Elle a publié Les Conspirateurs du silence et La Petite Fabrique de l’inhumain (2018 et 2021, éd. de l’Observatoire). Elle anime, jusqu’au 7 février, une série de conférences au MK2 Nation, à Paris, « La violence en face ».

« La pensée d’Albert Camus, qui m’accompagne toujours, est d’une brûlante actualité : “Nous étouffons parmi les gens qui croient avoir absolument raison”, déplorait déjà l’écrivain dans un article de 1948 intitulé “Le siècle de la peur”. Lui préférait défendre “la pluralité des positions” et “le parti de ceux qui ne sont pas sûrs d’avoir raison”. Si la guerre froide est terminée, la tendance à la polarisation reste extrêmement forte, et source d’une immense violence dans notre société.

L’insulte, l’invective et l’intimidation ont pris le pas sur la discussion rationnelle et sur l’échange critique. Le combat s’est substitué au débat sur les réseaux sociaux et dans certains lieux médiatiques où la cacophonie règne, où l’on n’entend finalement plus rien à force de saturer l’espace d’un flux continu de paroles opposées, à force de vouloir faire du bruit et créer le buzz.

Le cadre idéologique et historique peut changer bien sûr, mais la mécanique de binarisation reste toujours la même, sorte d’invariant anthropologique : elle consiste à transformer l’adversaire en ennemi, à le caricaturer en silhouette, à essentialiser sa parole, à étiqueter sa position − “islamo-gauchiste”, “mâle blanc”, “féminazie”, etc. Alors que je respecte mon adversaire, avec lequel je ne suis pas d’accord, je hais mon ennemi, que je cherche à supprimer, à mettre au ban de l’espace public.

Parce qu’il a résisté aux sirènes des extrêmes, avec un sens profond de la mesure et de la nuance, Albert Camus a été accusé par ses pairs, Jean-Paul Sartre notamment, d’idéalisme et de tiédeur. Mais c’est tout l’inverse ! C’est le dialogue, charnel, incarné, et non la polémique, abstraite, déréalisée, qui constitue la mise en danger la plus radicale, en ce qu’il est une façon de s’exposer à l’altérité, c’est-à-dire aussi au fait de pouvoir changer d’avis…

“Réintroduire le sens de la mesure et du dialogue”

La violence désincarnée et confortable que Camus ne pouvait souffrir − “J’ai horreur de ceux dont les paroles vont plus loin que les actes, disait-il − est aujourd’hui exacerbée par les réseaux sociaux, qui suppriment l’empathie, le regard, la dernière résistance… Le cyber-harcèlement, la diffusion de la haine en ligne se dissimulent à l’ère de la dématérialisation digitale sous des pseudonymes, sous des serveurs qui permettent d’échapper à la loi.

La violence, qui n’est pas toujours monstrueuse dans son aspect (le “monstre”, par définition, se “montre”), se tapit aussi dans la banalité de nos habitudes, dans toutes ces petites déshumanisations, désinhibitions et déresponsabilisations du quotidien, qui, parfois, à coups de doigts glissés sur nos téléphones, conduisent au pire. Il faut apprendre à y résister, à y faire obstacle, en réintroduisant le sens de la mesure et du dialogue, comme Camus nous y invite. » — Juliette Cerf


Genre et identité

Lila Braunschweig : “Les stéréotypes sont exclusifs”

Lila Brauschweig prône « la stratégie du neutre » pour élargir le champ des possibles de toutes et tous.  

Lila Brauschweig prône « la stratégie du neutre » pour élargir le champ des possibles de toutes et tous.  Stéphanie Dupont

Lila Braunschweig, 29 ans, est docteure en sciences politiques et chercheuse en philosophie féministe. Dans Neutriser (éd. Les liens qui libèrent, 2021), elle invite à desserrer l’étau des assignations identitaires.

« Comment cesse-t-on de donner de l’importance, de légitimer les normes sociales qui régulent nos identités, qui encadrent ce qu’on peut être ou ne pas être ? Je me suis intéressée (notamment) aux normes de genre, c’est-à-dire aux stéréotypes dominants, aux représentations “acceptables” du masculin et du féminin, pour en proposer une critique, et les rendre moins lourdes et prégnantes dans nos vies.

Car ces normes, qui nous poussent à lire et comprendre le monde d’une certaine façon, sont problématiques à plusieurs titres, sans que nous en ayons toujours conscience. D’abord parce que les stéréotypes sont hiérarchiques : nous valorisons (socialement, culturellement, politiquement…) ce qui est associé au masculin − corps, valeurs, métiers, comportements. Mais aussi parce que les stéréotypes sont exclusifs. Ils rendent inacceptable, invisible tout ce qui existe entre le féminin et le masculin. Ils rendent “non conformes” les corps, les personnes, les modes de vie allant à l’encontre de cette cohérence qu’on attend entre les organes génitaux et l’identité sur l’état civil, les pronoms, les métiers, les manières d’être, de s’habiller, de s’aimer, etc.

Au-delà des minorités de genre ou des personnes LGBTQI, le stéréotype (étymologiquement : un modèle type, qui est immobile, figé) restreint les possibilités de toutes et tous. Y compris des personnes les plus conformes aux normes. Y compris des hommes qui se reconnaissent comme tels, mais pour qui les attentes genrées peuvent être limitantes, problématiques. Elles les contraignent dans une certaine masculinité qui leur demande d’occuper une position sociale dominante, qui les invite à exercer des formes de domination sur
autrui et qui les coupent d’autres façons d’être au monde, comme la vulnérabilité ou la sollicitude…

“Le soulagement de pouvoir envisager une existence différente, un peu moins normée.”

Adopter la stratégie du neutre, et de la douceur, comme je le propose, nous offre des possibilités pour réduire le poids des attentes de genres sur chacun d’entre nous. Elle invite à suspendre le jugement, à interroger les assignations identitairesqui régissent nos relations et activités les plus quotidiennes − par exemple, quand on se rend dans les toilettes publiques qui nous rappellent que le monde est composé de deux types de corps, que les femmes ne seraient en sécurité qu’entre elles : chacun sa place, chacun sa case, et le monde sera bien gardé ! J’emprunte cette perspective du neutre et de la suspension à Roland Barthes, et j’en propose une lecture féministe.

On réduit souvent le neutre (ainsi que la douceur) à la passivité, un truc un peu mou. Mais c’est l’inverse ! C’est une tactique − éthique, politique, féministe − profondément active et transformatrice. Suspendre l’assignation, c’est laisser aux gens la possibilité d’exercer ou d’exprimer leur singularité en dehors des identités de groupe qu’on leur reconnaît. Et à partir de cette non-imposition, de cette suspension, s’ouvre une forme nouvelle de liberté. Le soulagement de se dire : “Je peux aussi être autre chose que ce qu’on m’a dit que j’étais et que ce que la société me répète sans cesse que je dois être”. Le soulagement de pouvoir envisager une existence différente, un peu moins normée, un peu moins genrée. » — Weronika Zarachowicz


Précarité


Magali Ramel : “La France doit reconnaître le droit à l’alimentation”

Magali Ramel aborde le droit à l’alimentation sous tous ses aspects, notamment sociaux et politiques.  

Magali Ramel aborde le droit à l’alimentation sous tous ses aspects, notamment sociaux et politiques.  Jean-François Robert pour Télérama

Magali Ramel, 33 ans, est docteure en droit public. Elle vient de recevoir le Prix de recherche Caritas pour ses travaux sur le droit à l’alimentation, qui renouvellent le champ de la lutte contre la précarité alimentaire, en progression constante en France.

« Pourquoi le droit à l’alimentation, un droit de l’homme consacré au niveau international, qui garantit un égal accès de tous à une alimentation adéquate, digne et sans discrimination, n’est-il pas reconnu en France ? Il n’existe quasiment aucune recherche sur le sujet. Avec ce paradoxe surprenant : notre pays (et l’Union européenne) le défend sur la scène internationale.

Nous pensons “faim dans le monde” comme si le phénomène ne concernait que les pays pauvres. Nos sociétés d’abondance l’ont invisibilisé. Au point que dans la liste des droits fondamentaux reconnus dans la loi de 1998 sur la lutte contre les exclusions, l’alimentation est absente − il a fallu attendre 2018 pour que la précarité alimentaire soit mentionnée dans le Code de l’action sociale et des familles ; et l’accès à l’alimentation n’y figure pas comme un droit.

Pour lutter contre la faim, notre politique reste guidée par une approche caritative (secours pour les plus défavorisés) remontant au Moyen Âge, qui prend la forme contemporaine de l’aide alimentaire. Ce dispositif ponctuel, prévu dans les années 1980, a depuis été pérennisé et institutionnalisé. Il repose sur du don alimentaire, souvent nos surplus liés au gaspillage. Pour ses bénéficiaires, cette aide permet de survivre ; ses ressorts reposent surtout sur la solidarité associative et l’engagement individuel, et l’assiette est d’abord pensée comme un enjeu quantitatif. Or nous ne sommes jamais seulement des ventres à nourrir. Pour les sociologues, l’alimentation est un “fait social total”, qui implique des enjeux identitaires, culturels, sociaux et politiques. Des enjeux grandement fragilisés par la précarité.

“Repenser nos réponses sociétales pour qu’elles partent des attentes et des besoins des personnes.”

Garantir un droit à l’alimentation, ce n’est donc pas uniquement mettre à l’abri de la faim, c’est protéger l’ensemble des droits et libertés qui entourent l’accès à la nourriture ; et réinterroger l’ensemble des systèmes alimentaires au regard de ces exigences. C’est repenser nos réponses sociétales, pour qu’elles partent des attentes et des besoins des personnes − au lieu de dispositifs pensés pour elles et sans elles −, et donc créer les conditions de leur participation.

C’est avoir l’ambition du droit commun pour un accès digne et durable de tous à l’alimentation. Protéger contre les logiques d’inégalités (par exemple, la qualité de l’alimentation accessible, physiquement et économiquement, aux ménages à faible budget). Protéger contre les logiques de pouvoir et de discriminations, contre ces nombreux préjugés sur les plus pauvres qui ne sauraient pas cuisiner ou auraient besoin d’être formés pour des choix alimentaires favorables à la santé. C’est aussi avoir des données fiables (indisponibles aujourd’hui !) et engager la responsabilité de l’État alors que la précarité alimentaire prospère. » — Weronika Zarachowicz


Antispécisme


Myriam Bahaffou : “Il faut remettre en cause la supériorité de l’humain”

Myriam Bahaffou axe ses recherches sur les relations entre les humains et les animaux,  qu’elle estime à révolutionner.

Myriam Bahaffou axe ses recherches sur les relations entre les humains et les animaux, qu’elle estime à révolutionner.  Galle Matata

Myriam Bahaffou, 28 ans, est chercheuse en philosophie féministe, en cotutelle de thèse à l’université Picardie - Jules-Verne d’Amiens et à l’université d’Ottawa (Canada). Elle étudie l’écologie décoloniale, l’écoféminisme, l’antispécisme. Elle a publié Des paillettes sur le compost : écoféminismes au quotidien (éd. Le Passager clandestin, 2022).

« J’étudie nos relations aux animaux avec une approche philosophique antispéciste et intersectionnelle. C’est-à-dire en remettant en cause la supériorité de l’humain sur les autres espèces vivantes et en tenant compte des différentes formes de domination qui structurent la société, en particulier les dominations raciales. Nous héritons d’un paradigme caduc pour penser les animaux non humains, car la binarité entre “eux” et “nous” empêche de penser la multiplicité et la complexité de nos rapports.

Des philosophes comme Bruno Latour ont déjà montré en quoi la notion de “nature”, parce qu’elle est une invention occidentale et anthropocentrée qui coupe les êtres humains de tout le reste, est inopérante pour penser l’écologie politique. La notion d’“humain” a aussi été vivement critiquée. Comme Claude Lévi-Strauss, je parle de “privilège d’humanité” : le terme d’“humain” tient moins de la réalité biologique que d’une construction sociale et d’un discours philosophique qui affirme la suprématie d’une espèce sur le monde.

La séparation entre humains et animaux permet de justifier qu’on les domine, de la même manière que les séparations raciales ou genrées ont justifié la domination de certaines catégories de la population sur d’autres, à qui on a nié la qualité d’humanité. La définition d’une espèce évolue donc au gré des découvertes et remises en question de la science, mais aussi en fonction des régimes sous lesquels nous vivons, de l’espace géographique et de l’époque historique depuis lesquels nous pensons : diverses minorités ont ainsi été considérées comme “non humaines” ou “sous-humaines” à travers l’Histoire.

C’est pourquoi je m’appuie sur des savoirs autochtones, des théories d’écologie décoloniale (qui lient destruction des écosystèmes et impérialisme colonial) et des histoires non occidentales, qui abordent l’humanisation et l’animalisation comme des dynamiques, prouvant la porosité de ces catégories.

Ma recherche se concentre sur la manière dont ces minorités autochtones expriment leurs rapports aux animaux dans un contexte de crise écologique qui les frappe de plein fouet. Et on ne peut penser résoudre cette crise sans comprendre la réalité des minorités, qui ont le moins contribué à celle-ci et la vivent pourtant de la manière la plus brutale. Dans cette perspective, les philosophies féministes, décoloniales, antispécistes changent, transforment, et révolutionnent ces rapports pour aboutir à des existences plus viables, respirables et justes. » — Romain Jeanticou


Éducation


Mélanie Fabre : “Ceux qui échouent à l’école seront les exclus de demain”

Pour Mélanie Fabre, l’exigence des enseignants rend service aux élèves les moins favorisés, les tirant « vers le haut ».  

Pour Mélanie Fabre, l’exigence des enseignants rend service aux élèves les moins favorisés, les tirant « vers le haut ».  Jean-François Robert pour Télérama

Mélanie Fabre, 29 ans, est maîtresse de conférences à l’université de Picardie -Jules-Verne (UPJV), agrégée d’histoire, docteure en histoire contemporaine et sciences de l’éducation. Elle a soutenu une thèse intitulée « La craie, la plume et la tribune. Trajectoires d’intellectuelles engagées pour l’école laïque (France, années 1880-1914) ».

« Quand Samuel Paty a été assassiné, en 2020, j’enseignais dans un collège défavorisé de la banlieue de Meaux tout en continuant d’avancer sur ma thèse, ce qui m’a aidée à aborder avec mes élèves la question de la liberté de la presse, et celle des caricatures. À l’époque, plusieurs médias s’étaient fait l’écho d’une lettre de Jules Ferry datée de 1883, qui recommandait aux institutrices et instituteurs d’éviter certains sujets, dès lors que ceux-là pouvaient conduire des parents à s’offusquer… Mais les femmes sur lesquelles je travaillais pour ma thèse avaient refusé ce type d’attitude pendant l’affaire Dreyfus.

Si ces intellectuelles soutenaient la neutralité religieuse de l’école laïque, entendue comme non confessionnelle, elles n’entendaient pas observer une neutralité politique ou philosophique. En tant qu’enseignantes dans l’école républicaine, elles considéraient même qu’elles avaient le devoir d’affirmer les valeurs de la République, et que “la neutralité d’abstention” ne tenait pas, tant les occasions de heurter la conscience des élèves se présentaient quotidiennement.

Ce regard sur les années 1900 m’a permis de mieux comprendre les enjeux − toujours brûlants − autour de la laïcité, de réfléchir à la formation des enseignants, à la question de l’école républicaine face aux classes populaires et aux inégalités sociales… L’école de Jules Ferry, qu’on mythifie un peu rapidement, n’est pas une “grande maison commune”. Elle est mise à mal en raison des échappatoires possibles à la carte scolaire, ou d’un système à deux vitesses − qui conserve, par exemple, classes préparatoires et universités côte à côte. Or ceux qui échouent à l’école seront les exclus de demain parce que sans diplôme, dans notre société de 2023, rares sont les insertions possibles sur le marché du travail.

Pour ma part, je répète à mes étudiants se destinant à l’enseignement, la nécessité de parfaitement maîtriser la langue… mais aussi de corriger les erreurs de leurs élèves. Car plus on dispose d’un vocabulaire varié, mieux on est capable de comprendre la complexité des choses et de réfléchir aux enjeux du présent. Plutôt que tout simplifier, ce qui peut être une forme de mépris social, l’exigence rend service à ceux qui sont les plus défavorisés pour les tirer vers le haut et leur donner confiance en leurs capacités. » — Gilles Heuré


Santé et addictions

Delphine Moisan : “Alcool, tabac, jeux... Attention à ne pas perdre le contrôle”

Delphine Moisan s’inquiète des conséquences des addictions (au jeu, notamment) chez les jeunes dont le développement psychique est encore en cours.  

Delphine Moisan s’inquiète des conséquences des addictions (au jeu, notamment) chez les jeunes dont le développement psychique est encore en cours. Jean-François Robert pour Télérama

Delphine Moisan, 37 ans, est psychiatre addictologue à l’hôpital Beaujon, à Clichy (Hauts-de-Seine).

« On peut définir l’addiction comme l’impossibilité répétée de contrôler un comportement visant à produire du plaisir ou à soulager une tension interne. L’alcool, le tabac, le cannabis ou les jeux de hasard et d’argent ont cet effet. L’addiction ne désigne donc pas le fait de consommer tout le temps, ni beaucoup : on peut consommer en grande quantité sans être addict, et ne pas consommer tous les jours mais le devenir. Est addict, finalement, celui ou celle qui perd le contrôle de son comportement, et ne parvient pas à l’interrompre, tout en étant conscient de ses conséquences négatives.

La recherche sur les addictions me paraît indispensable : l’alcool et le tabac sont les deux premières causes de mortalité évitables en France et les addictions aux comportements (ou sans substance) peuvent entraîner une souffrance psychique, sociale et des conduites délictueuses. Depuis le début des années 2000, les campagnes de prévention sont efficaces sur la consommation d’alcool et de tabac, en baisse, et moins sur celle de cannabis (multipliée par deux) ou de cocaïne (multipliée par huit) sur la même période. L’addiction comportementale ne repose pas sur les mêmes effets biologiques et cependant elle active les mêmes zones cérébrales dans notre système de récompense.

“Pour mieux lutter, il faut mieux informer, rappeler que l’addiction est une maladie, pas un vice ou un manque de volonté, et que cette maladie se traite.”

Parmi les comportements potentiellement addictifs, deux seulement sont reconnus officiellement par les classifications internationales : les jeux de hasard et d’argent, et les jeux vidéo. Leurs conséquences négatives inquiètent, notamment chez les jeunes dont le développement psychique n’est pas encore achevé. Or, plus l’exposition à un produit ou à un comportement addictif est précoce, plus il y a de risques d’addiction. D’où les messages de prévention comme le clip diffusé sur YouTube par l’Autorité nationale des jeux (ANJ), intitulé : T’as vu, t’as perdu.

Restons lucides : l’industrie des jeux de hasard et des paris rapporte beaucoup d’argent à l’État, avec ses 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires. De ce fait, l’État a bien du mal à trouver un équilibre entre les enjeux économiques et sanitaires : nous avons tous été témoins pendant la Coupe du monde de la coexistence de messages de prévention et de nombreuses publicités incitant à parier pendant les matchs. Un double message problématique quand on sait que les dépenses de jeu n’ont cessé de croître (11 % de celles liées aux loisirs et à la culture), et que le risque d’addiction est plus élevé chez les joueurs disposant des plus faibles revenus, les personnes isolées, les chômeurs…

Pour mieux lutter, il faut donc mieux informer, rappeler que l’addiction est une maladie, pas un vice ou un manque de volonté, et que cette maladie se traite. Il faut aussi proposer des formations aux différents intervenants, car certains médecins ne sont pas très à l’aise avec cette discipline récente. Enfin, il reste à mieux comprendre ses mécanismes pour développer des approches innovantes comme celle des “patients experts », sur laquelle porte ma recherche : anciens addicts “stabilisés” depuis au moins deux ans, ils ont suivi une formation spécialisée à l’APHP pour devenir de véritables partenaires de soin dans nos services, où ils coaniment des groupes de parole, peuvent échanger leurs coordonnées avec des patients et rester joignables quand ces derniers rencontrent des difficultés pendant leur sevrage, etc. Il reste beaucoup à apprendre sur l’addiction, et beaucoup à faire ! » — Olivier Pascal-Moussellard


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